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Dans son essai Nous autres, les autres [1], Régine Robin adopte une posture d’extériorité — celle de l’observatrice au regard clair — afin de jauger les difficultés de la société québécoise à intégrer et à prendre en considération la différence, notamment ethnique, linguistique et culturelle. Revenant sur des moments charnières où l’homogénéité de l’identité québécoise s’est vue questionnée, Robin s’autoreprésente à la fois en étrangère désireuse d’intégration et en perpétuelle exclue. Dans un premier temps, il me faudra considérer pourquoi le vocable « nous » devient porteur de tensions dans le climat intellectuel québécois. En effet, trois « nous » se dégagent de l’essai et entrent en conflit : le « nous » limitatif (celui des Québécois d’origine canadienne-française) que Robin identifie dans le discours dominant, le « nous » alternatif issu des marges (en premier lieu la voix des immigrants) et le « nous » véritablement inclusif dont elle rêve. Dans un second temps, je procéderai à l’analyse de la position d’énonciation de Robin qu’elle décrit comme « à la fois dedans et dehors » (NA, 50 ; Robin souligne). Je confronterai la dynamique entre exclusion et inclusion critiquée par Robin (qu’elle observe dans le discours social québécois) à celle qu’elle-même pratique dans son essai ; il s’agira de déterminer si l’auteure, en s’appuyant sur son expérience personnelle, parvient à proposer « un “Nous” véritablement habitable » (NA, 50) ou si l’identité québécoise qu’elle esquisse se redistribue en deux groupes : « nous » et « les autres ».

En marge de sa trajectoire d’historienne et de sociologue, Régine Robin est bien connue du milieu littéraire non seulement pour ses recherches sur l’écriture de soi [2], mais aussi — ou surtout — pour son roman La Québécoite [3] et son recueil de biofictions L’immense fatigue des pierres [4]. Roman éclaté et polyphonique, La Québécoite possède un caractère essayistique indéniable, et Robert Dion le décrit comme situé « à la jonction de l’essai historique et du récit de fiction, à l’interface de la grande et des petites histoires [5] ». Pour Dion, la dimension essayistique de La Québécoite est visible tout autant dans le discours historique sur l’histoire juive récente et l’expérience de la migration que dans ce qu’il appelle « une intention, ou peut-être même [une] thèse : la productivité supérieure, sur tous les plans, esthétique, intellectuel, voire moral, de l’entre-deux, de l’identité mondialisée [6] ». Robin est revenue à plusieurs reprises sur La Québécoite, notamment dans une postface incluse dans la réédition du roman en 1993 et dans l’article « L’écriture d’une allophone d’origine française [7] » en 1999 ; elle poursuit cet autocommentaire à différents moments de son argumentation dans Nous autres, les autres, allant jusqu’à lui consacrer un chapitre vers la fin de l’essai (NA, 285-292).

Si l’on tient compte du tableau des divers registres empruntés par l’essai esquissé par Robert Vigneault [8] et repris entre autres par Pascal Riendeau [9], l’on pourrait décrire Nous autres, les autres comme un essai de nature polémique, puisqu’il cherche non seulement à exprimer des idées, mais également à convaincre [10]. Vigneault identifie dans l’essai polémique « une présence marquée […] de l’énonciateur […], persuasive, agressive même, dans la mesure où elle vise à la fois à séduire l’allocutaire et à réduire l’antagoniste [11] ». Dans le cas de Nous autres, les autres, l’investissement de l’essayiste dans son propos ne fait aucun doute. Bien qu’elle ne conçoive pas ce livre comme un texte autobiographique (NA, 10), Robin se base sur son expérience personnelle pour filtrer sa discussion de ce qu’on pourrait appeler un peu dramatiquement la crise identitaire québécoise. Le « je » de l’essayiste ne se laisse pas oublier et inscrit Robin en tant que « sujet réfléchissant », selon l’expression de Pascal Riendeau (MVE, 10). Dans les pages qui suivent, je porterai particulièrement attention aux « subjectivèmes » (MVE, 12) visibles dans l’essai, afin de jauger la façon dont Robin s’autoreprésente et de préciser la fonction de cette autoreprésentation dans son propos sur le « nous » et « les autres ». En effet, si la question de l’inclusion difficile intéresse tant l’énonciatrice, c’est qu’elle l’interpelle profondément en raison de son expérience personnelle de l’exclusion ; ici comme dans de nombreux essais, il s’agit de « [p]arler de soi (de son savoir ou de sa présence au monde) par l’intermédiaire d’un objet culturel » (MVE, 41). L’essai de Robin présente une structure plutôt discontinue (trois parties, huit chapitres, en plus d’une introduction et d’une conclusion), chaque chapitre se concentrant sur l’un des « moments de crise qui [lui] ont paru décisifs » (NA, 49) — que ce soit le « dérapag[e] » (NA, 69) de Jacques Parizeau au lendemain du référendum de 1995, la réception houleuse du rapport de la commission Bouchard-Taylor sur l’accommodement des différences culturelles en 2008 ou la controverse entourant la commémoration du quatre centième anniversaire de la ville de Québec, en 2008 également. Lors de ces épisodes où la société québécoise se montre clivée, Robin emprunte la posture qu’elle avait fait adopter à sa protagoniste dans La Québécoite, elle qui devant la question de la séparation du Québec éprouvait une « peur de l’homogénéité/de l’unanimité/du Nous excluant tous les autres/du pure laine » (Q, 133).

Un « nous » problématique

Avec Nous autres, les autres, Robin explore les liens entre langue et histoire dans la construction d’une identité commune — celle dite des « Québécois de souche » —, ce qu’elle considère comme un frein à l’inclusion non seulement des nouveaux arrivants, mais aussi de tous les autres individus (notamment les Autochtones et les anglophones) ne pouvant s’identifier à cette mémoire ethnoculturelle. Cette question occupe Robin depuis longtemps et s’inscrit en rapport avec son parcours personnel. Certains motifs hantent la majorité de ses articles critiques des trente dernières années, tels l’illusion d’une langue commune, les problèmes causés par le « roman mémoriel » québécois [12], ainsi que l’attitude et les pratiques de défense de la langue française au Québec [13]. Déjà en 1983, sa réflexion théorique sur l’écriture de l’histoire faisait un détour par l’expérience personnelle de la migration :

Je viens de terminer un roman qui est […] une sorte de longue méditation sur l’Histoire, la mienne, je devrais dire : les miennes et celles des autres ; ma rencontre avec le Québec, les joies et les malentendus, la rencontre de l’altérité dans le même ou le supposé même, car la langue commune est un leurre [14].

Le travail de chercheur, l’oeuvre d’écrivain et l’expérience immigrante, loin de demeurer cloisonnés chez Robin, se trouvent placés sur un continuum où ils s’informent les uns les autres, ce qu’elle est la première à noter :

On me permettra d’entremêler mon propos théorique d’exemples autobiographiques. Je les crois fondamentaux, non comme marques d’une pure subjectivité qui aurait « aussi » le droit de se déployer, mais comme points d’appui de la réflexion, car je suis à moi seule une petite Amérique, un pluralisme ethnoculturel [15].

Dans les articles de Robin portant sur le rapport entre culture et identité québécoises, un type de commentaire sur la réception houleuse de ses idées revient tel un leitmotiv : « De temps à autre, j’ai pu écrire un article d’humeur ou d’érudition. À chaque fois, les levées de bouclier que mes écrits timides ont entraînées m’ont renforcée dans les premières impressions qui avaient été miennes autrefois [16]. » Comme nous le verrons, Nous autres, les autres s’inscrit parfaitement dans la lancée de la réflexion critique de Robin amorcée dès le début des années 1980 — d’autant plus qu’il reprend à l’occasion des passages déjà publiés sous forme d’article dans des revues savantes.

Dans son essai, Robin déplore que l’histoire québécoise soit, dans l’esprit de bien des gens, résumée de façon grossière comme la « lutte des “bons” et des “méchants”, de “nous” contre “les autres” » (NA, 254), un récit qui renforce la polarisation sociale (entre les « Français » et les « Anglais », dans un premier temps ; entre les « Québécois » et les « immigrants », dans un second temps [17]). Selon elle, la situation minoritaire du Québec au sein du Canada entraîne une vision de soi et une autoreprésentation qui mettent l’accent sur la « fragilité » et la « précarité » (NA, 255) de la culture québécoise. De ce discours, Robin retient une angoisse fondamentale, sur laquelle elle insiste au moyen d’une répétition lexicale :

peur de disparaître, peur pour sa langue qui pourrait être noyée par « l’océan anglophone » qui l’entoure, peur pour son homogénéité qui pourrait être « hybridisée », « métissée » par les vagues d’immigration qui arrivent et entraînent sa pluralisation et son hétérogénéité, peur de la mondialisation, peur pour ses traditions devant l’américanisation de la culture, et même, plus récemment, peur pour son héritage religieux devant les immigrés musulmans.

NA, 255 ; je souligne

En regroupant ces différentes peurs sous forme de liste, Robin structure ce discours — qu’elle considère à la base du nationalisme québécois contemporain — comme le reflet d’une paranoïa [18] ayant pour conséquence de marginaliser davantage ceux qui ne s’insèrent pas aisément dans le « nous » élaboré à partir de critères sociohistoriques et ethnoculturels communs. Dans cette perspective, la réaction de repli identifiée par l’essayiste serait causée par la peur de perdre un sentiment de continuité avec le récit fondateur que la société s’est donné, voire de se retrouver sans récit commun. Robin affirme toutefois qu’il est possible de se représenter un récit alternatif qui, sans mettre l’histoire de côté [19], soit en mesure d’inclure « les autres » plutôt que de les antagoniser :

Il est donc important de mettre en oeuvre un nouveau récit de l’américanité qui mette en évidence la diversité des influences et, donc, de son héritage culturel […] ; de promouvoir une « autre mémoire » à l’écoute des fils hétérogènes multiples qui ont tissé l’imaginaire canadien-français, puis québécois, fils parfois souterrains qu’on n’avait pas vus ou pas entendus. C’est de cette façon que les immigrants seront partie prenante non seulement du présent, de l’avenir et des projets politiques et sociaux mis de l’avant mais, plus encore, partie prenante d’un passé qui ne les exclut pas.

NA, 259

De la sorte, l’hybridation de la société québécoise ne serait plus considérée comme un événement nouveau, un facteur de déstabilisation du corps social ; elle constituerait plutôt un fil rouge dans l’histoire de la nation.

Le « je » d’une marginale

La perspective de Robin sur les débats sociaux au sujet de l’identité québécoise est principalement influencée par deux facteurs : l’immigration et le statut professionnel. Incidemment, ces deux éléments constituent aussi ce qui donne toute sa légitimité au discours de Robin sur l’échec de l’intégration puisque, de façon divergente, ils font d’elle une « experte » de la question. Tandis que le premier facteur est souligné par l’essayiste d’entrée de jeu [20], elle n’insiste pas sur le second — ou plutôt elle parle souvent de son statut professionnel, mais sans mesurer l’impact (du moins explicitement) de ce facteur sur sa perception des événements et son intervention dans le débat.

L’une des choses que Robin découvre avec stupeur lorsqu’elle arrive au Québec est que « la langue commune [est] un leurre » (NA, 25), c’est-à-dire que le français qu’elle parle la range d’emblée dans la catégorie autre [21] : « le fait de ne pas avoir le même accent, de ne pas partager la langue vernaculaire avec sa prosodie spécifique, de ne pas pouvoir être assigné à la même identité, la même origine, la même parlure, suffit à vous mettre à part, à vous retrancher des autres, irrémédiablement » (NA, 25). Le français, qu’elle imaginait être une source de rapprochement avec ses nouveaux compatriotes, lui fait endosser une identité qu’elle croyait quitter : « C’est au Québec que je suis vraiment devenue Française, que cette “identité” m’a collé à la peau du matin au soir, dès que j’ouvrais la bouche. » (NA, 25) L’accent français la tient à distance en trahissant l’écart qui l’exclut du « nous » majoritaire, ce qui n’est que renforcé par les bourdes de la nouvelle arrivante. À ce titre, l’anecdote du parc La Fontaine est emblématique du décalage culturel entre la France et le Québec, que l’énonciatrice n’avait pas prévu. Robin demande à un chauffeur de taxi de la déposer au « Parc Jean de La Fontaine » ; celui-ci corrige sa méprise en commentant : « “Nous avons aussi une histoire ici, souvenez-vous-en.” » (NA, 23) Entre la France et le Québec, l’histoire, comme la langue, est à la fois partagée et distincte.

Sa confusion dans les petites choses de la vie quotidienne ne l’empêche pas de détenir un statut social enviable. Dès le deuxième paragraphe, l’essayiste établit sa prise de parole dans un cadre universitaire qui lui octroie prestige et autorité : « J’ai beaucoup écrit sur le Québec ; mon roman La Québécoite, mais aussi des articles et des communications pour des colloques auxquels j’avais été invitée » (NA, 9) ; « J’ai aussi consacré beaucoup de temps à la mémoire collective un peu partout dans le monde. » (NA, 9) L’essayiste mentionne en outre qu’elle est l’auteure d’« une vingtaine de livres, professeure émérite à l’UQAM, […] associée au département de sociologie » (NA, 10). En plus de servir de pacte de lecture — puisque l’énonciation est prise en charge par l’écrivaine et chercheuse Régine Robin —, ce passage inscrit le « je » comme détenteur d’un droit de parole (qui exige, en retour, l’attention du destinataire). L’insistance sur l’importance de la voix de Robin est également visible dans les nombreuses références — dans le corps de l’essai ainsi qu’en notes — aux oeuvres littéraires et aux textes critiques de l’auteure, qui sont en outre abondamment cités.

En contraste apparent avec l’établissement d’une figure d’autorité positionnant l’auteure au centre du débat demeure l’autoreprésentation dominante qui pose Robin en « outsider », en « marginale » et en « exclue » (NA, 13), soulignant par là son expulsion du « nous » québécois auquel elle désire appartenir. Robin attribue son exclusion à son refus de rejoindre le discours nationaliste, dont elle critique divers aspects dans Nous autres, les autres. La marginalité de l’énonciatrice est également visible dans une posture d’observatrice [22] qu’elle adopte dans l’essai, comme si elle assistait au spectacle de la crise identitaire québécoise sans y participer. À plusieurs reprises, elle exprime sa stupéfaction ou son désarroi dans des segments tels que celui-ci : « En tant qu’historienne, je reste ébahie par ces querelles permanentes d’interprétation d’un passé que l’on convoque à tout bout de champ. » (NA, 245 ; je souligne.) Avec l’expression « je reste ébahie », l’énonciatrice feint l’incompréhension du phénomène qu’elle observe, tout en développant un discours intellectuel sur l’attitude qu’elle critique. Parmi d’autres exemples [23], celui du « J’en suis restée comme deux ronds de flan » (NA, 13) est particulièrement intéressant, parce qu’ici le « je » est marginalisé non seulement par son incompréhension du comportement de la majorité, mais aussi par l’usage d’expressions idiomatiques qui l’inscrivent dans l’espace franco-français plutôt que québécois. De même, elle met parfois l’accent sur sa distance d’avec le « français québécois » en soulignant la bizarrerie de certaines expressions ; on le constate entre autres dans la nécessité de recourir aux guillemets : « le cinéma québécois m’est familier, de même que certains “chansonniers”, comme on dit ici » (NA, 285 ; je souligne). Tout en exprimant un savoir (elle connaît la chanson et le cinéma québécois), ce type de formulation illustre l’impossibilité, pour l’essayiste, de considérer ce savoir comme intime.

De tels segments singularisent le « je » tout en renforçant le sentiment d’une homogénéité du « nous » de la majorité (qui parle et pense d’une certaine façon), représenté de manière négative. Ces passages ont sans doute pour effet escompté de renforcer la position de Robin en convainquant le lecteur des errements du nationalisme québécois, mais ils ne viennent pas sans effet secondaire : ils inscrivent également le regard de l’énonciatrice sur son objet comme condescendant et paternaliste [24]. La position d’extériorité par rapport à son objet d’étude [25] paraît essentielle à Robin, qui lui attribue la possibilité même de développer un regard incisif et un discours critique : « On me permettra de penser qu’il y a d’autres manières de vivre ici, sans être “parfaitement assimilée à l’espace identitaire québécois [26]” — itinéraires sans doute plus solitaires et plus douloureux, mais qui maintiennent à vif l’esprit critique, tout simplement la capacité de penser » (NA, 13). Ici, sa posture marginale est présentée par l’essayiste comme à la fois privilégiée — en raison du point de vue différent sur la société québécoise qu’elle lui octroie — et non privilégiée, parce qu’elle est source de souffrances.

Quelle marginalité ?

Robin déplore la rigidité du « nous » québécois qui peine à s’ouvrir et à se repenser à l’ère des migrations [27] ; toutefois, l’on constate que son essai participe dans une certaine mesure à la situation qu’elle dénonce, en solidifiant les frontières de ce « nous ». L’énonciatrice se glisse dans la posture de l’exclue qui lui est dévolue, selon elle, par le discours dominant, mais elle ne parvient pas pour autant à ébranler le régime de pouvoir. Comme le remarque Pascal Riendeau au sujet des stratégies narratives employées par Roland Barthes, « s’il est commode de se marginaliser (une position enviable pour dénoncer le pouvoir), il n’est pas aussi simple de se complaire dans son statut de marginal sans tomber dans l’un des excès du discours de pouvoir que l’on veut dénoncer » (MVE, 110). Que l’essayiste s’autoreprésente comme « bardée de diplômes » avec « une carrière universitaire brillante » (NA, 15) donne sans doute du poids à ses observations, mais ces marques de prestige et de privilège ont en même temps pour effet de décrédibiliser sa posture de porte-parole des personnes marginalisées.

Le fait même qu’elle cite abondamment des gens dont elle partage l’opinion (Marc Angenot, Gérard Bouchard, Jocelyn Létourneau, Jocelyn Maclure et Yvan Lamonde, pour n’en nommer que quelques-uns) indique que Robin n’est pas la seule à tenir ces positions. Toutefois, elle construit sa voix de façon à ce qu’elle ait l’air d’émaner d’un combat solitaire. L’essayiste insiste beaucoup sur les obstacles qui se sont présentés — c’est ainsi qu’elle parle du « mur » auquel elle se « heurt[e] » (NA, 65) — et les efforts déployés pour évincer sa prise de parole. Elle justifie ainsi son ton défensif en illustrant qu’il y a d’abord eu une offensive extérieure ; sa réponse mordante paraît dès lors mieux justifiée. Robin met en scène l’empêchement de sa parole jusque dans les remerciements à la fin de l’ouvrage : « Ma gratitude enfin aux Éditions du Boréal, qui n’ont pas craint d’accepter de publier une pensée plutôt à contre-courant de l’hégémonie discursive québécoise. » (NA, 343 ; je souligne.) L’octroi de pouvoir au discours qu’elle condamne permet à l’énonciatrice de se présenter comme courageuse de contester publiquement ce qu’elle présente comme un consensus oppressif.

La position de marginalité de l’essayiste par rapport au discours majoritaire se trouve renforcée par une rhétorique de la répétition, qui illustre le statisme observé par Robin dans la société québécoise : « Inutile de continuer. Le lecteur voit déjà que le même problème, les mêmes enjeux traversent l’ensemble des polémiques. Les mêmes arguments reviennent toujours. » (NA, 250 ; je souligne.) La lassitude exprimée dans ce passage cherche à établir une complicité avec le lecteur : l’énonciatrice reconnaît que le propos de l’essai est répétitif, mais elle le justifie en blâmant la répétitivité du discours social. L’immobilisme perçu du Québec est fréquemment confronté au dynamisme que Robin retrouve en Europe, notamment en France : « [J]e me plaignais à mon ami Marc Angenot de notre isolement malgré notre “surface sociale” à l’étranger, notre renom, nos publications, nos prix et nos subventions de recherche. » (NA, 15) Soulignons que les nombreuses comparaisons entre le Québec et la France utilisées dans Nous autres, les autres sont rarement favorables au premier terme de l’équation ; c’est que Robin a l’impression que ses travaux sont diversement appréciés ici et là-bas. Elle est d’ailleurs consciente que son essai rencontrera une réception difficile : « Pour quel public a-t-il été écrit ? En France, on n’en comprendrait sans doute ni le contexte événementiel, ni le contexte discursif. Au Québec, il risque de se heurter à un “rejet global”. » (NA, 49)

Enfin, la marginalisation du « je » énonciatif est également construite dans l’essai grâce au topos de l’écrivain incompris, qui vient complémenter l’impression de censure éprouvée par Robin. Ici encore, le « je » de l’essayiste oscille entre deux pôles qui peuvent paraître opposés : d’une part, elle se présente comme une écrivaine célébrée par la critique — elle est l’auteure de La Québécoite, « dont on connaît la postérité comme roman emblématique de la littérature migrante » (NA, 275) — et, d’autre part, elle déplore que les lectures qui ont été faites de son oeuvre soient demeurées lacunaires. Un passage sur l’expérience de Robin au sein du groupe Vice Versa — qui réunissait des écrivains réfléchissant à la transculturalité — illustre bien comment ces deux aspects (succès et échec) s’entremêlent :

Notre échec fut, malgré tout, très productif. Même si nous n’avons pas été compris, nous avons développé une pensée qui a l’avenir pour elle […]. Nous ne nous faisions pas une idée utopique, lyrique de la transculture, mais nous savions que nous avions l’avenir pour nous à long terme […]. À coup sûr, nous avons constitué un véritable cheval de Troie dans l’institution littéraire québécoise et son récit national.

NA, 283

L’échec même du projet est une preuve de sa nécessité et donc, paradoxalement, de sa réussite. Notons cependant que, dès la page suivante, Robin recentre ce « nous » (le groupe de Vice Versa) sur son « je » d’écrivaine : « Mais, le vrai cheval de Troie, on l’aura compris, ce fut l’écriture migrante et la destinée inattendue de La Québécoite. » (NA, 284 ; Robin souligne.) L’essayiste revient sur la réception de La Québécoite parce que le roman de 1983 s’inscrivait déjà dans le questionnement global de Nous autres, les autres, soit : comment les individus qui ne correspondent pas à l’identité dite « de souche » peuvent-ils parvenir à s’intégrer à la société québécoise ? Dans son argumentation, elle utilise comme preuves non seulement son oeuvre (longuement citée), mais surtout la réception qui en a été faite.

Robin mentionne d’abord la somme importante de données incluses dans La Québécoite et les obstacles à la lecture qui en découlent :

J’en conviens, le narrataire de mon roman est un lecteur impossible comme le lieu que je décris […]. Peu de lecteurs pouvaient [en] déchiffrer toutes les allusions […]. C’est ainsi que j’inverse le résultat des élections allemandes de 1932 […]. Qui s’en est aperçu ? […] [P]eu de critiques ont saisi la mise en écharpe de l’ensemble des allusions, des références et des intertextes.

NA, 286 ; je souligne

Ici, la difficulté du texte est connotée positivement et la compréhension imparfaite ou incomplète du public et des critiques devient une preuve supplémentaire de la complexité de l’oeuvre et de l’adresse de la romancière. Si La Québécoite est destinée à un « lecteur impossible », de quel « nous » le roman est-il issu ? Robin revient sur la phrase « On ne devient pas Québécois », qui, selon elle, est le seul aspect que la critique ait retenu du roman :

Personne ne s’est attardé à déchiffrer ce que cela voulait dire en 1983 […]. Je pressentais qu’un autre groupe, totalement hétérogène, allait s’immiscer entre les deux blocs [les francophones et les anglophones] […]. Je pressentais ce genre d’échanges qui pourraient bouleverser la donne. Je voyais déjà la chose s’amorcer avec mes étudiants ou avec des inconnus que je rencontrais au « dépanneur du coin ».

NA, 291 ; je souligne

L’essayiste construit ici une opposition entre l’écrivaine et ses lecteurs et critiques, où elle apparaît seule voyante parmi les aveugles, et seule apte à interpréter son oeuvre [28], puisqu’elle seule a l’expérience requise pour comprendre l’ensemble des références et allusions qu’elle a placées dans son texte. Robin poursuit en insistant sur l’accueil déficient qu’a reçu La Québécoite lors de sa parution :

La réception fut d’abord glaciale. On ne savait pas quoi faire de cet « ovni ». On ne comprenait pas la structure même du texte […]. On ne comprenait pas le travail de la multiplicité, l’inscription du multilinguisme, la recherche de l’hybridité. […] Il y avait un autre discours politique auquel personne ne s’est intéressé qui concernait la France.

NA, 292 ; je souligne

L’autocommentaire critique sur La Québécoite a ici comme effet de tirer le roman vers l’essai a posteriori, en le faisant servir d’illustration à des idées défendues par l’auteure. Dans Nous autres, les autres, le topos de l’écrivain incompris est utilisé pour valoriser l’énonciatrice — dont la pensée paraît complexe et subtile par contraste avec celle des lecteurs et critiques de La Québécoite, qui semblent avoir manqué l’essentiel. L’une des conséquences de la structure oppositionnelle mise en place est que le « je » de l’essayiste est positionné résolument dans la marge — une auteure d’exception s’adresse à un lecteur d’exception (« impossible ») —, ce qui rend problématique l’énonciation d’un « nous » inclusif par ailleurs renvendiqué dans le texte.

En se faisant porte-parole des oubliés du « nous » de la majorité québécoise, l’auteure se place dans une position vulnérable ; non seulement par rapport au « nous » dominant, qui, selon elle, menace d’imposer le silence aux voix dissidentes, mais aussi en regard d’autres figures minoritaires qui semblent plus exposées aux violences de l’exclusion qu’une professeure d’université, blanche de surcroît. Sans mettre en doute les discriminations vécues par les « minorités audibles [29] » (NA, 25), l’on peut seulement supposer que la violence de l’exclusion du « nous » majoritaire se fait sentir de façon encore accrue chez les personnes qui, pour des raisons raciales, ethniques, religieuses, de langue, d’orientation sexuelle, d’identité de genre ou de statut socioprofessionnel, se trouvent « disqualifiées » d’office et reléguées au statut d’autre.

Dans un court essai, « Ma langue, mes langues, mélanges [30] », Ching Selao réfléchit à son expérience d’immigrante au Québec à la lumière du livre de Jacques Derrida Le monolinguisme de l’autre [31]. En raison de son apparence qui trahit des origines asiatiques, Selao n’a pas le luxe de pouvoir dissimuler son extériorité au « nous » dominant. La jeune femme raconte son désir de se fondre dans le « nous » de la majorité par la maîtrise de l’accent québécois « afin qu’à travers lui, [s]on corps ne soit plus perçu comme un objet d’impureté » (ML, 27). Il s’ensuit que son corps et sa voix paraissent en disjonction dans le regard d’autrui : « [O]n me prenait pour une “vraie” Québécoise, tant qu’on ne me voyait pas. » (ML, 27) Même si elle maîtrise la langue et l’accent, la personne dont l’apparence révèle un ailleurs n’est pas au bout de ses peines, comme Selao l’illustre avec l’anecdote pour elle récurrente du « Tu parles vraiment bien français ! » (ML, 27) — commentaire qui, s’il se veut flatteur, vient plutôt souligner une incongruité. Pour Selao, « c’est aussi, et peut-être surtout, [lui] rappeler qu’[elle] ne fai[t] pas partie de ce “nous” puisque “Tu parles vraiment comme nous !” veut également dire “Tu parles comme nous pour quelqu’un qui n’est pas nous” » (ML, 28). Selao met au jour la façon dont de nombreux Québécois lisent son corps et l’interprètent littéralement comme un corps étranger en s’adressant à elle en anglais, « la langue de l’Autre » (ML, 29). De toute évidence, « on ne change […] pas de peau comme on change de langue » (ML, 31), et les personnes racisées se font souvent refuser l’appartenance au « nous » de la majorité. Parce que les frontières du « nous » sont constamment gardées et renforcées, elles demeurent très difficiles à percer, et Selao — dans une perspective un peu différente de celle de Robin — exprime elle aussi le désir d’être contenue dans ce « nous » :

Si les théories et la littérature […] entretiennent les notions de l’entre-deux, des errances, du no man’s land et du no man’s langue, il me semble que dans la réalité, on aspire à autre chose. J’aimerais bien savoir qui, dans un camp de réfugiés, rêve au no man’s land ou à l’entre-lieu.

ML, 31

Ce passage illustre bien le gouffre entre une notion séduisante dans l’abstrait et une réalité qui l’est beaucoup moins.

En terminant sur ces observations de Selao, je ne voudrais pas délégitimer le discours de Robin dans Nous autres, les autres ; les expériences de l’exclusion n’ont bien sûr pas à entrer en lice les unes avec les autres. Toutefois, il m’a semblé nécessaire d’identifier les limites à partir desquelles il devient impossible de généraliser une expérience sans parler pour les autres — et donc à leur place. Alors que, dès le titre, elle se plaçait comme porte-parole d’une communauté d’exclus, l’importance accordée au « je » de l’énonciatrice dans l’essai de Robin fait dérailler le « nous » véritablement inclusif qu’elle envisageait. Le personnage de son roman était d’ailleurs conscient que même dans ce « nous autres » des exclus, il y avait une hiérarchie : « Québécoite/ Privilégiée quand même/même si on ne veut pas de toi/même si on te rappelle tous les jours que tu n’es pas d’ici/Privilégiée quand même. » (Q, 87) Dans La Québécoite, la ville et la protagoniste étaient toutes les deux brisées et marquées par la mobilité [32], et c’était en partie ce qui les rendait habitables (bien que de façon douloureuse) par diverses personnes, de façon différente. Dans Nous autres, les autres cependant, l’espace de la ville et du personnage se sont rétrécis et figés, au point que la situation paraît être une impasse ; l’on voit mal qui pourrait dire « nous » sans participer à un régime de l’exclusion.