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Dans L’imposture [2] d’Evelyne de la Chenelière, la romancière Ève, consciente de ne pas maîtriser les codes qui lui permettraient de construire son image médiatique, choisit de s’extraire du cirque promotionnel entourant la publication de son nouveau livre. Étrangère dans un milieu littéraire où jeunesse et nouveauté sont privilégiées, elle est également consciente que sa profession d’écrivaine la distingue de son entourage et la confine dans une posture marginale, dans un inconfortable lieu limitrophe qui présente plusieurs affinités avec la paratopie que définit Dominique Maingueneau. L’auteur, ainsi qu’il est présenté dans Le discours littéraire [3], construirait en effet son oeuvre à partir de l’impossible lieu où il évolue, la paratopie, à la fois hors et dans la société. De cette problématique inscription sociale, de cette situation d’entre-deux inconfortable, il ferait le moteur de sa création : la paratopie « n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité de se stabiliser [4] ». Condition et produit de l’oeuvre, la paratopie voue l’auteur à tenter de fuir l’intenable de sa position tout en confortant cette situation dans le mouvement même de la création. Marcel Proust aurait-il pu décrire la vie des salons et des villégiatures dans sa Recherche du temps perdu s’il n’avait pas lui-même vécu une existence mondaine, s’il n’avait pas participé au cours de ce monde, et s’il ne s’en était pas ensuite extrait pour se réfugier dans sa chambre close ? Du troubadour au romantique en passant par l’auteur côtoyant les jansénistes, la figure de l’artiste parasitaire, marginal ou exclu, qui se cristallise à la fin du xixe siècle avec le bohème franchement opposé à la bourgeoisie, se transforme au fil de l’évolution des rapports entre l’auteur et la société dans laquelle il s’inscrit. La paratopie observée par Maingueneau apparaît aussi dans l’oeuvre, illustrée notamment par le personnage marginal — Hamlet, pour prendre un exemple théâtral cité dans Le discours littéraire —, qui peut participer à tracer les contours d’une figure de l’auteur dans la fiction.

Dans le contexte québécois, on peut certainement mettre en doute le fait que l’artiste évolue en fonction de cette logique de la paratopie si l’on envisage, à l’instar de Michel Biron, la société québécoise comme une « communitas [5] », qui s’oppose « à une société fondée sur une structure hiérarchique permanente [6] ». Dans un monde où la structure est absente, l’individu ne se définit pas « contre » une hiérarchie pour s’élever socialement, obtenir pouvoir et reconnaissance, mais bien selon un système « de contiguïté, de voisinage [7] ». Contrairement à l’artiste français du xixe siècle décriant l’art commercial et le mode de vie bourgeois, l’auteur québécois évolue dans un champ littéraire plus ou moins autonome, trouve peu de cibles à viser, peu de répondants avec qui débattre, du moins jusque vers la moitié du xxe siècle, dans un contexte culturel où la tradition est moins fortement ancrée. Evelyne de la Chenelière propose un écho contemporain à cette thèse lorsqu’elle évoque, dans un texte d’idées publié dans la revue Argument, la complaisance qui règne dans le milieu théâtral québécois, plus autonome, certes, mais où les débats esthétiques comme la critique éclairée sont selon elle inexistants :

Si je me mettais à la place du public, ma perception du milieu théâtral, par moments, serait la suivante : un groupe de gens qui n’arrêtent pas de se féliciter les uns les autres, et qui s’excitent devant des objets théâtraux parfois inaboutis, convenus, de courte vue, redondants, superficiels, et dont pourtant la critique m’avait assuré que c’était révolutionnaire et absolument exaltant [8].

Cette complaisance conduit à une forme de censure « extrêmement efficace parce que difficile à cerner. Cette censure est une vaste entreprise de banalisation qui étouffe les voix discordantes. La divergence et la marginalité sont noyées en en faisant un phénomène parmi tant d’autres. La subversion devient une curiosité intéressante, aussitôt commercialisée avec tout le reste [9] ». L’artiste ne trouverait en ce sens aucun lieu paratopique, puisque le débat et la différence se confondent dans l’ensemble convivial de la « communitas ».

Également, contrairement à la société française du xixe siècle, la hiérarchie sociale actuelle, au Québec comme ailleurs, est instable et « les groupes d’appartenance encadrent de moins en moins les individus, qui doivent se donner une identité qui les fuit : que ce soit sur la base de l’ethnie, des choix sexuels, du sport, du loisir, de la confession religieuse, de l’engagement politique [etc.] [10] ». Les frontières du champ littéraire ont de plus éclaté, dans la mesure où les auteurs et les lieux de publication, notamment sur la toile, se multiplient, comme aussi les espaces de légitimation des oeuvres — sur Internet encore, si l’on pense aux nombreux blogues où se pratique une critique littéraire plus ou moins prise au sérieux. Où se trouve l’espace de la paratopie lorsque les centres se multiplient en ramifications innombrables, lorsque tout un chacun peut prendre la plume (le clavier), alors que les postures littéraires comme les appartenances sociales sont mouvantes et difficilement repérables ?

Certes, il existe au Québec des auteurs qui revendiquent une posture singulière. Je pense notamment à Wajdi Mouawad, selon qui l’artiste, « à la fois le pont et le ravin » (donc dans cet espace d’entre-deux qu’est la paratopie), « est là pour déranger, inquiéter, remettre en question, déplacer, faire voir, faire entendre le monde dans lequel il vit, et ce, en utilisant tous les moyens que l’art peut mettre à sa disposition [11] ». Dans le monde pour le comprendre, hors du monde pour le « faire voir », l’artiste joue le rôle du résistant, du combattant : « L’écriture comme champ de bataille. Il faut creuser des tranchées. Faire le siège. Faire des sorties. Attaquer sous la pluie […] [12]. » Mouawad trouve une cible, au moment de l’écriture des textes cités, alors qu’il dirige le Théâtre français du Centre national des Arts, dans le gouvernement conservateur qui sape les programmes de subventions aux artistes et, de manière plus générale, dans la société de consommation qui transforme l’art en divertissement. Cette posture reposant sur un principe d’opposition correspond probablement à une figure parmi d’autres, moins agonistiques, auxquelles peuvent s’identifier les artistes québécois. Il est par ailleurs intéressant de souligner que Mouawad obtient un grand succès en France, où cette posture combattante est certainement plus attendue qu’au Québec.

En suivant la réflexion de Maingueneau, un lieu semble assurément opposé à l’espace paratopique et participe à sa disparition : la télévision. Média populaire s’il en est, « organe de la démocratie [13] », la télévision trône dans tous les foyers, et puisqu’elle carbure au financement variant selon les cotes d’écoute, elle cherche à plaire : « C’est une loi qu’on connaît très bien : plus un organe de presse ou un moyen d’expression quelconque veut atteindre un public étendu, plus il doit perdre ses aspérités, tout ce qui peut diviser, exclure, […] plus il doit s’attacher à ne choquer personne, comme on dit, à ne jamais soulever de problèmes [14]. » L’auteur qui se prête au jeu de la télévision se fond ainsi dans le monde qui, dans la perspective de Maingueneau, lui signalait sa différence ; il fait disparaître ce qui le distinguait, le rendait hostile aux yeux de certains. Il apparaît dans les émissions littéraires qui, selon Bourdieu, « servent — et de manière de plus en plus servile — les valeurs établies, le conformisme et l’académisme, ou les valeurs du marché [15] ». Fonctionnant selon le principe de la proximité, la télévision se veut dans le monde, dans l’intimité du foyer. Elle annule en d’autres termes la paratopie, lieu de la pensée artistique et critique : « Penser c’est dire non. Bon gré mal gré, la télé dit oui au monde tel qu’il va [16]. » Cette critique bien connue de l’impératif de conformisme — voire de morale — que formulent de nombreux intellectuels se double de celle, tout aussi répandue, des contraintes techniques qui conduiraient à simplifier, à détruire la pensée, au sens où l’image diffusée obéit à une logique de la fragmentation et abolit la durée au profit de l’instant [17]. La pensée du livre et de l’auteur ne trouverait pas, dans ce contexte, l’espace nécessaire pour se déployer :

[L]a télévision a tendance à promouvoir une culture-spectacle, où l’impératif de visualisation oblige à sacrifier ce qui, en son essence même, est extérieur à l’image, la pensée. Certes [la télévision] donne accès à certaines expressions culturelles, mais dans un environnement de précipitation, de collisions de langages, d’effets spectacles, qui signent en général la forme de culture la plus superficielle [18].

La pièce L’imposture d’Evelyne de la Chenelière a l’intérêt, entre autres éléments, de confronter deux figures d’auteur, l’une fabriquée pour épouser les contraintes du média télévisuel, l’autre qui oeuvre dans l’ombre, refuse de s’adapter au modèle assurant le succès, fonctionnant selon la logique de la paratopie. À travers cette confrontation, où les rapports entre la littérature et la télévision sont présentés de manière critique, la pièce fait se croiser des réflexions sur la création, sur la figure de l’auteur, notamment féminine, et sur la part autobiographique de l’écriture.

Anatomie d’une supercherie

La pièce doit d’abord son titre à la supercherie orchestrée par le personnage d’Ève, romancière consacrée qui demande à son fils Léo de signer son plus récent manuscrit et d’assumer le rôle d’auteur de ce livre. Le roman en question, dont plusieurs extraits sont projetés sur un écran ou récités par les personnages [19], raconte l’histoire d’Ève à partir du point de vue du fils. La mère rédige ainsi son autobiographie, en travestissant cette entreprise avec le concours de Léo et en empruntant la perspective imaginaire du fils [20]. Cette imposture est révélée assez tardivement dans la pièce, soit à la quatorzième scène d’une pièce en comptant dix-sept, dans lesquelles Léo se présente comme le véritable auteur du roman à travers un filtre médiatique : il accorde une entrevue télévisuelle où il parle de son rapport à sa mère et à l’écriture. Puisqu’il existe plusieurs Léo — l’auteur que l’on voit à l’écran, le fils qui évolue sur scène avec les autres personnages, le narrateur du roman (c’est-à-dire le fils imaginé par la mère) qui récite des passages du livre —, le jeu de masques opère sur plusieurs plans et brouille la définition du personnage. Sans trop insister, Evelyne de la Chenelière confond davantage les personnages en plaçant dans les bouches d’Ève et de Léo quelques répliques semblables : par exemple, Léo en entrevue, le roman récité par Léo et le roman récité par Ève évoquent de façons à peine différentes l’idée « d’être aimés pour ce que nous ne sommes pas » (I, 81, 101 et 102). Le fils a grandi dans l’ombre d’une mère qu’il adore, au point d’assumer son rôle d’auteur et de jouer ce qu’il n’est pas — d’être aimé pour ce qu’il n’est pas.

Ce jeu sur l’identité de l’auteur du roman correspond à une réflexion sur l’écriture qui se tisse tout au long de la pièce. Certes, le cas précis de cette imposture est une supercherie dont le but avoué est de tromper le public, de faire passer le roman pour l’oeuvre du fils. Mais l’acte d’écrire correspond-il jamais à autre chose qu’au « phagocytage », au vol de la vie des autres ? « C’est précisément ça, être auteur ! affirme Léo l’auteur en entrevue. C’est piller. Écrire est un outrage, par définition, une imposture. » (I, 86) On sait, dans une perspective intertextuelle, que la part d’invention de la création est limitée, que tout discours est en partie rapporté, que l’écriture est agencement infini, tissu de citations. Qu’importe en somme que Léo ou Ève soit l’auteur véritable quand, suivant cette logique, un jour « [t]out le monde sera l’auteur du même livre et des mêmes phrases tournées dans tous les sens. […] Le monde entier finira par penser la même chose, ce sera la mondialisation de la pensée, la conspiration des idées, oui, les idées vont respirer en commun » (I, 100). Plutôt que de jouer le rôle de l’auteur sous les projecteurs, Ève s’efface derrière le nom et la personne du fils en affirmant la part modeste qu’elle s’attribue dans le processus de création, qui doit autant à l’héritage littéraire et à l’entourage de l’auteur qu’à son propre travail d’invention.

Derrière le masque que portent les personnages se cache aussi une autre entité, dans la mesure où le faux roman autobiographique signé par Léo, écrit par Ève, est peut-être, du moins en partie, celui de l’auteure de la pièce, l’imposture devenant celle de la dramaturge qui dupe son propre public et lectorat. Evelyne de la Chenelière sème quelques indices pointant le caractère autobiographique de la pièce — qui ne se présente pas comme une mise en écriture de soi, néanmoins [21] —, le premier étant la profession du personnage principal de la pièce, auteure, et le second son prénom, Ève, bien proche du sien. Également, Evelyne de la Chenelière a réfléchi à quelques reprises à l’écriture au féminin, et plus précisément au rapport entre l’écriture et la maternité, notamment dans un documentaire récent [22]. Le personnage d’Ève se questionne lui-même abondamment sur la maternité dans ses échanges avec les autres personnages et dans le roman, si bien que Léo, l’auteur en entrevue, aborde le sujet en affirmant qu’« une mère va toujours se demander quelle aurait été sa vie sans [son enfant]. […] C’est la question que les enfants se posent un jour et qui demeure sans réponse : Qu’est-ce que j’ai volé à ma mère ? » (I, 39) Dans un texte publié dans la revue Jeu où elle s’interroge sur la place de l’enfance dans ses pièces, Evelyne de la Chenelière écrit qu’elle fait « parler des enfants parce qu’[elle est] une mère » et qu’« en écrivant, [elle] invente un regard d’enfant sur la figure maternelle. Par l’écriture, [elle] donne aux enfants un regard qui déforme et distord la mère jusqu’à la rendre monstrueuse. Monstrueusement froide ou monstrueusement dévorante, toujours inadéquate [23] ». Ici, c’est le regard de Léo (inventé par la mère) qui révèle toutes les failles d’Ève, sa difficulté à se reconnaître dans son rôle maternel, elle qui croit, rappelant les mots du texte de Jeu, « qu’il faut être un peu monstrueux pour écrire » (I, 60). Enfin, un autre indice se trouve dans le rapport à l’image du personnage, qui souhaiterait que sur son livre ne figure pas son portrait (I, 18-19). On sait que la pratique est courante, voire obligatoire : le visage de l’auteur apparaît sur le livre, puis se démultiplie dans les documents de la campagne publicitaire entourant sa parution. Ève veut y échapper, et c’est ce qui la mènera à recourir à la supercherie littéraire. Evelyne de la Chenelière ne choisit pas cette voie radicale, mais comme elle est photographiée de dos sur la couverture de ses livres publiés chez Leméac, on peut en déduire qu’elle éprouve un certain malaise à l’idée qu’un visage incarne le texte, introduise le lecteur à l’univers littéraire. Bien entendu, il n’y a pas lieu de lire la pièce comme une projection de soi ; par contre, ces indices permettent d’envisager les deux personnages d’auteurs mis en scène comme deux incarnations des idées d’Evelyne de la Chenelière sur l’écriture et sur l’écrivain.

Se faire voir pour exister

Pourquoi donc Ève recourt-elle à cette supercherie ? L’expérience de Fernando Pessoa, qui a multiplié les styles littéraires grâce à ses hétéronymes, se révèle un formidable laboratoire de possibles littéraires. À l’autre extrémité du spectre, si l’on retient l’exemple récent et célèbre de J. T. Leroy, les arguments dépassent le cadre de l’expérience esthétique et s’inscrivent dans une logique commerciale : l’ancien drogué et prostitué, jeune androgyne caché derrière ses lunettes fumées et correspondant à la figure de l’auteur marginal, a une apparence et un récit biographique qui fascinent les lecteurs, bien davantage que ceux de la véritable auteure derrière l’écrivain inventé, Laura Albert. La fabrication de la figure de l’auteur s’inscrit ici dans un processus de mise en marché stratégique du livre comportant une campagne publicitaire axée sur la personne de l’auteur plus que sur l’objet littéraire. Il y a de cela dans le projet d’Ève, qui ne veut plus participer à la campagne médiatique entourant l’oeuvre publiée : « Je ne veux pas être l’auteur ! J’ai tout juste eu la force d’écrire ce livre, mais ne me demandez pas d’en être l’auteur » (I, 81), dit-elle en faisant allusion aux sorties publiques auxquelles doit s’astreindre l’écrivain. Evelyne de la Chenelière vise ici un phénomène qui touche tout particulièrement le romancier, qui « signe implicitement avec son public un contrat à compte de visage [24] ». Le visage de l’auteur est en effet souvent affiché sur la quatrième de couverture du livre, note Christian Doumet dans un collectif sur le portrait d’auteur, cadré et présenté selon des stéréotypes publicitaires qui parfois transforment son apparence, habillent le livre en empruntant les codes de la publicité et de la mode. Le portrait, parce qu’il accompagne le livre en lui donnant chair, aurait un effet vendeur, si bien qu’il « devient en réalité l’objet même de la transaction commerciale à l’influence de laquelle il semblait destiné. D’attribut secondaire, il devient attribut principal, dont le texte ne serait au fond, par relégation, qu’une sorte d’épiphénomène : on achète un roman pour passer de longues minutes à se perdre dans ce regard, à suivre ces traits [25] ». Un personnage de L’imposture émet le même inquiétant constat : « L’écrit compte de moins en moins. Les auteurs ont eux-mêmes évincé leurs mots au profit de leur visage », ce à quoi Ève rétorque qu’elle « rêve d’écrire sans qu’on voie [son] visage » (I, 99).

Ce transfert de l’attention du livre à la figure de l’auteur est exacerbé par la télévision et les émissions littéraires ou culturelles, puisque le livre, et plus encore la lecture, y trouvent difficilement leur place. La lecture comme acte intime dénué d’action est en parfaite contradiction avec la temporalité de la télévision, celle de l’immédiateté, du direct, de l’actualité. Dès lors, on présente la littérature par l’écrivain, son incarnation métonymique, qui parlera à peine de son travail d’écriture, opaque, mystérieux, essentiellement intime et donc non médiatique :

[L]a présentation du livre se borne […] le plus souvent à une opération de réduction du fictionnel (un réel imaginaire) au biographique (un réel dont la personne bien vivante de l’auteur garantit l’appartenance au monde de la vie quotidienne) qui n’est autre, littéralement, qu’une opération nouvelle de construction sociale de la réalité de l’écriture [26].

Ainsi l’émission littéraire « est devenue le haut lieu de la réalisation biographique de l’auteur [27] ». En schématisant un peu, mais à peine, on peut aller jusqu’à dire que l’auteur est moins celui qui a écrit le livre que celui qui se présente sur la place publique pour le défendre et en assumer la responsabilité ; que la valeur du livre dépend moins de son écriture que de la performance, de la personnalité de son auteur dans les médias. La télévision désigne les auteurs, si bien que, « pour certains de nos philosophes (et de nos écrivains), être, c’est être perçu à la télévision, c’est-à-dire, en définitive, être perçu par des journalistes, être, comme on dit, bien vu des journalistes [28] ». Car il faut en effet être « bien vu », dans la mesure où des jugements esthétiques sont établis dans ces émissions littéraires qui peuvent directement influencer les ventes d’un ouvrage — bien davantage qu’une recension dans un journal ou une revue spécialisée.

Selon ce point de vue sur l’appropriation du monde littéraire par la télévision, l’auteur qui accepte d’entrer dans le cirque des médias, avide de reconnaissance, fera valoir sa personnalité et jouera un rôle pour se démarquer, rôle distinct de sa personne au quotidien. C’est d’ailleurs l’argument qu’utilisera Ève pour convaincre son fils d’assumer la responsabilité du livre :

Qu’est-ce que ça peut bien faire, que ce soit moi ou toi, l’auteur ? Tant que le livre existe, tant qu’il est lancé, de toute façon personne parlera du livre, je veux dire, ils parleront du fait que tu as écrit un livre, mais du livre lui-même, non, ils en parleront jamais, ils le liront même pas vraiment, alors autant leur donner un auteur séparé du livre, puisque c’est l’auteur qu’ils veulent.

I, 80

Signant le pacte de la supercherie, Léo construira le modèle « parfait, médiatiquement parlant » (I, 11), de l’auteur que s’arrachent les émissions de télévision. Le fils apparaît dans une émission culturelle [29] « branchée qui se veut populaire tout en ayant la prétention de se pencher profondément sur la culture », écrit La Chenelière dans la didascalie initiale, en précisant que Léo y « joue un personnage pour le moins arrogant, en tout cas très sûr de lui. Il est aussi très charismatique et conscient de son humour » (I, 11). Gilles Lipovetsky a bien montré que l’une des composantes de la société à « l’ère du vide » est l’humour, « devenu un impératif social généralisé [30] ». Non plus critique comme à l’âge classique, l’humour aujourd’hui est « ludique », convivial ; il désamorce les tensions et distille la bonne humeur. Plutôt que de dévaluer l’autre en en faisant la cible de moqueries, l’humour ludique est narcissique : il est de bon ton, pour l’individu conscient de soi, de rire de lui-même. Il importe aussi d’afficher une attitude détachée, décontractée, d’être spontané, de ne pas se prendre au sérieux. Léo a bien assimilé la leçon et compris l’impératif du rire puisqu’il adopte justement une attitude très décontractée, alternant les sujets graves et les blagues pour faire rire le public et donner l’impression qu’il ne croit pas en son travail. Je cite en exemple, parmi plusieurs passages qui seraient tout aussi pertinents, la première réplique de Léo en entrevue, qui donne le ton :

La quatrième de couverture ? […] Mais moi je voulais pas mettre ça, c’est mon éditeur qui a choisi l’extrait, et mon éditeur est un dictateur, alors… (Rire du public.) Je sais pas pour vous, mais moi, personnellement, lire cette quatrième de couverture, ça me donnerait pas envie d’acheter le livre ! (Rire du public.)

I, 13

L’auteur rit de lui-même et de son livre, suscite la connivence et la complicité avec le spectateur qui — présument sans doute avec condescendance les artisans de l’émission « branchée » — ne s’y connaît pas trop en littérature et sera rassuré de voir en l’auteur d’un livre abordant des questions sérieuses un jeune homme si sympathique. Presque toutes les interventions de Léo en entrevue, qui alternent avec les scènes jouées sur le plateau, finissent par un éclat de rire, même si Léo traite de sujets qui l’émeuvent. Puisque l’attitude de Léo à l’écran et celle de Léo le fils, qui interagit avec les membres de sa famille, sont très différentes, l’humour apparaît comme un moyen de transcender des émotions pénibles — ou de les fuir en jouant le détachement — et de favoriser une meilleure relation avec le public.

Dans cette « émission branchée », le critère de jugement de la valeur d’une oeuvre, on s’en doute, est bien superficiel. Si le livre a du succès, ce qui est confirmé par la présence de l’auteur à l’émission culturelle, c’est parce que Léo passe bien à la télévision, parce qu’il a « une meilleure personnalité » (I, 79) qu’Ève, qu’il est « plus sympathique » (I, 79) que sa mère. « T’as plus de potentiel à être aimé. Oui, je te regarde, là, t’as un visage médiatique » (I, 79), lui dit-elle pour le convaincre de signer le livre. Le public aime l’auteur avant le livre, on l’a dit, et Ève en est consciente. L’avantage de Léo, outre son joli visage télégénique et son bon caractère, est son âge : « Un jeune, une nouvelle voix, tout ça, ça va marcher. » (I, 79) Le personnage d’Ève critique la propension des médias à porter aux nues la moindre nouveauté, à chercher la nouvelle voix, le nouveau génie : « Le problème, c’est qu’on encense beaucoup trop tôt. La moindre petite nouveauté à peu près correcte, et on encense l’auteur […]. Pis ça c’est à cause de notre maudit complexe culturel québécois, qui fait qu’on veut absolument se trouver des génies québécois, pis quand on en trouve pas, on en invente. » (I, 18) Bien qu’il resterait à vérifier si la propension à célébrer les nouveautés est plus forte au Québec qu’ailleurs, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un travers de la critique, qu’Evelyne de la Chenelière avait souligné dans son texte de la revue Argument : « Le culte de la nouveauté a l’effet pervers d’en voir même où il n’y en a pas, de confondre l’artiste au nouveau visage et l’artiste au nouveau propos. Pourtant, l’un va souvent sans l’autre [31]. » Les critiques du roman de Léo, bernés par sa personnalité et son jeune âge, s’extasient devant le livre novateur d’un nouvel auteur, tandis qu’ils ont plutôt affaire au plus récent livre d’une auteure qui a, elle, le malheur d’avoir perdu sa nouveauté.

Léo possède un dernier atout, peut-être le plus important selon Ève : il est un homme, ce qui lui assurerait plus de crédibilité. La pièce s’amorce avec une réflexion sur l’écriture au féminin, qui se poursuit dans plusieurs passages du roman récités sur scène. La femme qui écrit s’engagerait dans un processus de séduction : « elle doit reconnaître l’écriture pour ce qu’elle est : un acte désespéré et frivole, ni plus ni moins que la robe qu’elle fait tourner pour son père, d’abord, et ensuite le cul qu’elle guinde pour tous les autres » (I, 13). Seulement, alors que « l’écriture d’un homme lui garantit cette séduction dont rien ne peut venir à bout, ni ses tares physiques, ni toutes ses bassesses, […] [l]’écriture d’une femme ne réussira jamais de tels prodiges, il faut encore à la femme certains attraits qui n’ont rien à voir avec les mots qu’elle déploie comme une longue langue pleine d’espoir » (I, 21). Ne se suffisant pas à elle-même, l’écriture au féminin, selon Ève, est un geste tourné vers l’autre, visant à attirer sur soi le regard aimant, ayant pour objectif de plaire, geste que la beauté physique devra par ailleurs compléter. Contraintes par ce souci du regard de l’autre et par une « générosité naturelle » (I, 46-47), affirme Ève, les femmes écriraient moins bien que les hommes. Léo, le fils et non l’auteur, émet une idée semblable en interrogeant sa mère :

Maman, tu crois pas que tu écrirais encore mieux si t’étais un homme ? Je veux dire, si t’étais pas encombrée par ta féminitude ? […] Tu crois pas que ton geste d’écriture est avant tout celui de la provocation, qui vient du sentiment d’empiéter sur un territoire a priori masculin, et que ce geste perd ainsi de son intégrité intellectuelle malgré toi ?

I, 21

L’imposture, en ce sens, dépasse la simple anecdote de la pièce, puisqu’Evelyne de la Chenelière décline le thème pour aborder l’impression d’inadéquation que peut vivre l’écrivain, ici celle de l’écrivaine empêtrée dans sa « féminitude », qui aurait le sentiment d’occuper un espace qui lui est étranger, d’y figurer en intrus. Marginale dans le « territoire a priori masculin » qu’est l’espace littéraire, l’écrivaine se situerait, pour reprendre la réflexion qui a amorcé cette étude, dans un espace paratopique. On peut alors se demander jusqu’à quel point la « féminitude » constitue une contrainte pour l’écriture, du moment qu’elle peut aussi correspondre à sa motivation même : cette posture malaisée d’auteure consciente de sa « féminitude » appelle la création d’une oeuvre qui perpétue la situation de marginalité [32].

Le monstre dans l’ombre de la vedette

En plus de s’appuyer sur le concept de paratopie, le modèle théorique développé par Dominique Maingueneau dans Le discours littéraire comporte celui d’ethos, qui renvoie à l’image de soi présentée par l’auteur dans son discours afin de susciter l’adhésion, de provoquer un effet sur le lecteur. Dans L’imposture, il semble que le personnage de Léo, qui construit une personnalité médiatique artificielle et superficielle, agisse comme un anti-ethos [33] susceptible de mettre en valeur Ève, l’autre auteure de la pièce. Proposant un contrepoint à la figure médiatique et dans le vent que compose Léo, Ève représente l’auteure en déclin, ayant perdu l’aura de jeunesse et de nouveauté qui a sans doute autrefois contribué à son succès. Elle est l’envers de Léo, c’est-à-dire une femme d’âge mûr, pas très drôle, contrôlant difficilement ses émotions :

D’accord, ma mère est une femme qui écrit, je respecte son travail, mais c’est impossible de parler de littérature avec elle. Impossible. C’est un sujet trop sensible. Et moi, quand quelqu’un devient émotif devant moi, ça m’empêche de l’entendre. Je suis comme… happé par les manifestations physiologiques de l’émotivité. Ça me fascine, alors j’entends plus le propos. Ma mère est une femme assez colérique, je pense que c’est un secret pour personne… (Rire du public.)

I, 21

Trop émotive, incapable de maîtriser ses sentiments ou d’afficher un air décontracté de bon ton, Ève, de toute évidence, « passe » moins bien que son fils dans les médias. Au-delà de cette incompétence médiatique, le personnage d’Ève est par ailleurs loin d’être glorifié et comporte de nombreux défauts, dont le plus notable serait son égocentrisme. « Femme négative », Ève est « centrée sur elle-même » et souhaite « prendre toute la place » (I, 20, 59, 53). Dans une scène de ménage, on la découvre incapable de cuisiner, de nettoyer sa maison, d’organiser une soirée, toutes des activités traditionnellement féminines qui encombrent son espace de création. Socialement inhabile, désagréable pour son entourage et son conjoint, Ève sent également que lui échappe l’instinct maternel : « Quand ma mère se fait appeler maman, elle met toujours quelques secondes à se retourner. […] C’est parce qu’elle met un certain temps à admettre que ce mot la désigne, elle aussi, comme il a désigné sa mère auparavant. […] Elle ne répond pas tout de suite parce qu’elle a peur que quelqu’un crie à l’imposture » (I, 34), écrit-elle dans son roman (récité par Léo). Autre déclinaison du thème de l’imposture, lié ici au rôle de la mère que l’écrivaine a l’impression d’usurper à d’autres femmes qui savent mieux l’incarner qu’elle, la difficulté de vivre la maternité trouve une forme concrète dans le rapport d’Ève à sa fille : Justine dérive et se laisse embrigader par un gang de rue. N’ayant pas réussi à protéger cette fille qu’elle a perdue, Ève vit un réel échec en tant que mère. Ainsi la posture d’étrangeté de l’auteure dans le contexte culturel contemporain correspond à un sentiment d’inadéquation dans son milieu familial et intime : mauvaise amie, mauvaise épouse, mauvaise mère (en d’autres termes, inadéquate dans son rôle de femme), Ève accuse une imposture qui déborde de son statut d’écrivaine et s’avère existentielle.

Monstre d’égoïsme empêtré dans son incompétence maternelle et son désir de plaire, Ève est un personnage détestable à bien des égards. Or elle possède une qualité, en tant que créatrice, qui échappe à Léo l’auteur : elle est authentique. Léo, lui, est un faux auteur (ou un réel imposteur) qui joue un rôle de composition. Le fait qu’il apparaisse à l’écran, dans une émission de télévision, accentue cette fausseté, dans la mesure où l’image présentée est le fruit d’un travail de découpe et de montage, où on cadre le sujet, privilégie un angle de prise de vue avantageux, où on rejette et choisit les moments diffusés pour projeter une image précise, résultat d’une savante et habile construction. À cette fabrication mensongère est opposée l’authenticité d’Ève, qui souhaite écrire sans céder à l’impératif du paraître médiatique. Exercice vital bien que difficile à assumer, être écrivain transcende de loin le fait d’obtenir un statut permettant de se faire voir dans une émission branchée. En tant que contre-modèle, Léo l’auteur permet à Evelyne de la Chenelière d’esquisser avec Ève la figure de l’écrivain « véritable » — sans en présenter une image idéalisée pour autant. La réalité de l’auteur ne peut pas être celle du portrait télévisuel, lisse et détaché, que fabrique Léo, et si l’écrivain se présente ainsi, il porte un masque, puisque, rappelons-le, « il faut être un peu monstrueux, pour écrire » (I, 60). La figure de l’écrivain non médiatique évolue de façon anonyme et par le truchement de la supercherie littéraire. Ève assume en quelque sorte sa marginalité, reste à l’écart du monde médiatique qu’elle rejette, existe par l’intermédiaire de son fils : elle oeuvre dans l’espace de la paratopie, à la fois dans le monde littéraire, par son autobiographie publiée, et en retrait, dans l’ombre de Léo. Elle formule le souhait d’être « le nègre de quelqu’un » (I, 99), d’écrire en demeurant exclue du monde, ce qu’elle réalise grâce à la mise en scène médiatique de son fils.

L’imposture, en quelque sorte, est une figure de la paratopie, au sens où, tant en ce qui concerne la littérature que la maternité, le personnage d’Ève se trouve dans un territoire inconfortable et ressent malgré tout l’impulsion d’explorer cet espace, quitte à en assumer après coup les conséquences aliénantes : écrire, fonder une famille. Toutefois, la situation intenable de la paratopie tend graduellement à s’amoindrir et à disparaître, du fait que l’écriture est envisagée par Ève, en partie, comme une réparation. La scène finale de la pièce correspond à une sorte d’utopie, qui réunit lors d’un repas tous les personnages évoqués dans la pièce : les morts qu’elle fait revivre, l’ami perdu qu’elle réinvite, Justine et le jeune homme avec qui elle s’est enfuie, qu’elle fait renaître et devenir de jeunes intellectuels de gauche. Si la scène comporte une part d’ironie, il n’en demeure pas moins que les blessures et les malentendus ont disparu, et Ève devient celle qu’elle a toujours voulu être, généreuse, légère et heureuse, parmi un groupe d’amis unis et une famille aimante qui acceptent son étrangeté. Dans l’espace du roman d’Ève, la paratopie est finalement remplacée par l’utopie qui annule les conflits. Ainsi, l’opposition entre les deux figures d’auteur sur laquelle repose L’imposture devient moins tranchée, puisque la pièce s’achève sur une scène où la communauté se soude et transcende les désaccords et les différences. La critique des médias et du « contrat à compte de visage » que signe le public avec le livre, dans le même mouvement, passe au second plan.

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Dans le texte qu’elle a publié dans Argument et qui a été cité plus haut, Evelyne de la Chenelière critique le milieu théâtral de manière lucide et sévère, en attaquant le mythe du foisonnement créateur québécois, en remettant en question le sous-financement de l’activité artistique et en déplorant le manque de courage des artistes, qui osent rarement prendre position dans des débats esthétiques. Ces critiques, dont je ne mets aucunement en doute la pertinence et qui me semblent salutaires, sont souvent formulées au « nous », l’auteure s’incluant dans le milieu dont elle dénonce le fonctionnement, dans le but, j’imagine, de leur conférer plus de crédibilité : la fronde venant de l’intérieur, elle est davantage justifiée. Mais aurait-elle pu faire autrement ? Peut-on échapper à ce « nous », au système de contiguïté de la « communitas » évoqué en introduction ? Le milieu théâtral, parce qu’il est particulièrement petit, ou la télévision, parce qu’elle recherche le consensus, accentuent-ils cette situation de proximité, de camaraderie ? L’étude de la posture d’une seule auteure et d’un seul texte ne permet bien sûr qu’une réponse partielle, qui me semble néanmoins révélatrice. Dans le contexte québécois, en effet, la posture de l’artiste combattant est difficile à défendre : si plusieurs artistes jouent dans la Cité le rôle d’éveilleurs de conscience, rares sont les débats de nature esthétique. Si le concept de paratopie s’avère plus ou moins pertinent pour l’analyse de l’inscription de l’auteur québécois dans son contexte social, sinon pour mettre en lumière l’absence d’une logique de contestation des structures, il peut éclairer le fonctionnement de l’oeuvre de fiction, du moins celle qui, comme L’imposture, aborde le sujet de la création. La pièce se clôt sur une image de cohésion, où tous sont réunis, où tous les avis sont exprimés et respectés, proposant en quelque sorte un modèle qui s’apparente à la « communitas ». Mais il s’agit d’un espace imaginaire, d’une utopie, ai-je dit plus tôt, c’est-à-dire, selon l’origine étymologique du terme, d’un non-lieu ou, pour suivre le fil de l’analyse, d’une paratopie. Aux prises avec le syndrome de l’imposteur, Ève souhaite réconcilier son désir d’écrire de manière authentique et celui de faire partie du monde qui l’entoure ; à la fois monstre et célébrité, elle incarne le paradoxe essentiel du geste créateur, qui la confine à l’espace d’entre-deux de la paratopie. Car la réconciliation désirée n’advient que par le truchement de la fiction, par la supercherie de l’écriture, qui conforte sa posture de monstre.