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Si les recherches récentes en histoire littéraire de la presse ont montré que la fiction traverse le journal au xixe siècle, outrepassant les divisions entre les rubriques — ce que Marie-Ève Thérenty conçoit comme une forme de « littérarisation du journal » et de « fictionnalisation du quotidien[1] » —, une réflexion sur les rapports entre les genres sexués dans l’espace médiatique reste encore largement à faire pour comprendre les impacts de la compartimentation du masculin et du féminin sur la poétique du journal[2]. Dans une volonté de contribuer à ce vaste champ d’exploration sur les « relations entre presse et catégories de genre[3] », je m’intéresserai ici aux effets provoqués par l’imaginaire et la fictionnalisation du féminin en observant dans quelle mesure les variations dans certaines représentations des femmes, dont celle de la lectrice, permettent de vérifier l’étanchéité des frontières entre les genres médiatiques, lesquelles seraient en partie déterminées par une dynamique de distinction entre les genres sexués. Ce type d’étude exigeant une analyse attentive du contenu et de l’organisation de la matière sur une longue durée, je me concentrerai sur un seul cas de figure, celui du Pionnier de Sherbrooke (1866-1902)[4], pour tenter de cerner les effets de ces représentations du féminin sur l’architecture, le contenu et les modalités du discours. La variable du genre sexué me semble devoir être prise en compte dans cette période (1860-1880) de définition des genres médiatiques, car elle est non seulement susceptible d’approfondir notre compréhension du support et de sa poétique, mais aussi des possibles de la lecture et de l’écriture au féminin en contexte médiatique. La décennie 1860 voit en effet naître un intérêt plus soutenu des journaux canadiens-français à l’égard du lectorat féminin, intérêt qui coïncide avec la parution, en périodique ou en volume, des premiers romans de femmes, soit ceux de Rosanna Eleonora Mullins-Leprohon et de Clara Chagnon[5]. Les années 1880 précèdent, quant à elles, la rupture provoquée par l’apparition des pages féminines dans les grands quotidiens montréalais qui servent de tremplin à toute une cohorte de femmes de lettres[6], mais sont marquées par la publication du premier roman psychologique, Angéline de Montbrun de Laure Conan, d’abord en feuilleton dans La revue canadienne (1881-1882) puis en volume en 1884. Angéline de Montbrun se distingue de la production de l’époque par sa forme hybride, laquelle peut induire une volonté de mise à distance du modèle romanesque. N’est-il pas dit dès les premières pages du roman qu’Angéline, héroïne incarnant l’idéal féminin canadien-français par excellence, est pure et naturelle puisqu’elle n’a jamais lu le moindre roman ? C’est dans cette perspective que cet article s’intéressera aux diverses représentations de la figure de la lectrice, qui devient une préoccupation plus importante au cours de la période, pour montrer que très tôt dans la mise en place de genres médiatiques distincts, le journal est structuré et compartimenté en fonction des individus mis en scène, des publics visés et des identités qu’il prête à ces mêmes publics.

FEMMES DANS LA PRESSE QUÉBÉCOISE ET GENRES MÉDIATIQUES

Les travaux de Marilyn Randall ont montré que le discours médiatique sur les femmes à la fin des années 1830 était étroitement lié aux luttes politiques opposant les patriotes aux bureaucrates : « Dans cette bataille discursive où chaque faction vise à atteindre l’autre dans son honneur, son courage ou sa moralité politique, on fait jouer aux femmes les rôles à la fois d’arme de guerre, de cible et de ligne de tir[7]. » Dans ce contexte, les femmes servent à ridiculiser l’adversaire sous le prétexte qu’elles font foi de la faiblesse des appuis à leur cause ou sont présentées sous les traits de la harpie. Le battage médiatique fait autour des incidents mettant en scène Hortense Globensky Prévost et Rosalie St-Jacques[8], des bureaucrates ayant manifesté publiquement et avec force leur obédience politique, est tout à fait exemplaire de ces deux tendances. Cette instrumentalisation partisane des représentations du féminin correspond aux principales orientations de la presse dans la première moitié du xixe siècle — conçue essentiellement comme un lieu de débats politiques et un médium au service de la création d’une identité nationale — ainsi qu’au principal lectorat visé : les hommes.

Avec la fin de la crise politique, le traitement médiatique des femmes, dont les représentations se diversifient, paraît se modifier. Les historiettes dont l’effet humoristique est créé par un brouillage des sexes se détachent ainsi progressivement de leur ancrage politique. L’anecdote suivante, par exemple, en témoigne :

Deux gamins, assis sur un banc, regardent défiler les passants, et se communiquent leurs impressions. L’un deux tout à coup, montrant du doigt une femme, avec une admiration qu’il ne peut pas contenir : — Oh ! regarde donc, Polyte ! c’te dame. Pristi ! quelle belle femme ! On dirait un homme[9] !

La femme n’y est pas masculinisée en raison d’une quelconque intervention dans un domaine d’activité réservé aux hommes comme c’était le cas dans les années 1830-1840, mais bien pour montrer le chauvinisme de ces derniers, qui reconnaissent la beauté lorsqu’on leur renvoie leur propre reflet. Ces transformations coïncident d’ailleurs avec une augmentation de la présence des femmes dans l’espace médiatique à partir de 1860, que ce soit à titre d’auteures, d’objets du discours ou de destinataires. Selon Christiane Campagna,

c’est surtout à partir des années 1860 que l’on commence à s’adresser à elles plus régulièrement. La plupart du temps ce ne sont que quelques lignes qui les concernent. On ne parle jamais de politique aux femmes, sauf pour leur dire que le journal traitera aussi de sujets « moins arides[10] ». Les fondateurs leur présentent plutôt les aspects « agréables » du journal : « […] il s’efforcera d’être beau, aimable, pour vous plaire ; il se ferait même spirituel, si la chose lui était possible, pour vous amuser[11] ». Les auteurs des textes veulent aussi rassurer les dames sur le ton courtois qui sera employé dans le journal ainsi que sur le respect de la morale[12].

Cette prise en compte plus importante du public féminin aura donc des répercussions sur la facture, le contenu et le discours journalistiques, comme en témoigne l’analyse du Pionnier de Sherbrooke menée ici.

Les dépouillements réalisés dans ce journal confirment que les femmes continuent d’être un sujet de fictionnalisation dans les décennies 1860 à 1880[13], mais que d’autres figures que celle de la harpie — dont Randall a recensé de nombreuses occurrences — émergent, notamment celle de la criminelle. L’irruption de cette nouvelle figure n’est sans doute pas étrangère à la réactivation et à la cristallisation, dans l’imaginaire de la seconde moitié du xixe siècle, de la légende de « la Corriveau », femme suspectée d’avoir commis de nombreux meurtres conjugaux[14]. Les faits divers exploitent plus spécifiquement cette figure de la criminelle, qui revêt une identité multiple : la meurtrière, la femme-infanticide, la suicidaire et l’empoisonneuse. Comme le rappelle Alex Gagnon, « si le récit de la Corriveau met en scène une femme, il se trouve d’abord consolidé, fixé et raconté par des hommes[15] ». Cette répartition des rôles entre le masculin et le féminin prévaut également dans les faits divers évoqués ici. Au moment où les journaux — majoritairement dirigés et rédigés par des hommes — publient des romans-feuilletons afin de s’attirer un lectorat féminin[16], le fait divers[17], quant à lui, diabolise la femme, aussi bien celle qui tue que celle qui lit. Que le portrait de la lectrice qui émane du contenu journalistique dédié aux femmes, principalement du feuilleton, ne coïncide pas tout à fait avec celui que donnent à lire plusieurs nouvelles relevant du fait divers incite à la réflexion, puisque ces deux rubriques entretiennent d’étroites relations par le partage de mécanismes, dont la présence d’un narrateur et la mise en récit[18], et de thèmes communs comme le crime ou le quotidien trivial. Par ailleurs, contrairement au feuilleton, le fait divers, selon Anne-Marie Thiesse, occupe « une position intermédiaire[19] » au sens où il n’est pas comme la politique et la fiction littéraire associé à une lecture masculine ou féminine. Ces échos dissonants reposeraient, en somme, sur un double écart. Écart entre les rubriques en ce qui concerne la représentation de la lectrice et écart qui s’inscrit à l’intérieur même de la forme du fait divers, dont la fonction consiste, entre autres, à révéler une divergence entre une norme et une déviance. Cette opposition permet de cerner un décalage qui semble rendre compte, d’une part, de la préséance de la lecture ou du lecteur masculin et, d’autre part, du discours ambiant qui condamne les romans publiés dans la presse en raison de leurs effets néfastes sur les plus vulnérables, parmi lesquels on trouve les petites gens, comme les épiciers et les domestiques, mais surtout les femmes. Dans le réquisitoire contre le roman-feuilleton, mené dans la seconde moitié du xixe siècle par le clergé notamment, les femmes paraissent tout particulièrement sans défense contre cette large exposition au romanesque et à la menace de corruption des moeurs que celle-ci représente.

LE PIONNIER DE SHERBROOKE ET LA LITTÉRATURE

Fondé en 1866 par les avocats Hubert-Charron Cabana et Louis-Charles Bélanger, Le Pionnier de Sherbrooke est un hebdomadaire conservateur, dont le mandat consiste à représenter et à défendre les intérêts des Cantons-de-l’Est et de leurs habitants de langue française. Sa devise, « La patrie avant tout », constitue une illustration forte de son attachement national. Traitant de politique, d’agriculture, de commerce et de science, ce journal régional réserve aussi un espace à la littérature, et plus précisément au feuilleton, dans la plupart de ses livraisons. La proportion des femmes et des pratiques littéraires féminines dans cette rubrique est significative considérant l’importance relative des références à la littérature dans l’ensemble de ce périodique. Statistiquement, on peut observer qu’avant le volume IX (septembre 1874), presque un feuilleton sur deux publié dans Le Pionnier est écrit par une femme, qu’il s’agisse de Rosanna Eleonora Mullins-Leprohon, de Raoul de Navery (pseudonyme d’Eugénie-Caroline Saffray) ou de Delphine de Girardin. À partir du volume IX cependant, Le Pionnier publie consécutivement trois feuilletons d’auteurs masculins, soit ceux de François-Pierre-Ernest Capendu, de P.-B. Singer et d’Henri Lasserre. Malgré cette masculinisation plus marquée du feuilleton, le féminin n’est pas complètement évincé de cette rubrique, puisque les lectrices continuent d’être interpellées à titre de public de prédilection. Les autres changements corollaires résident dans la nature des interventions féminines ainsi que dans la localisation des rubriques dédiées aux femmes. En effet, de la première page, les discours émis par ou pour les femmes se déplacent à la quatrième page, et le feuilleton n’échappe pas à cette migration[20]. Ce changement coïncide, en outre, avec l’expansion du journal, qui passe de six à huit colonnes en octobre 1874. L’augmentation du format semble ainsi concorder avec un déclassement du contenu dédié aux femmes et, par conséquent, du public féminin.

AUTOUR DU FEUILLETON

Rosanna Eleonora Mullins-Leprohon (1829-1879), Montréalaise d’origine anglophone, est l’une des auteures les plus prisées du Pionnier de Sherbrooke. Entre l’année de la fondation du journal et 1873, cinq de ses romans, traduits en français, y sont publiés, soit Antoinette de Mirecourt, Le Manoir de Villerai, Armand Durand, Ida Beresford et Ada Dunmore. Fidèle à ses principes de défendre les intérêts francophones, la rédaction du journal félicite davantage le traducteur que l’auteure de ces romans. Et, bien que ce soit le nom de Madame Leprohon[21] qui figure en dessous du titre du feuilleton, c’est celui du traducteur, E. L. de Bellefeuille[22], qui apparaît à l’endroit de la signature. Le premier roman de Madame Leprohon est publié dès le deuxième numéro du Pionnier de Sherbrooke, en remplacement des Mémoires d’un prisonnier d’État canadien, dont la publication est rapidement interrompue par la rédaction :

Nous demandons pardon à nos lecteurs pour l’interruption du feuilleton commencé dans notre premier numéro. Après mûre réflection [sic], nous en sommes venu [sic] à la conclusion qu’il vaut mieux en abandonner la publication, dans l’intérêt de notre feuille et pour la satisfaction d’un plus grand nombre de lecteurs. Ayant résolu de publier d’abord, pour feuilleton, un roman canadien et n’ayant pu nous procurer à temps l’ouvrage désiré, nous résolûmes de publier les Mémoires d’un prisonnier d’État canadien, seul ouvrage du genre en notre possession. Nos lecteurs n’y perdront rien. La lecture du charmant petit roman de Mde. Leprohon, Antoinette de Mirecourt, peinture pittoresque de moeurs canadiennes, les dédommagera au centuple. Nous faisons d’ailleurs ce changement à la demande d’amis que nous estimons trop pour qu’ils nous soient [sic] permis d’hésiter un instant[23].

Les romans de Madame Leprohon sont donc privilégiés par la rédaction parce qu’ils sont canadiens, non seulement en raison de la nationalité de leur auteure, mais également par les moeurs et les caractères qui y sont dépeints[24]. Conformes aux orientations patriotiques et catholiques du Pionnier, les romans de Madame Leprohon contribuent à l’énonciation éditoriale telle que décrite par Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier :

[L]a notion d’énonciation ne renvoie pas ici à une métaphore linguistique ; elle suggère en revanche qu’en deçà ou en amont de l’énonciation discursive d’un texte donné (l’oeuvre d’un auteur célèbre, le texte d’un règlement ou la mosaïque d’un journal par exemple) se situe une autre énonciation, d’un autre ordre, même si elle lui est intimement liée. Cet autre niveau d’énonciation définit les formes mêmes qui rendent le texte possible, qui lui permettent d’avoir une visibilité : ce qui le conduit à être hiérarchisé ou non, à conjuguer les discours de telle ou telle façon[25]

Des commentaires de la rédaction accompagnent généralement la publication des feuilletons pour en faire la promotion. Ce discours-remorque constitue le lieu tout indiqué pour interpeller et caractériser le lectorat féminin. Lors de la première livraison du roman-feuilleton français L’enfant maudit de Raoul de Navery, on retrouve en page 3 le commentaire suivant, dans lequel la rédaction s’adresse spécifiquement à la lectrice : « Nous commençons, avec ce numéro, la publication d’un roman qui devrait intéresser nos lectrices. Nous le recommandons pour sa moralité[26]. » Puis, à la toute dernière livraison de L’enfant maudit, dans un entrefilet intitulé « Notre feuilleton », la rédaction s’empresse de promouvoir le prochain roman à paraître par tranches dans ses pages afin de fidéliser le lectorat féminin :

Nous finissons avec ce numéro le magnifique roman de L’enfant maudit, par Raoul de Navery, que nos lectrices ont tant aimé. Nous en commencerons un nouveau, la semaine prochaine, par le même auteur. Nous pouvons le recommander tant sous le rapport de la morale que sous celui de l’intérêt et de l’intrigue. Le gouffre, tel sera son titre. Nous avons confiance qu’il donnera à nos aimables lectrices pleine et entière satisfaction[27].

Cette stratégie éditoriale apparaît systématiquement lorsque les romans sont de la plume d’une femme, et plus rarement lorsqu’il s’agit d’auteurs masculins, comme c’est le cas ici pour annoncer la publication du Gentilhomme pauvre d’Henri Conscience[28] :

Nous avons terminé, la semaine dernière, avec le dernier numéro de notre quatorzième année, le roman si palpitant d’intérêt, Le Gouffre, qui a si vivement amusé nos aimables lectrices. Nous commençons avec le présent numéro, qui est en même temps celui qui commence notre quinzième année, un nouveau roman intitulé, Le Gentilhomme pauvre. Il sera digne en tout point de l’attention du public. Aussi moral qu’intéressant, il nous permet d’admirer la noblesse des sentiments aux prises avec l’égoïsme. Le triomphe des nobles principes est la digne fin du drame que l’auteur met devant ses lecteurs. C’est donc avec satisfaction que nous arrivons au dénouement. Nos lectrices ne manqueront pas de lire ce feuilleton avec le plus grand intérêt[29].

Peu à peu, ce procédé publicitaire se raffine, puisque la rédaction prend soin de préciser que la moralité n’enlève rien au divertissement. Ainsi représentée, la lectrice est davantage celle du roman-feuilleton que celle du journal : la lecture féminine est non seulement circonscrite, mais elle nécessite aussi un encadrement particulier. La rédaction s’assure d’offrir aux abonnées des romans dont la moralité est irréprochable, plaçant dès lors la lecture féminine sous l’autorité préalable d’une lecture masculine, qui seule paraît dotée de jugement et de distance critiques. Le rédacteur donne sa caution en attestant la conformité des oeuvres qu’il publie à l’ordre politique et religieux établi.

Dans le premier roman de Madame Leprohon à paraître dans les pages du Pionnier de Sherbrooke, Antoinette de Mirecourt, le personnage éponyme se reproche à elle-même la perte de ses bonnes moeurs d’autrefois en raison de sa fréquentation des soirées mondaines et des romans sentimentaux :

Oui, rougis, Antoinette, car la réponse te condamne et t’humilie ; la lecture de romans frivoles, de poëmes [sic] exagérés, la compagnie d’hommes du grand monde dont les flatteries et la conversation légère avait [sic] fini par ne plus l’affecter : voilà ce qui avait remplacé ses bonnes habitudes d’autrefois[30].

L’homme que le père d’Antoinette souhaite la voir épouser, parce qu’il est un Canadien français, se présente, en outre, comme l’antithèse du romanesque en raison de ses valeurs d’authenticité et de sincérité : « — Oui, je vous aime, et si l’expression de mon amour ne prend pas le caractère de frénésie que les héros de romans et de mélodrames se croient tenus d’afficher, elle n’est pas moins sincère ni moins entière[31]. » En contrepartie, le prétendant intéressé par la dot et non par le coeur de la jeune fille, le major Sternfield, qu’elle finit d’ailleurs par épouser en secret, semble davantage associé au genre romanesque et à l’illusion, puisqu’il apporte, lors de ses visites à Antoinette de Mirecourt, « quelques livres de littérature[32] ». Dans cette charge implicite contre le roman sentimental, le cousin d’Antoinette reproche d’ailleurs à sa propre épouse, Lucille, de ne s’exprimer qu’en « phrases romanesques[33] », montrant l’influence sans limites du genre sur les jeunes femmes. Ce personnage féminin paraît en effet superficiel et déconnecté du réel, établissant régulièrement des équivalences entre les événements et leurs principaux acteurs et le romanesque[34]. Pour chasser la mélancolie qui l’habite, Lucille recommande entre autres à Antoinette « [d’arrêter] de penser, [de prendre] un roman, [d’essayer] une intrigue ou [de jeter] un coup d’oeil sur les toilettes[35] ». La lectrice du journal Le Pionnier est donc invitée, par de nombreuses adresses lancées par la rédaction, à lire des romans dans lesquels les personnages féminins sont blâmés en raison des dérives occasionnées par leur inclination pour le genre romanesque. Autrement dit, le feuilleton attire la lectrice pour mieux la condamner ou la normaliser. Cette hypothèse est confortée par le discours que tient le traducteur, J. A. Genand, dans sa préface à l’édition française d’Antoinette de Mirecourt :

Ce qu’on est convenu d’appeler le roman moderne règne malheureusement chez nous, comme ailleurs, et ce serait en vain qu’on essaierait de le détrôner : lutter contre cette folie du siècle serait une autre folie. Mais, de même qu’un peuple n’a que le gouvernement qu’il se crée, du moins par son attitude, de même une société ne reçoit que la nourriture intellectuelle qu’elle veut ; s’il est impossible de substituer un genre à un autre, il n’est pas impossible de le modifier, de rendre cette nourriture plus saine. — J’ai voulu prouver à mes lecteurs que si la lecture des romans est une nécessité, il est du moins possible de lire honnêtement des romans honnêtes. En effet, contrairement à la plupart des romans importés en ce pays, qui, tous ou à peu près sans exception, s’étudient à embellir le Vice et à enlaidir la Vertu, Antoinette de Mirecourt est une grande leçon de morale[36].

Les romans de Madame Leprohon, grâce à l’idéologie patriotique et antiromanesque qu’ils véhiculent, sont présentés comme un remède moral au mal qui ronge les jeunes femmes ; une sorte de succédané ou de traitement de substitution canadien visant à désintoxiquer les lectrices des mauvais romans étrangers.

LA LECTRICE ET LE FAIT DIVERS

À l’occasion, des comptes rendus de procès paraissent en première page dans l’espace généralement réservé au feuilleton. Cela est sans doute redevable à la profession des deux fondateurs, mais aussi à l’imaginaire du crime qui traverse et imprègne le xixe siècle tant en France qu’au Québec, comme l’ont montré les travaux de Dominique Kalifa et d’Alex Gagnon. Lorsque le feuilleton est interrompu par les nouvelles de la cour criminelle, on retrouve en deuxième page un mot de la rédaction, qui dit regretter d’avoir à reporter la suite de l’intrigue au prochain numéro. Ces mots d’excuse sont principalement adressés aux lectrices du Pionnier. Les rédacteurs interpellent à la fois les « lecteurs » et les « lectrices », mais la mention de ces dernières est souvent précédée de l’adverbe « surtout » et d’adjectifs tels que « charmantes » ou « bienveillantes »[37]. L’adresse au lectorat féminin semble par conséquent beaucoup plus ciblée, cette insistance confirmant que les femmes constituent le public visé par la publication de cette rubrique.

Ces résumés de la cour ainsi que certains faits divers criminels offrent des représentations du féminin qui contrastent avec celles proposées dans le discours d’accompagnement des feuilletons. À la lectrice aimable, douce et morale s’oppose ainsi toute une galerie de femmes criminelles. Citons, à titre d’exemple, quelques-uns des faits divers rapportés dans les pages du Pionnier : celui mettant en scène Sophie Boisclair qui, accusée d’avoir assassiné son époux en l’empoisonnant, fait appel de sa condamnation, car elle est enceinte (20 avril 1867) ; celui de l’une des filles Thiffault, de Saint-Tite, qui subit un procès pour infanticide et est acquittée (24 septembre 1869) ; celui d’une jeune femme qui met fin à ses jours par la noyade (22 août 1873) ; puis, celui d’une femme emprisonnée pour violence conjugale (9 août 1878). On retrouve aussi le fait divers intitulé « Le mort vivant », qui narre avec détail la tentative de meurtre par empoisonnement d’une femme contre son mari. Ce dernier, découvrant les machinations de son épouse, joue la comédie en feignant la mort (24 janvier 1879). Le contexte familial du crime — la femme sévissant principalement à l’intérieur du foyer domestique, commettant son crime à l’endroit de ses proches : mari, parents, enfants — exacerbe le caractère transgressif de cette représentation du féminin. En parallèle avec ces textes portant sur la criminalité féminine, le Pionnier publie des faits divers qui dramatisent la lecture des femmes. Ces deux représentations du féminin dans l’écriture du fait divers et la dangerosité qui leur est associée témoignent de l’inquiétude qu’inspire la sphère domestique, lieu par excellence des délits des femmes[38]. Dans l’espace du journal, la folie meurtrière féminine et la folie romanesque se font écho, contribuant à l’interlisibilité des textes, laquelle repose sur le montage des rubriques contiguës « disséminant les différents éléments d’une argumentation dans plusieurs textes en apparence disjoints les uns des autres. D’où une étonnante porosité de la matière discursive qui tend à effacer l’hétérogénéité apparente du journal au profit d’une interdiscursivité performative[39] ».

Dans la seconde moitié du xixe siècle, la critique, notamment religieuse, décrie la lecture romanesque et ne cesse de mettre en garde le public, et tout particulièrement les femmes[40], contre le roman. Cet extrait condense les principaux reproches adressés au genre romanesque, de même que les dangers qu’il représente pour les femmes :

Le roman […] s’attaque surtout aux femmes dont il a la prétention de peindre les sentiments, les pensées et les moeurs. Il n’est point l’idéalisation mais le travestissement de tout ce qui émane d’elles et c’est là ce qui constitue avant tout le caractère de perversité de ces sortes d’écrits. À ce point de vue, il n’est pas seulement antireligieux, il est de plus asocial, parce qu’il mène au mépris de la femme en la prostituant au vice, dans la personne de ses héroïnes qu’il suppose être formées à sa ressemblance et en lui déniant la vertu[41].

Cette charge d’époque contre le roman sentimental s’infiltre dans la chronique du fait divers du Pionnier de Sherbrooke. Si le discours y est moins prescriptif que dans le réquisitoire du clergé, il n’en demeure pas moins animé d’une visée préventive et édifiante implicite :

La lecture des romans — Dans un modeste logement du 20e arrondissement, à Paris, raconte la Liberté, demeurait une jolie petite fille de quatorze ans et demi, dont les parents s’absentaient assez longtemps, dans le courrant [sic] de la journée, pour laisser à leur enfant le temps de lire les journaux et les romans. Or, hier, en rentrant chez elle, la malheureuse mère tomba évanouie devant l’affreux spectacle qui s’offrait à sa vue : la jeune fille était là, devant elle, couchée à plat ventre, asphyxiée par le charbon d’un fourneau fumant encore, en même temps qu’étranglée par un mouchoir qu’elle avait roulé autour de son cou ; les deux jambes étaient brûlées jusqu’aux genoux, et, détail horrible, la bottine gauche était à un mètre du cadavre conservant encore le pied qu’elle avait chaussé. Sur la commode, des journaux radicaux : la Cloche, le Rappel, l’Almanac Démocratique [sic], la Lanterne ! D’un paquet de romans, elle s’est fait un oreiller pour attendre la mort. Enfin, à côté d’elle, un écrit au crayon contenait ces mots : « Je me fais mourir : la seule chose que je demande à papa et à maman, c’est que mon corps n’entre pas à l’église. »[42]

La morale qui se dégage de cette nouvelle de fait divers touche aussi bien les jeunes filles que leurs parents en ce qu’elle constitue une illustration dramatique des conséquences funestes du manque de surveillance et d’encadrement de la lecture féminine. Les romans sont littéralement présentés comme le cercueil de la jeune suicidée.

Dans la même veine, il faut aussi attirer l’attention sur ce fait divers qui convoque l’image du feu comme métaphore de la consomption des femmes par la fiction :

Une femme brûlée à mort — Lundi, le 29 avril dernier, le député coroner de cette ville a tenu une enquête, au canton de Cleveland, environ trois milles plus bas que Richmond, sur le corps de Madame Trotter Elliott, qui avait brûlée [sic] à mort la nuit précédente. On ne sait pas au juste comment le feu a pris, mais il a originé dans la chambre où dormait seule Madame Elliott. Elle avait l’habitude de lire après s’être mise au lit, et une ou deux fois elle s’était endormie laissant la lampe allumée. L’impression générale est que le feu a dû être causé par la lampe qui contenait de l’huile de charbon et qui a dû être reversée [sic] par accident[43].

Outre ces démonstrations flamboyantes, on retrouve également des manifestations plus prosaïques et quotidiennes des incidences du romanesque sur la vie familiale :

Madame est absorbée par la lecture d’un roman nouveau ; tout en lisant, elle sent vaguement, dans sa conscience, qu’elle néglige peut-être ses devoirs de surveillance. — Henriette, dit-elle d’une voix distraite à l’aînée de ses enfants, où est ta petite soeur ? — Dans la chambre à côté. — Eh bien ! ajoute-t-elle sans se détacher de sa lecture, va voir ce qu’elle fait et dis-lui qu’elle ne doit pas le faire[44].

Ce court texte établit clairement un lien de causalité entre la lecture et la négligence des devoirs maternels, à l’instar du discours religieux.

Comment expliquer que Le Pionnier fasse la promotion des romans qu’il publie en feuilleton auprès des femmes tout en alimentant le discours qui condamne la lecture féminine ? Certes, le journal est une entreprise commerciale et doit par conséquent plaire au public le plus large pour être rentable. Mais une analyse des jeux d’échos entre les rubriques permet de montrer comment le journal navigue entre ces deux antagonismes. Les assurances de moralité ne semblent pas suffisantes pour faire contrepoids au récit des incidents funestes découlant des pratiques de lecture féminines. Quelles réflexions peut-on tirer de cette place d’entre-deux qu’assigne le journal à la lectrice en l’interpellant d’une part et en la pourfendant de l’autre ? Pour apporter des éléments de réponse à ces questionnements, signalons que deux des trois nouvelles de faits divers mettant en scène des lectrices dans des situations pour le moins embarrassantes sont tirées de la presse étrangère, surviennent ailleurs qu’au Canada, tandis que la troisième se déroule dans un espace géographique indéterminé. Cette menace venue d’ailleurs tend donc à confirmer le discours tenu notamment par le traducteur J. A. Genand sur l’influence plus néfaste de la littérature étrangère que de la littérature canadienne, dont le caractère moral est davantage probant. L’espace croissant qu’occupent les femmes, à la fois comme objets du discours, destinataires et sujets, tend à amoindrir les effets de compartimentation des rubriques en fonction des sexes. La dissémination du féminin dans la matière journalistique provoque en outre des effets d’interlisibilité patents qui consolident l’énonciation éditoriale.

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L’étude du Pionnier menée ici et qui offre les premiers résultats d’une plus vaste recherche encore en défrichage a permis de montrer que le feuilleton et le fait divers — délimités par des frontières génériques perméables — partagent une même fonction régulatrice qui vise tout particulièrement le lectorat féminin et, par extension, l’identité féminine. Tous deux offrent « un modèle de comportement[45] » ou un anti-modèle aux femmes qui lisent pour leur permettre, à elles et à l’ensemble de la société canadienne-française de la seconde moitié du xixe siècle, d’éviter le pire, soit la perversion, la criminalité, la corruption des moeurs ou la mort. La lectrice pervertie et représentant un danger pour elle-même et ses proches paraît également instrumentalisée au profit de la promotion de la littérature canadienne, présentée comme saine, religieuse et patriotique. La représentation du féminin dans Le Pionnier de Sherbrooke épouse en quelque sorte la courbe du siècle, où l’intérêt se déplace de plus en plus de la politique vers la littérature nationale. Parfois négative — pensons à la figure du bas-bleu ou à celle de la lectrice étourdie —, cette association des femmes à l’activité littéraire semble toutefois contribuer à l’ouverture des possibles en matière d’écriture au féminin, comme le montre l’importance qu’accorde la rédaction du Pionnier à la production de Rosanna Eleonora Mullins-Leprohon. Évidemment, les conclusions de cette analyse de la représentation de la lectrice dans les rubriques du feuilleton et du fait divers devront être complétées par une étude de témoignages laissés par les lectrices et lecteurs réels — si de telles sources ont été conservées[46] —, lesquels nous renseigneraient quant aux effets concrets sur les usages du journal de cette compartimentation des rubriques en fonction des genres sexués. De même, l’examen de l’énonciation éditoriale dans une perspective de rapports de genre pourrait être prolongé par la comparaison avec d’autres journaux, qu’ils soient régionaux ou urbains, d’allégeance conservatrice ou libérale. Cela dit, l’étude du Pionnier a permis de mettre en évidence que la « partition des espaces[47] » médiatiques ne conduit pas, comme on serait porté à le croire, à l’exclusion des femmes ni même à leur marginalisation dans le journal. L’inscription du féminin dans cette feuille régionale montre que la sphère domestique constitue une préoccupation centrale de la sphère publique dans la seconde moitié du xixe siècle, et c’est précisément cette dialectique privé/public qui constitue la principale voie d’infiltration, voire de contamination, du féminin tant dans les « zones réservées[48] », comme le feuilleton, que dans les autres rubriques qui ne sont pas d’emblée associées à l’une ou à l’autre des catégories de genre, comme celle du fait divers.