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Robert Giroux, qui fut jusqu’à une date récente le dynamique éditeur de la maison Triptyque et le directeur de la revue Moebius, s’est aussi illustré comme auteur de recueils de poèmes d’une belle tenue. Sa poésie en est une de présence à ce qui constitue l’univers singulier d’un homme. Tel est le cas notamment dans son dernier recueil, intitulé Debout sur le côté des choses[1], titre qui suggère un rapport au monde à la fois direct et délicat (ou risqué ?).

Déjà, dans ses écrits antérieurs, Robert Giroux avait exploré une multiplicité d’approches, internes et externes à l’écriture proprement dite. Il avait inventorié, en véritable spécialiste, l’univers de la chanson ; mais aussi, sur le plan plus proprement créateur, la poésie narrative (Soleil levant[2]). À plusieurs reprises, il donne à lire une forme d’évocations autobiographiques (par exemple, sa vie d’étudiant à Paris-Vincennes, dans L’hiver qui court suivi de La banlieue au coeur des villes[3]). On retrouve ce filon mémoriel dans des poèmes sur Haïti (43-47), et surtout dans deux poèmes consacrés à ses frères décédés (26-27). L’un de ces poèmes prend la forme d’une lettre à un ami, au titre familier comme on en trouve peu souvent en poésie : « Bonsoir Momo » (26). (Momo, « ami cher, proche », revient aussi dans « Tumulte tu » [56-58], qui tient plus de la nouvelle que du poème.) Le poète ne dédaigne pas l’expression confidentielle, et même crue, comme dans « Petit Janus » où, s’adressant à un proche de dix ans, il s’exclame : « déjà tu t’amuses à te branler à tout vent » (38).

Toutefois, les textes personnels qui, malgré leur cachet incontestablement littéraire, peuvent apparaître moins opportuns que d’autres, sont encadrés par des poèmes qui poussent très loin la recherche de l’image propre à transfigurer la représentation du réel. Dès le début du recueil, on lit ces vers inspirés :

La voix des tiges flotte sur l’eau du lac d’argent
brossé par ce vent obstiné
qui trotte depuis la pointe du jour

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Les tiges (joncs, roseaux) ont ou sont des voix, leur immatérielle beauté flotte sur l’eau minéralisée (« lac d’argent ») dont le vent accentue la matérialité (« brossé »), ce vent trotte à la façon d’un animal, etc. Le paysage représenté est magiquement traversé de résonances qui en multiplient le sens. La peinture très vivante du paysage, sans abolir la description de premier niveau, l’enrichit de métaphores prenantes.

Plus loin, partout, on retrouve le même pouvoir de suggestion : « Les étoiles voyagent sur des jambes de cristal/quand la nuit fige sous l’effet des vents ». (20)

Les étoiles sont des êtres animés et matériels à la fois, qui suscitent l’émerveillement et confèrent à la nuit un sombre pouvoir d’enchantement.

La disparité de l’inspiration, qui couvre aussi bien les humains que la nature, commande habituellement dans Debout sur le côté des choses une expression belle et soignée. Il arrive sans doute que le poète reste à la périphérie des sujets qu’il aborde, mais il donne généralement d’eux un aperçu valable et chaleureux.

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À côté de la diversité d’inspiration d’un Robert Giroux, c’est l’uniformité du langage de Diane-Ischa Ross, dans Les jours tigrés[4], qui frappe le lecteur. Voilà, en effet, un discours apparemment calme, précis et qui, sans être délibérément hermétique, nous entraîne de surprise en surprise, comme si l’énigme de la communication se creusait de l’intérieur. La poésie est alors une révélation sans fin du mystère des choses, accrochée aux vérités familières de la vie quotidienne et pourtant, constamment plongée dans la figure inédite, celle qui nous transmet la sensation de découvrir les objets et les êtres :

Il pousse sur les yeux
pour faire plus bleu
et ne reconnaît plus la date
le chiffre dans son carré de lumière pruneau
 creuse

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Ces cinq vers, très suggestifs, échappent à la perception réaliste. Qui (ou quoi ?) pousse sur les yeux, et comment s’effectue cette poussée ? Et comment peut-on « faire plus bleu » ? Et que signifie la reconnaissance de la date ? Qu’est-ce qu’un chiffre dans un carré de lumière, et qu’une lumière pruneau ? Et le chiffre qui creuse, serait-il ce qui pousse sur les yeux ? On est, on le voit, en plein (menu) délire. Pourtant, si l’on fait taire sa raison, on est sollicité par des significations qui tendent vers un sens à trouver — ou plutôt à ne pas trouver, pour laisser aux mots leur plein pouvoir de résonance. Les mots tendent donc à s’imposer pour eux-mêmes plutôt qu’à former des chaînes de sens à déchiffrer.

Cela n’empêche pas, à l’occasion, la présence de notations plus familières concernant, par exemple, la parenté :

je repleure mon père dans son costume
de petit hockeyeur
le vent tire leurs beaux cheveux
à mes parents à ma petite soeur mort-née
un an avant moi

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mais ces souvenirs ont quelque chose de labile et se perdent dans l’évocation touffue des aspects du monde. Aspects qui mettent en déroute la raison, au profit des dispositions de la psyché profonde.

Il va sans dire que la poésie de Diane-Ischa Ross comporte bien des risques, notamment celui de paraître arbitraire. Quand on lit :

Qui met de la lumière dans le séjour
sur le dos des corvées
du lièvre venu en passant
des lignes qui dessinent un désert
où « vous êtes ici »
des poils fous en boussole
et le vertige qui plongeait du pont
qui décida le gris ou l’or
fluide concerto grave corniste
qui nous salit la racine des yeux

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on s’interroge aussi bien sur les enchaînements syntaxiques que sur les rapports logiques entre les différents motifs, tant concrets (« lièvre », « désert », « poils fous », « corniste », « racine des yeux ») qu’abstraits (« séjour », « corvées », « lignes », « “vous êtes ici” », etc.). Voilà, dans le contexte de notre modernité, une attitude novatrice qui privilégie la résonance signifiante au détriment du discours offert à la compréhension. Mais la poésie peut-elle ainsi se passer de la prose ?

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Patrick Coppens, auteur d’une quarantaine de publications, signe un recueil de « pensées » qui tiennent tantôt du poème, tantôt de l’aphorisme[5]. Elles relèvent de l’aphorisme surtout, malgré leur désignation de « poèmes ». L’écrivain s’est inspiré d’un livre (précisément intitulé Aphorismes) de Georg Christoph Lichtenberg, un écrivain allemand du xviiie siècle.

Né en France mais vivant au Québec depuis près de cinquante ans, Patrick Coppens ne conjugue pas seulement lyrisme et réflexion, comme le suggère le titre de Pensées pensives. Il accorde aussi une place importante à la peinture et au dessin, qu’il aborde avec humour, suivant l’exemple de Lichtenberg, auteur d’un ouvrage sur les gravures de Hogarth. Les dessins avec lesquels Coppens illustre lui-même ses propos sont drôles, et les beaux-arts sont l’un des sujets abordés dans ses aphorismes.

La fantaisie est l’élément dominant dans ces écrits très brefs qui pourraient évoquer le haïku par leur aspect succinct. L’aphorisme est, en soi, une forme de maxime ou de sentence à caractère définitoire, destiné à susciter la réflexion. Il affirme une vérité neuve, loin des lieux communs, qui permet au lecteur de revoir sa conception des choses. La toute première « pensée pensive » va dans ce sens : « Croire donne envie d’aimer. » (7) On découvre ici un lien très pertinent entre deux investissements essentiels de l’activité humaine. Voilà qui nous introduit à ce que la réflexion philosophique, au sens large, comporte de plus intéressant.

La deuxième pensée, cependant, n’atteint pas au même niveau. « Fuir prend du temps, mais donne de l’espace. » (7) Que fuir donne de l’espace puisqu’il consiste à s’éloigner, voilà qui ne nous apprend guère et frôle même le truisme. Et cet espace est mis en facile antithèse avec le temps, ce qui relève presque du jeu de mots. D’autre part, on peut contester l’idée que fuir prenne toujours du temps. En somme, l’apparente rigueur sur le plan sémantique ne cache pas l’arbitraire ou le peu d’intérêt de ce qui est affirmé.

Un bon nombre des sentences énoncées suscitent des interrogations ou engendrent la perplexité, et ce n’est pas leur valeur supposément poétique qui les rachète.

Les aphorismes qui composent le livre sont au nombre de deux cent soixante-neuf, et ils sont entrecoupés d’un petit nombre de textes en italique. Ces derniers se rapprochent davantage du poème proprement dit et sont fort suggestifs, mais leur éloignement par rapport aux évidences quotidiennes les rend souvent difficiles à comprendre :

nuit sur flamme
l’utopie encerclée
la solitude de la fourmi en colonnes
et la folie du buisson
ouvrent sur le désert des fenêtres

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On n’est pas très loin des douces énigmes de Diane-Ischa Ross.

Sans doute faut-il savoir gré à Patrick Coppens d’avoir expérimenté, aux confins de la pensée et du poème, un discours sibyllin qui tient à la fois du prosaïsme et du merveilleux. Si le résultat n’est pas toujours convaincant, l’intention vaut certes qu’on la salue.

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Impossible de cerner l’ensemble des préoccupations professionnelles et intellectuelles de Michaël La Chance, tant elles débordent la mesure courante. Né en France en 1952, ce Québécois est professeur de théorie et d’histoire de l’art à l’Université de Chicoutimi, mais il est avant tout philosophe — sociologue de surcroît — et sa réflexion s’est exercée sur nombre d’aspects originaux de la modernité. C’est ainsi qu’on félicite en lui le fondateur de l’hyperphilosophie, qui est, affirme La Chance, « une philosophie augmentée ou continuée par les nouveaux moyens que lui offre l’espace hypertextuel et hypermédiatique de la réalité virtuelle[6] ».

Non content d’être un essayiste novateur, il est aussi l’auteur d’un roman et de sept recueils de poèmes, la plupart considérables. La tonalité savante qui préside à l’ensemble de l’oeuvre se retrouve aussi dans le discours poétique, comme l’annonce un titre tel que Crapaudines[7].

La crapaudine reçoit plusieurs définitions dans le dictionnaire — grille de gouttière, plot métallique de maçonnerie, mode de préparation des volailles en vue de la cuisson — mais le poète ne se réfère à aucune de celles-là. Il la définit plutôt, à l’instar des auteurs d’autrefois (tel Shakespeare), comme une pierre précieuse qui serait issue de la tête d’un crapaud. Le mot réunit alors une connotation merveilleuse, voire magique, et une autre qui est franchement repoussante. La bête en ce qu’elle a de plus hideux donne naissance à un prodige qui en est la métamorphose tout en retenant, dans sa dénomination, la trace de son origine impure.

Contradiction incarnée, la crapaudine peut symboliser des antilogies telles que prose et poésie, lyrisme et théorie scientifique, limpidité et hermétisme. Cela la place naturellement, avec le crapaud, au coeur de la thématique du recueil (un long texte s’intitule « L’illumination du crapaud » [25-40]). Le motif animal apparaît un peu partout, sous un jour favorable : « j’appelle le crapaud solaire/par lequel l’obscurité/peut devenir la lumière » (45). De là une profusion d’énoncés comme le suivant, où l’on peut déceler le clair et l’obscur :

La pensée navigue le chaos, et le laisse impensé. Tout comme la boussole sur un navire ne dit pas la mer. Pourtant, la société des esprits est devenue une machine psychopathique qui se substitue à la vie et génère un magnétisme trompeur.

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Sans doute peut-on traduire cette idée en termes plus simples et plus compréhensibles, mais ce serait trahir l’inspiration, qui exige un langage soutenu et proche de la philosophie. Voilà justement la part paradoxale de la poésie, dans ce propos qui semble relever de la connaissance pure (réflexion sur l’impensé) : une sorte d’oxygène, dira-t-on, de la formulation, qui nous éloigne de l’expression commune.

Les textes qui composent Crapaudines, tantôt sous forme de proses, tantôt en vers libres, sont d’une lecture difficile. Ils donnent à consommer une poésie abstruse ou, pourrait-on dire, intellectuelle, portant sur des généralités telles que le réel, l’irréel, le corps, l’âme, le présent, l’illimité. Elle est souvent abstraite ou savante et très éloignée de la simple suggestion dont sont faites les images habituelles du discours lyrique. Sans doute peut-elle plaire à une certaine classe de lecteurs qui demandent à la littérature un enseignement ou une réflexion. Les autres amateurs de poésie risquent la panne dans un paysage de mots arides. Heureusement, même s’il s’éloigne souvent de l’émotion, le poète « reste fidèle à sa fonction ; il est une âme collective qui interroge, qui pleure, qui espère, et qui devine quelquefois » (61).

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Du Québécois d’origine haïtienne Joël Des Rosiers, auteur du célèbre Vétiver[8], qui l’a rendu éligible au prix Athanase-David, on dit, comme de Michaël La Chance, que sa poésie est savante. Mais elle l’est d’une façon fort différente. Joël Des Rosiers, l’auteur de Chaux[9], ne plonge pas le lecteur dans l’univers austère du savoir post-moderne. Il esquisse plutôt une approche du monde à partir de ses éléments les plus rares, en laissant de côté les théories. Il se présente ainsi comme un amateur raffiné, connaisseur des secrets dont regorge la nature, ou encore la nature humaine qui, pour ce poète qui est aussi psychiatre, est le réceptacle de maintes vérités.

C’est ainsi que des matières, chez lui, bien présentes dans la nature, comme la chaux, peuvent conjoindre leur signification tangible à de multiples formes de l’existence. Cette substance pierreuse comporte quelque chose de compact, de sec, d’un blanc rayonnant, susceptible de s’accorder à de nombreux contextes sémantiques. Voici par exemple la chaux qui participe à un décor mi-minéral, mi-humain :

sur les roches enfouies
persiste l’écriture rhapsodique
blancheur extrême de la chaux
enfin parvenue à maturation
l’enfant suffoquant
dans les vapeurs de la phrase

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Ce genre d’évocation relève, bien entendu, du rêve pur. La matière (pierre, chaux) y est bien présente mais comment s’accorde-t-elle avec les éléments humains ? Le réalisme quotidien est proscrit. De là, en maints poèmes, l’abondance des mots rares, qui disqualifient la vérité immédiate des choses : « bolducs » (11), « aptère » (14), « l’Exote » (15), « parrhésies » (15), « thyrses » (16), etc. Le lecteur soucieux de comprendre ce qu’il lit doit se munir d’un dictionnaire. Il peut ainsi déchiffrer un langage accordé à une nature exotique et suggestive.

En accord avec elle, le poète se fait fort d’introduire une dimension discrètement religieuse dont on ignore si elle procède d’une foi véritable : « et l’incroyance jaillit/au fronton du ciel pur » (11) ; « la douleur désenfantée/assise au fond du temple/déparle en langues/qui se jetaient dans le ciel/dit Seigneur/qu’elle croyait à la Trinité » (21). La syntaxe sans doute volontairement erratique des derniers mots rend, comme en maints passages, la compréhension problématique, de sorte que « Seigneur » et « Trinité » apparaissent difficilement comme articles de foi.

On trouve, par-ci par-là, de très jolis passages qui montrent les capacités poétiques considérables de Joël Des Rosiers, par exemple :

la lumière infinie
descend dans les feuilles
entre la transparence
des mailles
devenant elles-mêmes
pure clarté

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ou encore, des envolées érotiques d’une tendre douceur :

je te vole l’amour
dont j’espère mourir
dernière amante
aux chairs très noires
ma soeur
volupté qui n’est de rien

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On voit donc que le savoir, poussé très loin, en tout cas sur le plan lexical sinon notionnel, n’empêche pas l’accès du poète aux musiques de l’âme et de la sensation vive.