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Auteur de pièces consacrées de la dramaturgie nationale, Michel Marc Bouchard a également contribué à rehausser le niveau du théâtre d’été. Cette atténuation de l’écart avec le théâtre régulier trouve son aboutissement en 1999 avec Les aboyeurs [1], sa dernière comédie estivale [2], qui est aussi la seule à proposer une satire des médias. Comme En circuit fermé [3] de Michel Tremblay, cette satire de Bouchard prend pour cible la dérive commerciale de la télévision publique. Dans les deux cas, un auteur influent s’autorise une pièce plus explicitement engagée qu’à l’habitude, signalant l’urgence de réfléchir à cette question. Chez Tremblay, deux directeurs se succèdent à la tête d’une chaîne publique et s’opposent sur l’ensemble de la programmation, alors que Les aboyeurs se concentre sur des capsules de nouvelles : l’action se déroule dans un studio produisant des nouvelles régionales diffusées à plusieurs moments de la journée sur la chaîne publique. En grossissant par la caricature les ratés de la décentralisation, Bouchard invite à s’interroger globalement sur le rôle des médias publics dans une société où, bien étrangement, il ne se passerait rien. Sa satire aborde cette impression d’une actualité en manque de contenu, qui est un sous-texte récurrent des pièces québécoises du xxie siècle préoccupées par les médias [4]. Les aboyeurs conçoit cette idée d’une actualité vide comme un prétexte pour masquer une dérive commerciale de la télévision publique québécoise, dérive qu’avaient analysée peu de temps auparavant des chercheurs en communication [5]. Ce problème s’inscrit plus largement dans un malentendu sur la fonction démocratique des médias, tel que le pense pour le Québec la politologue Anne-Marie Gingras dont l’étude [6] offre une perspective féconde pour mieux situer et comprendre la pièce.

Pièce mineure, Les aboyeurs a aussi le mérite d’offrir une piste d’interprétation d’un leitmotiv des oeuvres les plus fortes de Bouchard, soit le refus de savoir ou de se souvenir, qui procure à l’incarnation de l’hypocrisie sociale une profondeur tragique. Par exemple, toute la « Répétition d’un drame romantique [7] », par une double mise en abyme, se déroule sous la menace d’un couteau pour obliger un ancien camarade de jeunesse à se souvenir de son crime. Mon analyse permet surtout d’apporter des éléments de compréhension au très poétique Chemin des Passes-Dangereuses, dont la création a lieu en 1998, un an avant Les aboyeurs. Mariel O’Neill-Karch a déjà montré en ces pages [8] que cette pièce exprime le sentiment de déréalisation du monde, tel que l’a pensé Jean Baudrillard, avec des passages comme celui-ci : « Peine et bonheur. Des impressions ! Famille, frères. Impressions de ressemblance. Rien que des impressions. Impression de guerre au télé-journal. Impression de sauver le monde au téléthon [9]. » Toutefois, il y aurait lieu de penser que ce sont les choix de politique éditoriale de la télévision qui sont vus dans cette pièce comme responsables d’une perception superficielle et évanescente de toute chose. Le chemin des Passes-Dangereuses est plus qu’un drame familial, celui de trois frères qui refusent de se parler de ce qui compte et de s’avouer leur responsabilité dans la mort de leur père. Le drame de sa mort comme poète méconnu, alcoolique et marginalisé dans sa petite localité symbolise l’assassinat collectif de la sensibilité, de la pensée et de la connaissance. Or, à de brefs moments de la pièce, cette incapacité de voir les choses en face est reliée à une surconsommation dont la télévision commerciale apparaît comme la première responsable :

Veux-tu qu’on parle de tes programmes à T.V. et de ce que la p’tite boîte avec des images dedans t’a dit d’acheter cette semaine ? (Temps.) Veux-tu qu’on parle de ton seadoo, de ton skidoo, de ta tondeuse, de ta chain saw, de toutes les affaires qui donnent un sens à ta vie, en tout cas qui la remplissent de bruit ? (Temps.) Quel mot veux-tu qu’on mette sur le vide [10] ?

Sous une forme très évasive, la majorité des dialogues de la pièce constitue une opération des personnages pour tourner autour du vide, pour le masquer. Or, un avant-propos de l’auteur invite à lire entre les lignes ce que révèle ce vide :

Nous sommes en état de guerre contre la pensée. Nous nous dépouillons d’arguments, nous nous armons d’émotions. […] Le mot est mort ! Vive l’image ! Alors ? Se taire ! Tuer les vérités. Éroder les opinions. Désamorcer par une blague. S’isoler derrière l’anonymat d’un écran cathodique. Faire des affaires en silence et laisser ceux qui font des affaires avoir le contrôle de tout, même du silence. Ne pas dire que les politiciens mentent, ne pas dire qu’on nous vole notre eau et qu’on rase nos forêts, ne pas dire que la question nationale est en otage, que les journalistes ne sont plus libres […]. Faire de notre existence un talk-show de sourires confortables et de sièges éjectables [11].

Comme les médias apparaissent au coeur de l’interprétation politique que l’on peut faire du théâtre de Bouchard, je chercherai ici à approfondir cette piste avec Les aboyeurs, comédie qui vise directement ce milieu. Même si Bouchard y fait le choix quelque peu contradictoire de « désamorcer par une blague » le problème, il n’en demeure pas moins que c’est avec cette pièce qu’il fait connaître l’essentiel de sa pensée à ce sujet.

Intégrer du mordant à la structure d’une comédie

Les aboyeurs est une comédie à la forme plutôt classique, comme celle des pièces estivales précédentes de Bouchard, bien que ces dernières parviennent à actualiser les conventions du comique, « à captiver les spectateurs et à les faire rire intelligemment et pas à n’importe quel prix [12] ». Les pièces d’été de Bouchard comportent une critique sociale : elles s’attaquent à des formes de discriminations discrètes ou inavouées, notamment aux préjugés à l’égard des homosexuels et aux doubles standards en matière de normes sexuelles que subissent les femmes. Pensons notamment à la brûlante liaison d’une veuve d’âge mûr avec un jeune délinquant dans Les grandes chaleurs [13]. De même, Les aboyeurs répond aux attentes en déclenchant les rires à un rythme rapide tout en défendant, par des intrigues amoureuses croisées, une morale libérale. La pièce s’appuie aussi sur le comique des rebondissements et des quiproquos, tout en misant sur le comique de caractère des personnages.

Toutefois, cette pièce se différencie des comédies précédentes de Bouchard par son sujet politique, qui en fait une satire. Elle aborde très directement le thème des médias par le cadre de son action. Comme lieu de la fiction, la station de télévision n’est pas aussi incompatible avec la comédie de moeurs qu’il peut le sembler, car la structure du genre convient à la plupart des milieux de travail. L’éthique professionnelle remplace ici la morale conservatrice comme règle proscrivant les amours entre collègues, ainsi vécus dans un secret essentiel à l’intrigue et au comique de situation. Les motivations professionnelles des personnages, carriéristes avant d’être idéologiques, sont renforcées ou compliquées par leurs motivations amoureuses. Venus remplacer Anita, la présentatrice aguerrie, Rachel et Philippe doivent leur « rétrogradation en région » à leur amour qu’ils tentent de garder secret. Philippe feint alors d’être homosexuel, comme si son orientation sexuelle était la cause de son renvoi. Dupe de sa fausse homosexualité, le patron, Léopold, dont la responsabilité est d’interdire les liaisons entre collègues, tombe amoureux de lui. Germain, le technicien et représentant syndical secrètement amoureux de la présentatrice, découvre la passion de son patron pour Philippe et menace de la révéler. Grâce à ce chantage, le poste d’Anita est maintenu, tout comme la création de nouveaux postes à ses côtés pour ses remplaçants.

Le chantage à propos des secrets sentimentaux permet de faire se côtoyer tout au long de la pièce des journalistes en conflit. Au moins deux styles de journalisme s’affrontent, mais les personnages, sous l’effet de pressions contraires de leur milieu, ne les endossent pas comme des archétypes immuables, ils doivent faire des compromis. Anita Landry est une présentatrice de nouvelles locales à l’esprit communautaire, mais qui doit s’efforcer de s’adapter « à la recette “sexe, sang, sport” du nouveau journalisme “cote d’écoute” du national » (A, 5). Pour pallier l’échec de la réorientation d’Anita, des « vétérans de la nouvelle » (A, 2), Rachel Westcut et Philippe Lebeau, devraient savoir imposer à sa place une approche sensationnaliste, mais celle-ci s’applique bien mal dans une région d’une extrême quiétude. Connue sous le surnom de « Trashel » (A, 22), Rachel pousse l’archétype de la journaliste de caniveau, au franc-parler sans pitié, jusqu’à devenir en fin de pièce comme un « vampire au Vatican » (A, 96), incapable de supporter de vivre dans une communauté bienheureuse. Philippe, quant à lui, serait « l’incarnation du nouvel homme ; belle enveloppe, pas de contenu » (A, 77). Il s’exprime avec un lyrisme maladroit, démasquant involontairement son désir d’exhiber une personnalité originale. S’adoucissant pour feindre le stéréotype de l’homosexuel, Philippe joue la face doucereuse d’une même figure du journaliste mercantile et séducteur, l’autre face étant celle, mordante, de Rachel. Aussi, les personnages se livrent auprès de leur directeur à des excès de flagornerie calculée, exposant un milieu porté à l’autopromotion plutôt qu’à l’autocritique.

Le conflit entre les deux camps de journalistes est structuré par des gestes de petite vengeance. Les deux principales parties de la pièce ont chacune comme point culminant une scène de tournage du bulletin de nouvelles. Chaque fois, Anita profite de sa connaissance approfondie de la région pour tendre des pièges à ses adversaires. Peu de temps avant le tournage de chacun des deux bulletins de nouvelles, elle se fait passer pour une téléspectatrice désireuse de leur dévoiler une primeur : l’incendie de l’hôpital de Villebleue, alors qu’il n’y en a jamais eu, puis l’homosexualité de la mairesse, qui était déjà connue avant même son élection. Elle parvient de la sorte à ce que ses adversaires annoncent en direct des nouvelles soit complètement fausses, soit non pertinentes. Pire, en raison de leur importance supposée, elles seront aussi diffusées à l’échelle nationale. Toutefois, malgré des improvisations douteuses dans lesquelles ils se lancent devant la caméra pour réorienter le sujet de leurs reportages en apprenant leurs erreurs par Anita, étonnamment, les deux nouveaux sont louangés par la presse écrite et par le public plutôt que blâmés et sanctionnés. Ces rebondissements préparent l’invraisemblable réconciliation des journalistes autour d’un compromis qui offre à tous un avenir heureux.

Critique des approches et des méthodes journalistiques

Dans un mot d’auteur qui rappelle que « les faits divers, ce sont aussi des faits qui font diversion [14] », Bouchard demande aux spectateurs : « Quand le journal télévisé s’attarde de nombreuses minutes sur un accident de la route, quel véritable sujet d’intérêt public a-t-on sacrifié pour cela ? » (A, 9) Pour mieux mettre en évidence la vacuité de ce qu’il appelle ici le « cassandrisme », Bouchard grossit le problème en l’observant dans une région utopique où il ne se passe jamais rien. Avec la volonté d’aller jusqu’au bout de l’exercice imaginaire, il pousse cette utopie jusqu’à un degré surnaturel : Villebleue jouit d’une météo estivale radieuse, alors que le temps est hivernal hors de ses frontières (A, 91) ; « les catastrophes naturelles font des détours pour pas passer par ici » (A, 4) ; la ville « est le refuge du bonheur et des gens honnêtes » (A, 19). Devant cette absence d’événements notables, Léopold se croit condamné à rapporter les faits tels qu’ils apparaissent : vides. Sa solution consiste à intervenir sur le contenant, c’est-à-dire à recruter d’autres journalistes. Or, ses recrues vedettes sont des reporters et non des chroniqueurs ou des analystes. Privés de leurs ressources habituelles et de leur matériau premier, l’événement à couvrir, les deux communicateurs restent sur leur faim.

Pour ne pas perdre leur image de reporters héroïques, Rachel et Philippe s’empressent de proposer le journalisme d’enquête comme solution à la vacuité de l’actualité locale. Spécialistes de cette approche, ils sont « des journalistes qui savent trouver la nouvelle pis japper avant tous les autres » (A, 9), la rapidité étant d’ailleurs une qualité du journalisme rendue prioritaire par la domination institutionnelle de la télévision [15]. Dans cette perspective, le groupe des « Dames bénévoles » derrière une exposition d’artisanat est soudain soupçonné de « détournement de fonds », « d’artisanat de contrebande », de « contrefaçon dans le gossage de bois » et de « plagiat dans les motifs des catalognes » (A, 18). Le journalisme d’enquête n’est pas ici motivé par des indices, il sert à confirmer une vision préconçue de la société : « Le citoyen veut pas savoir que les policiers surveillent bien, que les professeurs enseignent mieux, que les docteurs font des miracles. Non ! Le citoyen veut qu’on lui dise que les policiers se droguent, que les professeurs amassent des fonds de retraite pis que les docteurs sont des assassins responsables. » (A, 20) On le voit par le début de ces phrases, tout le travail d’enquête est ici orienté par la prétendue volonté de savoir certaines choses et de ne pas en savoir d’autres.

Les rebondissements grotesques de la fable sont conçus pour contredire cette présomption de savoir ce que le citoyen désire. Égaré alors qu’il cherche un hôpital en feu, Philippe est forcé de passer en ondes au milieu de nulle part. Il tente alors de faire passer l’absence d’hôpital pour un scandale politique, mais il est contredit par Anita :

Il faut dire, Philippe et Rachel, qu’il y a très peu de malades à Villebleue, ce qui tranche avec le reste du pays. Comme vous êtes de nouveaux arrivants ici, laissez-moi vous expliquer pourquoi, il y a deux ans, on a tenu un référendum contre la construction d’un hôpital. Les citoyens craignaient que ce genre d’édifice n’affecte leur moral. Les Villebleusois font souvent des référendums afin de protéger leur droit au bonheur.

A, 52

L’invraisemblable opinion majoritaire de Villebleue tourne ici en ridicule certains journalistes en démasquant leurs réflexes idéologiques : faire du ministère de la Santé le bouc émissaire de leur propre incompétence. Un revirement supplémentaire autour de l’affaire de l’hôpital constitue une satire des phénomènes de mode en communication et de la complaisance des médias les uns envers les autres. Les journaux du lendemain encensent tous le reportage sur l’absence d’hôpital, pourtant perçu au sein du studio comme un fiasco. On découvre ainsi une antenne télévisuelle doublement en retard : alors qu’elle peine à rattraper la mode sensationnaliste, elle ignorait qu’on était déjà rendu ailleurs, soit à la mode du journalisme strictement positif [16]. Or, l’optimisme est ici accidentel et tardif, il survient à la fin du reportage par l’intervention d’Anita qui tire Philippe de son cafouillage, ce que la presse écrite escamote avec un grand laxisme. Après l’affaire de l’hôpital joyeusement inexistant, celle du deuxième bulletin est similaire : Rachel enchaîne les commentaires homophobes en croyant annoncer en primeur l’homosexualité de la mairesse, puis Anita ramène le reportage à la fierté de Villebleue à l’égard de cette homosexualité déjà connue et acceptée. Après ce deuxième bulletin dévié vers une nouvelle positive, Léopold comprend que « le monde de la télévision change à la vitesse du zappeur. Un jour, aboyer avec rage, le lendemain chanter avec douceur » (A, 98). Il se met donc à imposer, comme on le découvre après une ellipse d’une semaine, la couverture exclusive de nouvelles positives, censurant toute mauvaise nouvelle. L’effet est payant à court terme pour la station et pour la ville, qui connaît une croissance et une popularité touristique surréalistes. Mais, comme le prédit avec justesse Rachel, sous l’effet de l’accumulation de capitaux, Villebleue devient « une ville corrompue comme les autres » (A, 97), et sa réputation de ville du bonheur ne peut qu’être ternie. L’implication de Léopold dans une magouille immobilière permet de boucler la comédie de manière classique : le conflit entre les collègues se résout, ils se rallient pour dénoncer publiquement le coupable, ce qui respecte les règles déontologiques de base, tout en produisant un scandale profitable pour eux tous. Modérée, la fin donne à penser que le journalisme valable à long terme se trouve hors des effets de mode et de la quête de rentabilité à courte vue.

Critique de la gestion et de la politique télévisuelles

Toutefois, en punissant le style de direction de Léopold, la conclusion de la pièce renforce l’idée, soutenue tout au long du texte, que la responsabilité des problèmes des médias relève avant tout des orientations de leur direction. Personnage satirique, Léopold adopte non seulement des politiques néfastes, mais il les impose avec un style de gestion cavalier, naïf et à courte vue. En ouverture de la pièce, Anita profite de ce qui devrait être son dernier bulletin pour s’écarter de son texte et dénoncer vertement les directives qui ont conduit à sa rétrogradation :

La direction trouve que j’ai pas de cote d’écoute. Si j’en ai pas, c’est de votre faute ! La cote d’écoute, ça se fait à deux, bon yeu ! J’ai beau faire la belle, mettre le linge de vos « vendeux » de guenilles, me reblondir les cheveux chaque semaine, me poudrer comme un beigne frais du jour, je peux pas les inventer les nouvelles qui attirent l’attention […].

A, 4

Bref, l’apparence physique de la présentatrice importe plus à Léopold que le contenu à présenter. Dans une vision tout aussi superficielle de la rentabilité, Léopold, honteux de son très modeste studio, promet à ses nouvelles recrues des investissements majeurs dans le lieu de tournage. Mais comme les ambitions de Léopold ont un coût, les nouveaux journalistes devront se contenter de très peu de moyens, ce qui les frustre dans leur volonté de maintenir leurs conditions de travail et de produire des reportages à la hauteur de leur réputation. Bref, en plus de dénoncer le virage commercial des médias, Les aboyeurs ridiculise l’incompétence avec laquelle ce changement de gestion est appliqué : lésiner sur les dépenses essentielles pour se lancer immodérément dans des investissements tape-à-l’oeil.

Sur le plan narratif, la médiocrité administrative de Léopold oblige ses recrues à lui expliquer (en même temps qu’au public) le système, des règles du jeu qui devraient aller de soi et ainsi échapper à l’examen critique. Par exemple, le choix de Léopold de couvrir une exposition d’artisanat répond très maladroitement à une logique de partenariat d’affaires :

RACHEL : Si vous en parlez, c’est qu’il doit y avoir quelque chose de louche ?
LÉOPOLD : Non. Ils nous donnent de l’argent pour la publicité, on leur donne un peu de temps durant les nouvelles.
RACHEL : Cher Léopold, monsieur Léopold, tout charmant Léopold, le journalisme à la télé, c’est pas un marché aux puces. Je te donne, tu me donnes. […] Le journalisme télévisuel, c’est pas d’offrir n’importe quoi en autant que ça rapporte. C’est d’offrir n’importe quoi en autant que ça rapporte « beaucoup ». Plus la nouvelle est forte, plus y a du public qui l’écoute. Plus y a du public qui l’écoute, plus le vendeur de tapis paye cher pour annoncer ses tapis. Plus y a des annonces de tapis, plus vous êtes riches…

A, 17

L’idée que la petite corruption est moins rentable qu’une politique éditoriale axée sur la production de nouvelles « fortes » à tout prix rejoint l’analyse de Noam Chomsky et d’Edward S. Herman, selon qui les médias sont plus fortement soumis aux intérêts capitalistes avec de telles orientations sensationnalistes que s’ils se compromettent par des cas ponctuels et explicites de corruption. Ils insistent d’ailleurs sur ce point, puisque leurs détracteurs interprètent leur théorie de la propagande comme une affaire de conspiration entre les pouvoirs médiatiques, économiques et politiques [17]. Pourtant, selon leur théorie, les « filtres médiatiques » qui favorisent de manière structurelle les intérêts des grands entrepreneurs suffisent, selon leurs observations, pour que les médias adoptent une tendance idéologique. Or, l’archétype du petit directeur incompétent permet ici de montrer avec humour combien il est facile de mal comprendre les règles du système médiatique et de glisser vers des traitements de faveur illégaux. La pièce de Bouchard montre que le mélange de l’entreprenariat et du service public est un terreau fertile pour la collusion et la corruption. Quand il voit que sa station devient plus rentable, Léopold, à la fois fonctionnaire et homme d’affaires profitant de ses contacts politiques, s’empresse d’investir dans un projet immobilier frauduleux, ce qui causera ultimement sa chute.

Cette fin apporte une résolution à la comédie, c’est-à-dire aux conflits de pouvoir et de personnalités archétypales, mais elle ne conclut pas vraiment la satire. Celle-ci demeure ouverte, laissant deviner à quel point l’esprit de la télévision publique semble dériver de ses orientations initiales. Lorsque Rachel suggère à Léopold d’effectuer un virage sensationnaliste pour attirer les commanditaires, elle écarte tout scrupule à délaisser la philosophie de la télévision publique, car celle-ci n’aurait jamais vraiment été appliquée :

La télévision publique est là pour nous parler de choses pendant qu’elle ne nous parle pas d’autres choses. Le 1er juillet, la planète pourrait être en train d’exploser, elle va nous parler des heures et des heures des déménagements à Montréal. Le 26 décembre, notre gouvernement pourrait vendre notre pays aux Chinois, elle va nous parler des heures et des heures du Boxing Day. Notre télé nationale se rend jusqu’où le fil du micro se rend.

A, 17

Rachel n’accuse pas la télévision publique de ne parler que de sa propre nation, mais de se complaire, comme au studio de Villebleue qui en serait le microcosme, dans des reportages étroitement anecdotiques et locaux, puisque les deux cas imaginaires donnés en exemple auraient des répercussions sérieuses à l’échelle nationale et même mondiale. Une tirade d’Anita expose la difficulté de penser le journalisme hors de la logique événementielle sans tomber dans un portrait de société tendancieux en ce qui concerne les attraits de sa municipalité : « Les seules nouvelles qui proviennent des régions au national sont les mauvaises ! Quelles images on donne de nous autres au reste du pays ? “Sauvez-vous de votre trou, déménagez en ville !” » (A, 93) L’élan d’attachement territorial d’Anita limite ici le journalisme télévisuel à une concurrence entre les régions pour attirer résidents et visiteurs. Bref, s’il y a pour elle une notion de service public des médias, elle se réduit à une stimulation de l’économie : influer sur la croissance de la valeur foncière et sur celle du tourisme.

Critique du public et de sa représentation

Les aboyeurs montre que la situation des médias est aussi en corrélation avec des choix politiques en principe entérinés par la majorité. Dans une entrevue qui annonçait la métaphore canine du titre, Bouchard s’inquiète de la représentativité des discours médiatiques au sein de la population : « Il y a tellement de chiens qui jappent que j’ai l’impression que je viens d’une société de jappeux [18]. » Il y exprime sa crainte que le discours dominant véhiculé par les médias fasse écho à celui de la société, que les médias répondent simplement à la demande majoritaire de gens qui préfèrent déjà une vision victimaire et catastrophiste du monde. Cependant, il est difficile de dénoncer cette culture dite d’« aboyeurs » sans être taxé de snobisme et être ainsi discrédité, un écueil que semble anticiper Bouchard grâce à la caricature de ce snobisme. Dès le début de la pièce, Anita s’emporte contre sa communauté durant son bulletin. Furieuse, elle dévie de la critique de son employeur pour blâmer longuement son auditoire :

[…] Couvrir la campagne électorale, c’est aussi palpitant qu’attendre l’autobus au centre-ville et pis quand je dis « centre-ville », c’est bien pour vous faire plaisir. Une cantine, un Dollaroma pis deux nettoyeurs… […] Le boss trouve que je passe pas à l’Internet. Y en a pas dix de vous autres qui savent ce qu’est l’Internet, pis sur ces dix-là, y en a neuf qui sont pas branchés. Chaque fois que je donne notre numéro de fax, j’ai envie de brailler. Savez-vous ce que c’est un fax ? En six ans, on en a reçu trois. Vous êtes pas modernes et pis vous êtes heureux de pas l’être. Y veulent me mettre à la très excitante rubrique socioculturelle. Me voyez-vous faire un reportage sur l’exposition d’artisanat de Villebleue ? (Cynique.) Programmez vos vidéos ! On va battre Les Lavigueur aux B.B.M. (Amère.) Je suis faite pour l’action, pas pour les virevent en cannisse d’eau de Javel, bon yeu ! Que c’est que vous voulez que je vous dise, moi, sur le macramé en sac de pain ?

A, 4-5

Anita s’attaque ici à la bêtise présumée de la population en la percevant selon le stéréotype du villageois candide et isolé du monde. Ailleurs, Rachel et Philippe utilisent plus d’une fois le mot « villageois », alors que l’un ou l’autre des personnages rappelle qu’avec ses vingt ou trente mille habitants, Villebleue mérite son statut juridique de ville, qui est suggéré par sa dénomination. Les présumés villageois réagissent : Anita reçoit d’eux une dizaine de télécopies, ce qui jette le doute sur ses accusations d’ignorance et contredit le lieu commun de la passivité du téléspectateur.

Il faut cependant voir dans la plainte d’Anita le résultat de politiques de développement insuffisantes. L’ouverture de studios de télévision des chaînes publiques dans les villes de taille moyenne est seulement l’une des stratégies de décentralisation du développement mises en oeuvre durant les années 1970 et 1980. Que le centre-ville ne soit composé que de quelques commerces sans envergure évoque très bien certaines agglomérations à l’économie peu diversifiée. Ailleurs, lorsque Léopold et Germain tentent de vanter les atouts de Villebleue en tant que ville, ils ne font que confirmer sa petitesse (A, 19). La pièce donne à penser que, malgré les efforts pour faire exister médiatiquement les villes moyennes, les gouvernements n’ont pas aidé suffisamment celles-ci à devenir de véritables centres urbains dotés d’une vie artistique, sportive, technologique et touristique digne de ce nom. On peut y voir une dénonciation des ratés de la vision libérale de l’État, limité au rôle d’outil de stimulation sporadique de la croissance.

La médiocrité de Villebleue témoigne de l’insuffisance des politiques de décentralisation, en particulier dans le domaine artistique. Anita répugne à être rétrogradée au « département de la “socioculture” » (A, 23). L’ajout d’un préfixe diminue ici l’autonomie de la valeur de l’art, diluée dans le concept de culture, celui-ci servant déjà à inclure le social pour justifier la pertinence de l’art [19]. L’indignation de Germain laisse paraître l’ironie grinçante de l’auteur : « Les arts ! Y veulent la mettre aux arts ! Maudit que le monde est cruel. Tu resteras pas ici pour des expositions de croûtes pis des séances de théâtre. C’est pas une vie. » (A, 8) La caricature des arts perçus en région comme d’un ennui mortel laisse deviner le préjugé qui explique leur sous-développement, à savoir qu’il ne peut y avoir d’art sérieux et valable hors de la métropole. Les théâtres d’été, ces scènes en marge de l’institution théâtrale, sont aussi les seules salles de théâtre de nombreuses petites villes [20], puisque l’activité théâtrale subventionnée est concentrée dans les grands centres et qu’il y a peu de subventions pour les tournées. En exposant le manque de moyens d’une antenne régionale de télévision, Bouchard touche à un type de problème économique et culturel auquel la population des petites villes qui accueillent la production de sa pièce est susceptible d’être sensible.

Les rares études au sujet du théâtre d’été témoignent d’un rapprochement de ce secteur parallèle avec le théâtre de la saison régulière de Montréal, de Québec et d’Ottawa depuis les années 1980 et 1990. L’idée d’une homogénéité du public régional des théâtres d’été, jugé comme ne méritant que ce type de théâtre, est vivement contestée par ceux qui le pratiquent et par les spectateurs qui le fréquentent, d’autant plus que ces derniers comportent des citadins en vacances ; certains préfèrent même parler de « théâtre en été » pour exclure tout préjugé générique [21]. D’après Caroline Picard, trop souvent, et malgré lui, le public éloigné des grands centres doit se contenter d’un théâtre estival voué à la comédie conventionnelle ; j’ajouterais, selon la satire de Bouchard, tout comme trop de villes de taille moyenne se contentent de médias médiocres. Les comédies de Bouchard sont d’ailleurs citées à plus d’une reprise parmi les responsables de ce rapprochement des deux types de théâtre. Que l’auteur n’écrive plus, depuis Les aboyeurs, de comédies directement pour le théâtre d’été semble aussi en être la conclusion logique. Avant même Les aboyeurs, il ne voulait plus écrire pour les scènes estivales, mais le privilège d’obtenir carte blanche quant au sujet de cette dernière pièce a retardé la fin de ce volet de son oeuvre [22]. Cette liberté d’écriture acquise par Bouchard grâce à la renommée de ses pièces plus « sérieuses » porte à croire qu’il est possible, mais difficile, de présenter une pièce au sujet sérieux sur les scènes de théâtre d’été. En fait, ce théâtre est celui d’un moindre risque, car, outre le critère du calendrier, il est défini généralement comme celui des scènes à but lucratif, peu ou pas subventionnées : produire l’été, hors de la saison théâtrale régulière (la période de septembre à mai), est une bonne façon de ne pas subir la concurrence des compagnies subventionnées [23]. Cela explique que la radicalité du propos de Bouchard soit atténuée par une forme de comédie plutôt divertissante et conventionnelle. Ce choix lui fait toutefois courir un autre risque : celui qu’on comprenne sa critique comme une attaque contre de vilains individus [24]. Bouchard compose avec les limites de ce théâtre, alors que des décisions politiques pourraient aider à faire exister un théâtre tout court hors des plus grandes villes. Il y a sur ce point un décalage du théâtre par rapport aux supports électroniques. Au pays, la grande particularité historique de la télévision est d’avoir d’abord été un monopole d’État (de 1952 à 1961) unifiant la nation autour d’une culture commune rendue accessible partout, même dans les communautés rurales [25], un processus d’homogénéisation nationale auquel les télévisions généralistes privées ont ensuite participé [26]. Dans cette perspective, les journalistes télé des Aboyeurs semblent figés dans des préjugés sur la mentalité des résidents des régions moins urbanisées, alors que c’est la télévision elle-même qui a autrefois contribué à mettre fin à la différence de mentalité entre la grande ville et les régions, donc à rendre ces préjugés caducs.

L’échec des manigances de Rachel et Philippe révèle à quel point ils incarnent des positions réactionnaires par rapport à leur public. Comme le soutiennent Michèle Martin et Serge Proulx, le populisme télévisuel cache une forme de condescendance à l’égard de la population derrière la prétention de respect de ses préférences [27]. Dans la pièce, si les journalistes sont tels des chiens qui aboient, ceux qu’ils cherchent à dénicher sont comme des rats : « Y a de la vermine partout, faut juste savoir l’appâter, mettre la trappe à la bonne place pis “slack” ; la clenche sua tête ! » (A, 20) Dans l’explication qu’en donne Rachel, il ne semble pas y avoir de différence entre cette vermine omniprésente et les téléspectateurs :

En se levant le matin, le citoyen veut voir des accidents d’autos avec des morts. Y veut dîner d’une sexologue qui lui explique le déroulement d’un condom. Le soir, avant de se coucher, y veut manger du scandale politique juste pour se dire que les grands de ce monde sont pas des bons citoyens comme lui.

A, 20

L’appétit pour les nouvelles sensationnalistes que l’on dévore ici rappelle que les citoyens, dans la logique de la télévision généraliste marchande, selon Martin et Proulx, consomment un produit qu’ils ne paient pas, tels des parasites, pourrait-on ajouter, puisque le produit est commandité par les publicitaires. La métaphore du rat n’est donc pas anodine, elle symbolise le mépris des publics favorisé par un modèle de télévision gratuite, mais rentable.

Ce mépris prend aussi la forme d’une discrimination : plusieurs couches de la population sont marginalisées dans la programmation parce qu’elles sont jugées moins rentables pour les annonceurs, c’est-à-dire les personnes mineures, aînées, à faible revenu, issues d’une minorité culturelle, demeurant au foyer, ainsi que celles avec un haut niveau de scolarisation [28]. Depuis l’arrivée de la télévision privée, le mandat de servir ces publics négligés est pris en charge par les chaînes publiques. Quelques minces contraintes réglementaires ont été mises en place en ce sens, comme Léopold l’évoque, inquiet. Mais Rachel répond qu’il est facile de déjouer ces règles : « Le mandat, on le passe entre trois et cinq du matin ou le samedi après-midi. » (A, 20) Cette réplique suggère qu’aux heures de grande écoute, celles qui ont une importance capitale, les chaînes publiques ont délaissé leur mandat, comme le montrent Martin et Proulx dans leur analyse des grilles horaires. La disparité entre la valeur des différentes plages horaires allouées aux publicitaires conduit aussi à offrir aux heures de faible écoute, en plus des émissions du mandat culturel ou du mandat éducatif, des émissions ludiques médiocres à un public de seconde zone. Les aboyeurs évoque ces émissions qui comblent les périodes creuses. Anita use de sa connaissance du passé de Rachel pour lui rappeler un « quiz télé qu’elle a animé quand elle a commencé dans le métier » (A, 60). Sa caricature méprisante des participants du jeu sert à réveiller la honte de sa collègue. L’évocation récurrente par Anita du même stéréotype d’une « Geneviève » (A, 60) ou d’« une Linda qui viendrait de gagner une tente-roulotte pis un barbecue » (A, 106) montre à quel point sa représentation du public télévisuel est réduite à des groupes homogènes. Cette intégration d’une vision stéréotypée de la population sous l’influence du marché télévisuel est l’un des aspects les plus insidieux de la dérive de la télévision publique, dont la comédie parvient à rendre compte.

L’utopique population de Villebleue permet d’entrevoir une gamme d’opinions contredisant le stéréotype du téléspectateur ordinaire. Non seulement la pièce fait de manière cocasse la satire d’un directeur corrompu et de journalistes sensationnalistes, mais elle met en lumière l’intégration profonde dans leur travail d’habitudes, d’approches et de préjugés qui découlent du système en place. L’intervention de l’État répond moins à un mandat de service essentiel qu’à un mandat de stimulation du développement économique, dont les échecs et les succès éphémères apparaissent grotesques dans le cas de Villebleue. Comme Tremblay peu de temps auparavant, Bouchard semble avoir ressenti le besoin d’opter pour un moyen terme entre le pamphlet et le genre qu’il maîtrise le mieux, afin de faire entendre l’urgence de réformer l’un des lieux du politique. La préoccupation patente de l’auteur devant la dérive des médias qui est donnée à lire dans Les aboyeurs permet ainsi d’attirer l’attention sur un aspect de son oeuvre moins étayé dans ses autres pièces.