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Le Québec de l’entre-deux-guerres vit d’importantes mutations — urbanisation grandissante, émigration vers les États-Unis, industrialisation accélérée. L’évolution rapide de la société bouleverse les valeurs d’un Québec jusqu’alors traditionnel. Pour les femmes, cette période est marquée par d’importants progrès : l’obtention du droit de vote aux élections fédérales en 1918, la reconnaissance de certains droits juridiques, le développement du travail salarié pour celles qui appartiennent à la classe moyenne, autant d’éléments qui ébranlent les modèles féminins traditionnels : « Même si les rôles d’épouse et de mère, ou de religieuse, seront encore et pour longtemps dominants, de nouvelles aspirations apparaissent […] [2]. »

Cependant, malgré cette effervescence, un profond conservatisme perdure, renforcé même par les craintes qu’éveillent de telles transformations. Or, selon le discours conservateur et nationaliste, toujours dominant à l’époque, ce sont les femmes qui ont le pouvoir et le devoir de maintenir la tradition. Comment ? En se consacrant à leur vocation « naturelle », qui consiste à multiplier les naissances et à favoriser de saines valeurs à l’intérieur du foyer grâce à leur modestie, à leur pureté et à leur dévouement « innés ». Ce discours fait en effet des épouses et des mères la clé de voûte de la préservation de la cellule familiale et, par là, de tout l’ordre social [3]. Pour les femmes qui osent prendre la plume, les prescriptions restent liées à ce projet de société : on attend des écrivaines qu’elles contribuent à fixer l’image privée de l’univers féminin [4]. L’une de leurs fonctions sera de glorifier le mariage, la maternité et les obligations domestiques.

Ainsi, tout en l’exaltant, l’idéologie de conservation construit une image très précise de la femme et lui impose un rôle qui lui laisse peu d’autonomie. Elle tend aussi à lui refuser une perception du monde, une voix et des désirs qui lui appartiennent en propre. C’est dans ce contexte que paraît, en 1931, le roman Dans les ombre[5] d’Éva Senécal, une jeune femme qui s’est fait connaître comme poète du mouvement néo-romantique des années 1920, aux côtés de Jovette-Alice Bernier, de Medjé Vézina, d’Alice Lemieux et de Simone Routier. Dans sa poésie, Senécal avait pris ses distances par rapport à la norme : elle y abordait le thème du désir et de la difficulté des rapports amoureux hommes-femmes, et participait au renouveau thématique et formel apporté par plusieurs écrivaines. Son premier roman témoigne d’une véritable volonté de faire éclater le carcan social et littéraire encore imposé aux femmes au tournant des années 1930.

Dans les ombres met en scène Camille L’Heureux, une jeune épouse critique du rôle qui lui est dévolu. Camille éprouve du désir pour un homme autre que son mari, un Américain de passage. Et ce désir agit, dans le récit, comme une sorte de bougie d’allumage d’une quête qui dépasse la seule quête amoureuse. En effet, l’héroïne manifeste un besoin fondamental, celui de se définir et d’agir en accord avec ses aspirations plutôt qu’en fonction d’un idéal fixé par d’autres. En représentant un tel personnage, et en osant s’attaquer à un triple tabou — le désir féminin, l’adultère, l’union avec un étranger —, Dans les ombres allait vraisemblablement trop loin en regard des normes de son temps. Dès sa parution, il a suscité la controverse [6], puis a été rapidement écarté du corpus littéraire canonique, et oublié. Encore à ce jour, et malgré les nombreuses qualités qu’on lui reconnaît, il a été peu étudié [7] et n’a jamais connu de réédition.

Dans les pages qui suivent, nous espérons jeter un peu de lumière sur cette oeuvre méconnue en faisant ressortir ce qu’elle recelait d’audacieux. Plus précisément, nous essaierons de cerner en quoi la protagoniste de Dans les ombres s’écartait du modèle féminin en vigueur dans les années 1930 et défiait les normes de comportement imposées aux épouses. Nous tenterons aussi de voir pourquoi la représentation d’un tel personnage a pris valeur de transgression. Selon nous, en mettant en scène une héroïne qui cherche à s’affranchir de l’idéal et du destin normatifs féminins, qui aspire à s’affirmer comme sujet et agent de sa propre vie, de même qu’en bousculant plusieurs normes d’écriture, Senécal donnait forme à une vision dissidente des femmes et de leur réalité.

Le concept d’agentivité — ou agency selon le terme original en langue anglaise —, emprunté à la philosophie analytique de l’action et qui a largement cours dans le domaine des études féministes, structurera l’ensemble de notre réflexion. L’agentivité désigne la capacité d’agir d’un sujet devant les forces idéologiques qui l’environnent et le façonnent. Cette capacité devrait lui permettre de faire des changements dans sa conscience, dans sa vie et dans la société, de prendre des décisions et d’agir en accord avec ses désirs et ses valeurs. Telle que formulée par des théoriciennes en sciences humaines dont les recherches rejoignent nos préoccupations (Judith Kegan Gardiner, Susan Hekman, Patricia Mann, Ellen Messer-Davidow, Julie Nelson-Kuna et Stephanie Riger), la notion d’agentivité tient compte des contraintes qui s’exercent sur les femmes dans une société patriarcale et analyse les formes que peut prendre leur action dans ce contexte. Certains gestes, par exemple, sont le résultat d’une prise de conscience de ces contraintes, sans qu’il soit toujours possible d’en faire fi. Le concept d’agentivité permet de distinguer de quelle façon un personnage s’écarte des normes de sa société et de voir si sa représentation constitue une forme de transgression. Il s’agit donc d’une notion pertinente pour décrire le processus par lequel l’héroïne de Dans les ombres en vient à se distancier de plusieurs prescriptions et à agir de manière plus autonome bien qu’elle reste entravée par les valeurs dominantes et les limites sociales.

Agentivité et oeuvres littéraires

Au Québec, Isabelle Boisclair a repris le concept d’agentivité pour le poser comme l’un des critères qui permettent de déterminer le statut du personnage féminin dans l’économie patriarcale [8], statut qui peut être hétéronome (régi par les autres) ou autonome, et auquel correspond un plus ou moins grand degré de liberté d’action. Pour les femmes fictives — aussi bien que pour les femmes réelles — évoluant dans une société comme celle du Québec des années 1930, les possibilités sont limitées. Le statut de la femme est celui d’objet d’échange ; son identité est généralement déterminée par le père (statut hétéronome patriarcal) ou par l’homme qu’elle a épousé (statut hétéronome conjugal). La femme passe de la maison de l’un à celle de l’autre. Au personnage hétéronome (dépendant d’un père ou d’un mari, sans autonomie financière, maison ni nom qui soient véritablement siens) correspond un statut d’objet privé d’agentivité. Toutefois, les personnages se trouvent parfois dans une situation plus floue, voire plus libre que ne le voudraient les cadres idéologiques de leur société, flottement identitaire qui semble aller de pair avec une plus grande conscience critique et qui annonce souvent la transgression et le désordre.

Dans un ouvrage paru en 1996, Helga Druxes [9] analyse la façon dont les écrivaines explorent les possibilités d’agentivité féminine à travers les discours et les actions des personnages féminins. Elle met aussi en relief le contrôle qui s’exerce sur les femmes en société patriarcale et l’immense pas en avant que représente le simple fait de développer sa subjectivité et sa conscience critique. Nous étudierons l’agentivité de Camille L’Heureux en nous intéressant notamment aux vecteurs que sont le regard et la parole, de même que l’action et le désir, autant de véhicules d’exercice de la subjectivité et de l’agentivité féminines.

Enfin, d’après Barbara Havercroft [10], si le concept d’agentivité permet d’observer comment se matérialise le désir d’affranchissement d’un personnage féminin, il rend compte d’un phénomène parallèle chez les écrivaines, femmes bien réelles cette fois, et qui cherchent, par le biais de leurs créations, à agir sur leur société. Les oeuvres littéraires constitueraient elles-mêmes des sites privilégiés d’agentivité au féminin pour toutes celles qui souhaitent « contester les normes — en particulier, les normes relatives au genre sexuel —, qui régissent et déterminent leur vie [11] ». Nous retenons cette façon d’envisager l’agentivité littéraire puisque, selon nous, en subvertissant autant l’image de la femme que certaines conventions littéraires, l’oeuvre de Senécal témoignait d’une volonté de contester l’idéologie de l’époque.

Le statut de Camille

À peine mariée à Robert L’Heureux, le fils d’un ami de son grand-père, Camille a dû reprendre sa vie solitaire dans la maison de ses grands-parents au bord du lac Mégantic. Nous apprenons, en effet, qu’en route pour leur voyage de noces, les jeunes mariés ont eu un accident de voiture dans lequel la jeune femme a été blessée. Tandis que Robert a gagné le Témiscamingue où il commence un nouvel emploi, Camille poursuit sa convalescence sous le toit grand-paternel. Au début du roman, elle trompe l’ennui, la solitude et le sentiment de frustration qui l’envahit en se promenant au bord du lac. C’est là qu’elle fait la rencontre de Richard Smith. Mystérieux, séduisant, à moitié américain, l’homme lui inspire une passion qu’elle n’avait jamais encore connue. Adoptant surtout le point de vue de la jeune femme, Dans les ombres fait le récit de l’amour et du désir qui croissent entre Camille et Richard, et du combat qui se livre à l’intérieur de la première, partagée entre la soif de vivre cet amour illicite jusqu’au bout et le « devoir », l’« honneur », bref le respect des serments du mariage. Finalement, quand Robert, alerté par le grand-père de la jeune femme, revient précipitamment, Camille rompt avec Richard, sombre dans la maladie et la dépression, puis choisit, avec une résignation accablée, de réintégrer son rôle d’épouse.

Selon le cadre théorique proposé par Boisclair, le statut de Camille est donc hétéronome conjugal : Camille est l’épouse de Robert L’Heureux. Cependant, sa situation présente est exceptionnelle : Camille est loin de son mari et échappe à l’autorité masculine qui s’exerce normalement sur elle ; son grand-père n’est plus le « propriétaire » en titre, et le possesseur légal, l’époux, est absent. Du reste, ce dernier n’est pas encore tout à fait un époux : l’union n’a pas été consommée, car l’accident de voiture qui a brutalement mis fin au voyage de noces a également eu pour effet de reporter la première étreinte charnelle. Ainsi, Camille se trouve dans un flou identitaire : mariée devant la loi, elle ne l’est pas encore « dans son corps ». Le point de départ de Dans les ombres ménage donc justement des zones d’ombre.

La façon dont est désignée la protagoniste au cours du récit est elle aussi significative quant à son statut. On ne connaît pas son nom de jeune fille, seulement son nom d’épouse, ce qui est conforme à son statut d’objet d’échange. D’un autre côté, elle est appelée uniquement par son prénom, Camille, usage qui peut suggérer qu’elle parvient à être sujet malgré tout. Aux trois quarts du roman, cependant, le messager qui apporte le télégramme annonçant le retour imminent de Robert s’adresse ainsi à Camille :

— Madame Robert L’Heureux ? demanda l’homme.
Elle regarda sans comprendre d’abord puis d’une voix traînante et fatiguée, elle répondit :
— C’est moi.

DO, 116

La femme mariée est donc appelée à disparaître derrière l’identité de son époux. Mais, située entre deux statuts, Camille se retrouve momentanément sans identité sociale nette. Être libérée — même temporairement — de ses liens avec les hommes qui la déterminent comme objet a ici pour effet de favoriser la transgression.

Regard et parole : s’affirmer sujet et agent

C’est par les manifestations de son agentivité que l’héroïne de Dans les ombres défie la norme. Vécu d’abord comme une entrave supplémentaire à sa soif de liberté, l’abandon par le mari constitue finalement la brèche par laquelle pourra s’exprimer le puissant besoin d’affirmation de la jeune femme.

Aller vivre avec son mari au Témiscamingue représente pour Camille, au début du roman, une possibilité de renouveau et une plus grande liberté. Or, Robert lui envoie des missives qui laissent plutôt présager un même enfermement, puisqu’il croit à l’idéal promu par les idéologues traditionnels [12]. Dans cet idéal, teinté d’un romantisme plus moderne, certes, mais tout aussi stéréotypé, l’épouse se consacre à son mari et au bien-être de celui-ci, et ce dernier, en échange, agit comme pourvoyeur, amant et gardien :

[J]e ne trouve personne, quand je rentre le soir à ma froide pension, pour me parler de bonheur. Ma chérie, quand t’aurai-je pour remplir ce rôle, pour t’adorer et te rendre heureuse ? Je suis jaloux de tes grands-parents qui […] t’ont […]. Je suis jaloux […] et j’ai peur affreusement qu’on te vole à moi.

DO, 18

L’usage du verbe « avoir » et de l’expression « qu’on te vole à moi », dans cette confidence de Robert à sa femme, est éloquent : la femme est une possession qu’on fait circuler des parents à l’époux. Or, le regard que pose Camille sur son époux est critique. En effet, lorsque la jeune femme prend connaissance de la lettre qui vient d’arriver de sa part, elle ne ressent que déception et frustration :

Rien de nouveau. Elle en recevait ainsi chaque semaine et toutes disaient la même chose. Comme il savait mal les écrire, ces lettres qu’elle eût voulues autrement, plus simples, avec moins de phrases toutes faites où elle cherchait en vain son âme […].

Que ne savait-il la charmer avec des notes accordées aux résonnances du coeur, palpitantes de rêves épars, des riens de chaque jour magnifiés par sa tendresse.

DO, 8

Camille reproche à son mari son conformisme : au lieu d’établir un véritable dialogue avec elle, comme celui qu’elle imagine, il reproduit des formules pensées par d’autres. Ces critiques nous disent que la jeune femme prise l’authenticité et l’originalité, et qu’elle souhaite être reconnue comme une personne unique par un être tout aussi singulier. Dès lors, l’étoile du mari pâlit : « Elle essayait en vain de se raccrocher au passé. Un désir inconscient la poussait en avant vers l’inconnu, vers ailleurs. » (DO, 16) C’est à l’autre figure masculine, Richard Smith, que sont associées ces valeurs. En effet, le regard de Camille sur ce dernier est un regard de désir, mais au-delà de la passion physique, il traduit la volonté de se rencontrer soi-même et de connaître un destin différent : « [I]l l’avait regardée et maintenant elle croyait que nulle parole ne pourrait traduire ce que ce regard-là savait dire. » (DO, 10) L’Américain cristallise tout ce dont Camille a soif : contrairement à ses proches, il sait « lire » en elle, communiquer avec elle, lui livrer une « âme » tourmentée qui fait écho à la sienne. Il la fait rêver d’une vie qui ne soit pas « comme tant d’autres, banale ou triste à pleurer » (DO, 11). Ainsi, Richard Smith incarne pour Camille ce qu’elle reconnaît en elle-même et qu’elle ne parvient pas à partager avec son entourage.

Par ailleurs, l’amour décuple l’agentivité de Camille. En effet, elle utilise la lettre pour dire son désir et exiger de son partenaire plus de transparence et de réciprocité : « Richard, le connaissez-vous ce dieu [l’Amour] ? Est-il entré dans votre coeur ? Car je vous aime, Richard, je vous aime, je vous aime. » (DO, 66) En déclarant son amour la première, Camille sort de la position d’attente et prend l’initiative [13]. Écrire, pour l’héroïne, sera également l’occasion de s’inventer (au lieu d’être définie de l’extérieur par des impératifs culturels et sociaux) et de dire à l’Autre masculin qui elle est réellement. Dans une seconde lettre à Richard, Camille se compare aux « chênes puissants, tordus par les ouragans ou bercés par la brise, ces géants tendus comme des nerfs humains, vibrants et tumultueux comme des coeurs d’homme » (DO, 74), qu’elle différencie des « pâles arbustes [qui] vivaient à côté leur petite vie végétative » (DO, 74). La protagoniste délaisse la modestie, affirme sa force, de même que son rêve d’un destin d’exception [14]. Le désir de l’Autre est donc aussi un désir de soi, un désir d’être reconnue comme sujet de plein droit. Ainsi, pour Camille, la parole correspond à un refus de la position d’objet et à une revendication de celle de sujet et d’agent.

Actions et refus d’agir : quand le désir est rébellion

De manière générale, le roman de Senécal oppose le goût du monde extérieur et du changement dont fait preuve l’héroïne à la passivité, à l’enfermement et au conformisme qui affligent ses grands-parents. De plus, Camille exprime des besoins qui vont à l’encontre de l’idéal féminin : « Il lui fallait l’espace […]. Elle aurait étouffé, elle, l’enfant vagabonde des champs et des bois, derrière des murs qui enserrent comme un suaire. » (DO, 95) La maison, lieu auquel sa vie de femme mariée la destine ultimement, est donc une cellule, voire un cercueil. En contraste avec cette image d’enfermement, Camille navigue en chaloupe, seule, et cherche à revoir l’homme qui l’attire. Elle est comparée à des figures libres et transgressives : « Comme les guerriers fabuleux partant à la conquête d’un empire, elle jouissait déjà de son triomphe. » (DO, 40) Camille agit donc, affronte les interdits et écoute son désir envers et contre tout. Alors qu’elle avait accepté plutôt passivement l’amour de Robert, elle éprouve pour Richard une attirance franche qui la fait partir « en chasse » et qu’elle assume pleinement.

L’action sans doute la plus hardie de Camille sera l’introduction de Richard dans la maison grand-paternelle, lieu où les deux amants se rapprocheront physiquement (bien que l’étreinte ne soit que suggérée). Son émancipation la plus marquée est donc déclenchée en grande partie par le désir amoureux. C’est une volonté combinée de vivre la passion amoureuse et (voire plus encore) de se vivre, d’agir en tant que sujet, qui s’exprime à travers le choix d’aimer un homme interdit et par le biais d’actes rebelles.

L’ordre traditionnel reprend ses droits… ou la chute de l’agentivité féminine

Robert, alerté par les grands-parents du comportement inconvenant de sa femme, annonce alors son retour : « Je te serrerais dans mes bras à t’étouffer » (DO, 89), écrit-il. Camille commence à perdre pied et voit s’effriter les qualités qui la définissaient comme sujet et agent : l’activité, le dynamisme, le fait de voir, de discerner, d’avoir des gestes réfléchis. Puis, la jeune femme tombe malade (DO, 118). L’état de faiblesse dans lequel elle glisse peu à peu la prive de sa capacité d’agir et finit par décider pour elle. Alors qu’elle veut écrire à celui qu’elle aime, Richard, « [l]es mots sont rebelles, refusent de s’unir, de s’assembler pour former un ensemble » (DO, 122). De manière notable, alors que l’agentivité de l’héroïne s’évanouit, les gestes qu’elle parvient à effectuer sont ceux de l’épouse modèle : ses idées s’estompent, elle « jette encre et papier au fond du tiroir » et travaille plutôt à rendre la maison accueillante, à créer « l’illusion du bonheur » (DO, 122) pour Robert, qui est sur le point d’arriver.

Dans l’oeuvre de Senécal, les lieux sont chargés de signification. Le lac est le site par excellence de la rencontre amoureuse et de la transgression des interdits, tandis que la forêt au-delà semble faire écho au besoin intrinsèque de liberté et d’autonomie de l’héroïne. De manière générale, la nature épanouie et vibrante qu’elle court rejoindre dès qu’elle le peut s’oppose au décor fixe et mort de l’intérieur de la maison : fleurs coupées se fanant dans un vase, « fenêtre encadrée de cretonne », « tapisserie au pâle feuillage fané » (DO, 16), etc. Ainsi, pour la figure féminine, la vie, la possibilité d’être soi-même et heureuse, sont bel et bien à l’extérieur. Or, dans les dernières pages du roman, Camille cueille les fleurs de son jardin pour embaumer la maison : comme elle-même, semble-t-il, la nature se retrouve domestiquée, taillée sur mesure pour agrémenter l’espace privé, et donc vouée à perdre sa vitalité.

Finalement, toute l’énergie qu’il reste à Camille est employée à déguiser ce qu’elle est vraiment : « Il fallait remettre le masque, reprendre l’habit de parade, jouer son rôle et le bien jouer. » (DO, 120-121) Lorsque Robert arrive, la jeune femme est prise d’un dernier sursaut de résistance : « Elle recule lentement » (DO, 127), « se redresse, se dérobe et le repousse » (DO, 132). Un de ses rêves témoigne également de sa tentative de reprendre possession de son agentivité, d’effectuer un choix qui, malgré les circonstances, lui appartienne en propre :

Robert est là, dans l’épaisse nuit, enveloppé d’un halo. Il vient vers elle, tend les bras pour la saisir. Une force mystérieuse la tire en arrière. Soudain, elle se sent libre. Elle va courir à lui. Quelques pas et elle sent la terre humide et gluante. […] Devant elle une forme humaine se dresse, les bras tendus dans un geste d’imploration. C’est Richard Smith.

DO, 136

Ce qui semble à première vue une contradiction rend compte en réalité des choix paradoxaux d’agentivité qui sont offerts à Camille : où se trouvent sa liberté, son authenticité ? Dans le fait de se refuser à Robert et de partir avec Richard, ou dans celui d’honorer son premier engagement, consenti de plein gré, envers Robert ? Finalement, si la jeune femme n’agit pas complètement de son propre chef, elle manifeste quand même son agentivité : elle choisit de rester fidèle à son engagement conjugal et l’assume malgré le déchirement que cela représente.

Cependant, ce sacrifice de soi, autant que de l’amour, achève de l’affaiblir : « “Pneumonie, dépression nerveuse.” Tel est le diagnostic. » (DO, 141) La maladie pulmonaire suggère que l’héroïne, privée de l’oxygène dont elle a besoin, étouffe. Selon Verduyn, la maladie « sert d’échappatoire à un monde où l’on se sent contraint, incapable de s’exprimer ou de s’épanouir [15] ».

Les traces du bouleversement qui a eu lieu, surtout intérieur, resteront à l’état de cicatrices invisibles : « Personne ne comprendra que quelque chose est mort en elle. » (DO, 148) Désormais, Camille est contrainte à un avenir prédéterminé, tourné vers les besoins d’autrui : « Remplir son rôle de femme, simplement, pour l’homme qui l’aime et dont elle est l’épouse, maternellement pour les petits qui viendront avec leurs yeux pleins de ciel… » (DO, 149) Dans les ombres se termine donc sur un constat d’échec, en même temps que sur une nouvelle affirmation de la conscience lucide et critique de la figure féminine : « Songer qu’il faudra se relever peut-être, tirer sur le collier de misère, comme un chien, chaque jour, interminablement. » (DO, 144) Cette image de l’épouse traditionnelle en animal domestique tenu en laisse est saisissante. La conscience accrue de sa condition de sujet, à l’intérieur d’une société qui nie un tel statut et des possibilités d’action aux femmes, apporte surtout douleur et désespoir. Le bilan de l’agentivité de Camille rappelle les nuances apportées par plusieurs théoriciennes au concept : dans le contexte d’une société patriarcale traditionnelle, développer une conscience critique est en soi un important, et exigeant, accomplissement.

Le désir de l’écriture/l’écriture du désir

En représentant Camille, ses attitudes et ses actions souvent contraires aux stéréotypes féminins de l’époque, sa quête d’agentivité et le sentiment d’indépendance qu’elle conquiert, Éva Senécal bouleversait l’image traditionnelle des femmes. Mais son audace ne se situait pas sur le seul plan diégétique. Certains choix formels et narratifs visent aussi à transformer l’ordre culturel et symbolique ainsi qu’à créer une forme d’agentivité littéraire. En optant pour un roman réaliste et psychologique, en modelant la voix narrative de manière à imposer sa propre perspective sur le monde, l’écrivaine rompt avec les dogmes littéraires de son époque et se donne les moyens de s’exprimer plus librement. Enfin, dimension capitale du projet littéraire de Senécal, l’écriture du désir, la volonté de dire la sensualité et le plaisir féminins malgré les interdits confèrent à son roman sa dimension la plus subversive.

La voie qu’emprunte Senécal pour son roman est celle du réalisme, mais il s’agit d’un réalisme auquel les lecteurs canadiens-français étaient peu accoutumés. Plutôt que de renforcer l’attachement à la patrie ou aux valeurs traditionnelles, Senécal « veut imiter la vie, en présenter les risques, “l’imprévu et la brutalité” [16] ». Par sa liberté de ton et de propos, elle marque sa filiation avec une conception moderne de la littérature.

Dans les ombres s’inscrit aussi dans le genre psychologique, genre encore peu usité, associé au féminin [17] et plutôt mal reçu. En effet, l’individualisme n’a pas bonne presse chez les penseurs traditionnels, en particulier en ce qui concerne les femmes : il risque de pousser ces dernières à délaisser leur foyer pour faire carrière, ou encore à préférer le célibat à une vie consacrée à la famille ou à l’Église. En littérature, il n’est guère plus encouragé : les épanchements de la subjectivité féminine sont malsains et témoignent d’une tendance à l’immodération, à l’immodestie et à l’immoralité [18]. Dans les années 1930 au Québec, opter pour le roman réaliste et moderne, à caractère psychologique, pour aborder des réalités ou des sujets qu’on souhaiterait plutôt occulter (les amours hors mariage, une épouse critique de la place qui lui est dévolue et qui bouscule la morale traditionnelle) était en soi un défi à la doxa [19].

Par ailleurs, en mettant en scène une femme amoureuse d’un Américain (ou pire, d’un homme qui a quitté la patrie de sa mère, le Canada français, pour faire fortune aux États-Unis, pays de son père), Senécal tire une flèche particulièrement acérée. À travers son amour pour Richard, Camille est infidèle à plus d’un titre : elle l’est à son mari, mais aussi à sa patrie de même qu’au rôle des femmes comme gardiennes de la race. La figure de l’Américain, dans le contexte des années 1930, évoque ainsi toutes les menaces que fait planer sur le Québec l’influence des voisins du Sud, notamment en « corrompant » ses femmes [20]. Bref, « [l]e choix de l’Américain constitue […] un […] affront à l’antiaméricanisme de l’époque [21] ».

L’agentivité de l’auteure de Dans les ombres se manifeste aussi dans son utilisation de la narration. Tout en tirant profit de l’autorité et de l’apparente objectivité associées au narrateur hétérodiégétique, la voix narrative créée par Senécal donne préséance au point de vue de l’héroïne. Les pensées de cette dernière, sa façon de voir et de dire son expérience (par le biais du monologue intérieur) constituent l’essentiel du récit. Il y a même souvent une identification totale entre protagoniste féminine et voix narrative ; les marques de la subjectivité de l’héroïne, telles que les exclamations spontanées et les formulations qui permettent de rendre ses émotions (ici la frustration), sont omniprésentes, comme dans le passage suivant :

Ah ! cette vie avec deux vieillards aux toujours mêmes tranquilles et plats soucis ! Et lui, son mari, son mari, — et elle eut un sourire méprisant — qui dormait paisiblement là-bas en songeant à cette chère Camille qu’on pouvait bien laisser ici. Elle était si sage, si honnête. Ne comprenait-il pas qu’elle s’éloignait de lui, qu’elle était prête à fuir n’importe où pourvu que, là, quelqu’un s’aperçût de son existence ?

DO, 42

Se couler dans l’intériorité du personnage féminin pour montrer ce qu’il ressent, la logique qui l’amène à être infidèle, rend la démonstration particulièrement convaincante : voilà l’esprit de révolte qui couve chez les femmes et risque d’éclater si l’on continue de leur imposer une vie aussi étriquée, semble dire l’oeuvre de Senécal. Comme l’explique Lori Saint-Martin au sujet de Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, « [l]e discours de l’instance narrative amplifie et soutient le personnage, en lui prêtant une voix pour s’exprimer ; inversement, le détour par un cas particulier enracine la réflexion féministe de l’instance narrative dans une situation concrète et lui évite le didactisme et l’abstraction [22] ».

Le roman nous présente aussi, brièvement, les points de vue de Robert et de Richard. Or, donner à lire les émotions qu’éprouvent les deux hommes nous permet de découvrir qu’ils souffrent eux aussi de la rigidité de l’idéologie, même si c’est dans une moindre mesure. Par exemple, Robert, qui semble à tous points de vue privilégié par l’ordre social, finit lui aussi perdant, à l’instar de la protagoniste et de son amant. Pour remplir les exigences liées à son rôle masculin — se tailler une place enviable sur le plan professionnel —, il s’est éloigné de sa femme et a perdu l’estime et l’affection de celle-ci : « J’ai eu tort, je le sens aujourd’hui. J’aurais dû aller te chercher depuis des mois, fallût-il abandonner position, carrière. Mais voilà. J’étais trop lâche et ambitieux à la fois » (DO, 88), écrit-il à Camille. L’idéologie et ses rôles sexuels rigides n’apportent que souffrance dans Dans les ombres, aux femmes mais également aux hommes.

Ainsi, les différents types de discours que déploie la voix narrative (discours indirect, indirect libre et direct) sont employés pour donner forme et force à une vision dissidente de l’ordre établi et du sort réservé aux femmes ; Dans les ombres s’éloigne de la forme réaliste classique et laisse libre cours à une voix ouvertement féminine, qui aborde un problème typiquement féminin et, plus largement, la condition féminine.

Nature et désir féminin : l’écriture subversive de Dans les ombres

La volonté de dire le désir au féminin est aussi une grande nouveauté. Elle façonne l’écriture, lui donne un caractère particulièrement transgressif et fait surgir l’image d’un avenir différent, dans lequel les femmes seront enfin elles-mêmes, désirantes, libres d’aimer, de s’exprimer et d’inventer le monde.

Ceux et celles qui prennent la plume en 1930 le savent : l’amour sensuel et charnel est un thème honni. En abordant le sujet, Senécal et plusieurs autres auteures, telles Jovette-Alice Bernier, Simone Routier ou Medjé Vézina, ont brisé la glace, devançant ainsi leurs collègues masculins [23]. Le désir féminin, dont il est question dans Dans les ombres, est particulièrement tabou. En représentant la femme comme un être désirant, Senécal mine une pierre d’assise de l’idéologie traditionnelle : l’idée selon laquelle la femme serait dénuée d’appétit sexuel et se soumettrait à la procréation par devoir chrétien et national. Dans ce contexte, attribuer des désirs charnels à une figure féminine est en soi osé. Et parce que ceux-ci se manifestent en dehors de la relation conjugale, la volonté de Senécal de perturber l’image traditionnelle se fait encore plus claire : il n’est pas question ici d’un simple « débordement » pour un mari aimé. Il s’agit d’une attirance impérieuse, qui sourd malgré de puissants interdits et qui menace le lien conjugal et donc les fondements mêmes de la société [24].

Or, comme pour l’héroïne sur le plan événementiel, le désir semble aussi lié, du point de vue de la forme, à l’envie d’exprimer sa singularité. La volonté de dire le plaisir et la sensualité au féminin travaille l’oeuvre et donne sa couleur unique à l’écriture de Senécal. En effet, la recherche d’authenticité dans le fond et la forme, d’un langage propre à soi, « évocateur et enthousiaste » (DO, 8), par rapport à une forme d’expression toute faite (et que critique l’auteure dans le passage métalittéraire cité plus haut), paraît manifeste lorsqu’il s’agit de ce thème. La nécessité de parler de manière détournée d’un sujet à ce point tabou, et l’envie simultanée de l’aborder franchement, de le laisser imprégner l’écriture, semblent se combiner et déterminer les riches images que crée Senécal [25]. Chez elle, les éléments naturels, en particulier, sont utilisés comme « caisse de résonance » des émotions et aspirations de l’héroïne, et permettent de dire sa sensualité (voir DO, 15, 16, 17 et 83) [26] de façon indirecte. À travers les descriptions de la nature, de sa beauté et de ses rythmes, de son caractère impérieux, la narratrice exprime la puissance de la sensualité féminine. Par exemple, au plein épanouissement de l’été est associé celui de Camille comme femme amoureuse et désirante. Odeurs, sensations, lumière, images d’implosion avivent les sens :

Le soleil déjà haut chauffait les plantes en pleine croissance et de la terre montait une odeur de fleurs fraîchement épanouies.

Juillet splendide éblouissait.

Renversée sur ses oreillers, elle s’étira longuement, entrevoyant tout un long jour qui lui souriait, habillé de rayons, saturé d’aromates. Son coeur bondit devant cette promesse de vie.

Elle eût voulu étreindre les plantes, les fleurs, les oiseaux, toute cette belle nature qu’elle aimait jusqu’à la frénésie. Le trop-plein de tendresse qu’elle portait en elle se déversait ainsi sur les choses insensibles et elle leur savait gré de se laisser aimer.

DO, 15-16

L’association entre désir inassouvi et éléments naturels culmine dans ce passage et dans les pages suivantes, où interviennent le sème du débordement (« trop-plein », « se déversait ») et celui de la folie. Ce champ sémantique traduit l’intensité du désir féminin qui, loin d’être une réponse-réflexe à une demande du partenaire masculin, prend sa source à l’intérieur du sujet féminin.

Dans le roman, le monde naturel permet ainsi le recours à un vocabulaire sensuel : « la bouche veloutée comme un fruit mûr » (DO, 83), « la douceur émolliente et violette des soirs envahissait la terre » (DO, 17), « [d]e belles pivoines rouges se fanaient dans un vase […]. Elle les prit, les baisa doucement […], ce devait être triste, infiniment, de mourir par un tel matin sans avoir connu l’amour » (DO, 16). Par sa façon d’évoquer la nature, Senécal crée une langue proche des sens et du corps. Par ailleurs, l’isotopie de la nature ne révèle pas uniquement la passion sensuelle ou érotique féminine. Liée plus généralement à la figure féminine, elle permet d’évoquer les multiples dimensions de sa quête [27], ses aspirations plurielles et l’intensité des frustrations et de la douleur du personnage obligé d’y renoncer [28]. C’est dans le fin tissage de descriptions de la nature dans la trame narrative que l’écriture de Senécal montre d’ailleurs, selon nous, toute sa subtilité et son pouvoir d’évocation, comme dans le passage ci-dessous :

Elle effleura du regard le paysage immobile, heurté par endroits, de la montagne aux sombres découpures, aux blocs abrupts, aux pentes douces et sinueuses qui descendaient jusqu’au lac. Toute la clarté du jour semblait comme enfouie dans cette coupe scintillante.

Puis elle détourna la tête, fixa le visage parcheminé de l’aïeule. La bouche mince s’étirait sur des dents jaunes trop longues. Les petits yeux bridés, d’un gris presque blanc, perdaient leur coutumière expression de calme et d’indifférence derrière les lunettes, petites aussi, entourées d’un étroit cercle d’or.

DO, 23

Symbole dans le roman du fait de s’affranchir, d’exprimer son goût du bonheur, le lac est placé ici en opposition avec la vision de la grand-mère, qui n’est pas très éloignée dans ce passage d’une incarnation de la Faucheuse. Elle paraît à la fois être « déjà morte » et résister à sa mort (vu l’expressivité de son regard), en contraignant la jeune femme à perpétuer son univers figé. Et cette dernière semble se trouver à un tournant, retenue par quelques fils à cette figure statique, et en même temps attirée par un autre élément féminin, l’eau, source de vie et de renouvellement [29] (l’image rejoint celle du désir tel un liquide débordant dans le premier passage cité). Un lieu hospitalier, un avenir enfin possible et accueillant pour la femme-sujet, aux aspirations nouvelles, seraient-ils possibles ?

Enfin, la rencontre amoureuse n’est pas seule à susciter le désir et le plaisir dans le roman. La lecture ou le rêve éveillé, par exemple, les nourrissent également : « Il lui repassait dans l’esprit certaine phrase de Loti qu’elle aimait pour les visions ensoleillées et lointaines dont il berçait ses rêveries [30]. » (DO, 11) Le regard désirant de la figure féminine est un regard amoureux sur la nature, sur la vie, sur l’imaginaire, sur un ailleurs différent, moins contraignant, tout autant que sur le partenaire masculin. Ainsi, Dans les ombres déjoue encore une fois les idées reçues puisque les objets du désir féminin y sont multiples, mouvants : beauté, passion amoureuse, littérature, voyage (et on peut y ajouter la tendresse maternelle, la considération ou encore la possibilité de s’accomplir, également évoquées dans le roman). La multiplicité des désirs de Camille révèle la richesse et la complexité de son identité. La femme, telle que la représente Senécal, ne peut certes pas être réduite à une fonction, non plus qu’au seul désir d’être aimée par un homme. En la montrant comme un sujet désirant et multiple, Senécal manifeste également sa volonté de s’affirmer comme créatrice, la puissance de son propre désir de dire par l’écriture, de modifier nos représentations et les codes qui les perpétuent. Elle crée cette autre parole à laquelle elle aspire, celle qui permet d’exprimer un savoir original, différent, dérangeant, de dire le désir au féminin et sa nature insaisissable.