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Du 6 novembre 2013 au 30 mars 2014, le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) a offert ses cimaises à quinze auteurs de bande dessinée (BD) québécois. Chaque auteur avait choisi une oeuvre dans la base de données du musée, à partir de laquelle il avait réalisé une bande dessinée de quelques planches. Cette rencontre donna lieu à une exposition, et à la publication d’un recueil par la maison d’édition montréalaise La Pastèque, initiatrice du projet. Intitulé « La BD s’expose au Musée », ce projet prend place dans une nouvelle transmédialité qui lie bande dessinée et musée, et dont les initiatives se multiplient depuis au moins une décennie, illustrant combien « many museums and comic artists are now collaborating at an unprecedented level[1] ». Il n’est pas question, dans cette étude, de la BD comme objet d’exposition, ce qu’elle fut pour la première fois au Québec en 1980 avec le passage resté célèbre de l’exposition « Le musée imaginaire de Tintin », et dont les occurrences sont désormais fréquentes[2]. Il s’agit plutôt ici d’observer comment, par une pleine maîtrise transtextuelle, formalisant les relations sémiotiques qui mettent en dialogue et interpénètrent tableaux des musées et planches de bande dessinée, les auteurs de l’actuelle BD québécoise ont démontré avec éclat la nouvelle vigueur plastique et poétique qui anime leur génération.

LE MOTIF DU MUSÉE DANS LA BD

Le musée est tout d’abord un réceptacle qui abrite des expositions d’oeuvres de l’art, lequel, comme instance majeure de la culture haute, élève la bande dessinée au-dessus de sa condition d’objet de la culture basse, dite de masse ou populaire. Le musée est et reste un « indicateur de légitimité » tout à fait primordial[3], et les auteurs Michel Rabagliati et Guy Delisle reconduisent exactement cette hiérarchie des champs qui laisse la légitimité de la bande dessinée encore et toujours fragile. Rabagliati, participant à un précédent projet du MBAM en 2011, se dessine, subjugué par sa récente élection, sous les traits d’un artiste affublé d’un béret, lancé dans une diatribe pompeuse et absconse sur cet Olympe des dieux de l’art auquel il est parvenu (La Presse, 5 novembre 2011)[4]. Pour le projet de 2013, un tout petit Delisle, carton à dessin sous le bras, se présente fasciné et intimidé au pied des gigantesques colonnes néo-ioniques du temple de l’art[5] : « C’est une consécration, dit [alors] Réal Godbout, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire parcourir au 9e art[6]. »

En second lieu, le motif du musée dans le corpus éditorial de la bande dessinée, sans être une nouveauté tout en n’étant pas très fréquent, apparaît comme un lieu diégétique. À ce titre, on se souvient de l’exemple précoce d’un certain musée ethnographique dans lequel, en 1937, fut volé l’artefact no 3542, le fétiche Arumbaya et son oreille cassée, qui lança Tintin dans de nouvelles aventures jusqu’au fin fond des jungles sud-américaines[7]. Plus récemment, l’Ashmolean Museum d’Oxford, « le plus ancien musée universitaire du monde[8] », est devenu le théâtre d’une sombre histoire de vengeance, d’espionnage et de trahison que Blake et Mortimer résolurent avec leurs célèbres flegme, sang-froid et sagacité.

C’est sous cette forme diégétique que se développe la démarche des musées du Louvre et d’Orsay, en collaboration avec la maison d’édition Futuropolis, inscrivant le monde muséal comme sujet total des oeuvres. En accord avec Margaret C. Flinn[9], on peut dire que les collections « Musée du Louvre » et « Musée d’Orsay », qui comptent aujourd’hui dix-huit albums, sont un observatoire subtil des relations entre culture haute et culture basse, qui n’en finissent pas de perdurer quand il est question d’art et de bande dessinée. Quelle que soit la variété des déclinaisons choisies, tous leurs composants narratologiques relèvent de l’univers muséal (protagonistes, espaces, temporalités, actions, événements, conflits et résolutions), au point de proposer un véritable paradigme, révélant une représentation précise de cette institution culturellement (et économiquement) si importante dans le temps présent. Cette représentation, à quelques rares exceptions près[10], est véhiculée par la presque vingtaine d’albums publiés à ce jour, et ne manquerait certainement pas de surprendre les professionnels et les chercheurs de la muséologie, dont le champ est en pleine constitution[11]. Ainsi, les dessinateurs livrent une image pour le moins réductrice du musée, proche du cliché, l’illustrant essentiellement comme une grande bâtisse avec plein de tableaux accrochés aux murs et des statues disposées par-ci par-là, devant lesquels déambulent, se figent, se contorsionnent, prennent des photos des nuées de visiteurs, surveillés et encadrés par les détenteurs de l’autorité, à savoir les gardiens du musée. Pas de directeur, pas de conservateur, pas de responsable de collection. D’ailleurs, pas non plus d’idée de collection : les oeuvres sont immanentes et là de toute éternité, pour l’éternité. Pas de restaurant, pas de boutique, pas de service d’animation, pas de service éducatif. Aucun dispositif numérique, aucune borne interactive, pas même d’audioguide. Aucun branding. Pour nombre de dessinateurs, le musée reste d’abord et avant tout un territoire en soi, libre de toute inscription politique, géopolitique, sociale.

Finalement, le musée est une synecdoque généralisante[12] qui renvoie au corpus des oeuvres dont il est le gardien — dans le présent cas, le corpus des beaux-arts —, et la relation avec la BD devient alors un jeu transtextuel entre médiums et modes d’expression picturaux. C’est à cette acception que se rattachent plus particulièrement les planches de « La BD s’expose au Musée ». Elles engagent une relation entre musée et bande dessinée qui outrepasse largement la fonction de décor du premier dans le programme narratif de la seconde, telle qu’assignée dans les dessins et albums qui viennent d’être évoqués.

Dans l’écrin a-géographique et anhistorique, l’argument des récits, très souvent, convoque une même fantasmagorie en deux traits principaux : celui de l’oeuvre qui prend vie, de la figure qui sort du tableau, de la statue qui s’anime ; celui de l’entrée dans le tableau, qui immerge dans le monde de l’origine de l’oeuvre et du moment de sa création.

La démarche des dessinateurs de La Pastèque est sensiblement différente, même si quatre auteurs parmi les quinze procèdent comme leurs collègues de France. Paul Bordeleau, en quatre planches, sous le titre Les collectionneurs du dimanche, relate la visite au musée d’un père et de son fils, lesquels s’amusent à prétendre acheter tous les tableaux qui leur plaisent. La palme est accordée au tableau Le joueur, de Serge Lemoyne, parce qu’il donne à voir un chandail du Canadien. « C’est le peintre qui aimait et la peinture et le Canadien dont tu me parlais. C’est un trio à lui tout seul », dit le fils, émerveillé. Des pièces vides avec des oeuvres aux murs, des visiteurs, un passage furtif au café du musée, une discrète allusion à la boutique : on a bien affaire au même paradigme. Pascal Colpron, en quatre planches lui aussi, sous le titre Mon frère, construit une sorte de télescopage temporel qui propulse un visiteur en train de contempler un buste du musée dans l’atelier de l’artiste Sylvia Daoust, au moment même où elle réalise ce buste en 1931. On retrouve ici le thème de l’immersion dans le monde d’origine de l’oeuvre. Davantage prolixe, Leif Tande produit, en quatorze planches, Monologues et diatribes, qui livre les états d’âme et les échanges de quatre oeuvres du musée, illustrant le fantasme des figures des tableaux ou des sculptures qui prennent vie. Un quatrième, Rémy Simard, dans les douze planches de KLONK !, traite des collectionneurs et de l’entrée des oeuvres dans les musées, déclinant sur le mode humoristique un sujet traité, côté français, par un seul auteur.

Pour les onze autres dessinateurs, les projets sont totalement différents et construisent des liens non avec le musée en tant qu’institution, mais avec les univers en propre des oeuvres, ouvrant plutôt sur des mondes diégétiques composés au gré des imaginaires et sensibilités de chacun. Une pollution pétrolifère pour Isabelle Arsenault (huit planches), à partir d’un tableau de Jean Paul Lemieux ; les imprécations apocalyptiques d’un lapin fou pour Patrick Doyon (six planches), à partir d’une sculpture de Barry Flanagan ; l’errance des chômeurs pendant la Grande Dépression pour Jean-Paul Eid (quatre planches), à partir d’un tableau de Bertram Brooker ; une randonnée dans la forêt boréale pour Pascal Girard (quatre planches), à partir d’un dessin de Sharni Pootoogook ; l’histoire du développement urbain de Montréal pour Réal Godbout (trois planches), à partir d’une eau-forte de Marc-Aurèle Fortin ; un oiseau voleur de bicyclettes pour Marsi (trois planches), à partir d’un tableau d’Alex Colville ; un souvenir de famille pour Janice Nadeau (quatre planches), à partir d’une pièce de lin brodée par Eleanor et Henry Kluck ; une satire du monde de l’art par Michel Rabagliati (six planches), à partir d’un tableau de Joan Miró ; une histoire de moppe pour Siris (sept planches), à partir d’une oeuvre de Pierre Ayot. Les deux derniers auteurs n’ont pas produit de bandes dessinées (Pascal Blanchet a produit un tableau ; Cyril Doisneau, une série d’illustrations). Cet éventail d’univers diégétiques est particulièrement propice aux explorations transmédiales, et les auteurs en livrent d’amples variations.

LE TABLEAU ET LA CASE, OBJETS PLASTIQUES

Pour plusieurs auteurs, le tableau choisi dans les collections du musée devient une case dans l’une des planches de leur récit. Isabelle Arsenault a choisi Le Far West de Jean Paul Lemieux. Cette huile sur toile, long rectangle à l’horizontale composé de deux bandes gris et ocre, offre à la fois le format des cases et leur registre chromatique. Les huit planches, régulièrement divisées en trois bandeaux, dans les proportions du tableau de Lemieux, sont une longue déclinaison plastique de gris et d’ocre, dont le point culminant est une case pleine page, quasiment noire. La BD s’achève avec le tableau de Lemieux disposé à l’envers. Ce qui était au départ un ciel gris au-dessus d’un désert de sable est devenu un coucher de soleil au-dessus d’une mer de pétrole. Jean-Paul Eid procède de la même façon. Le tableau de Bertram Brooker fournit la gamme chromatique des cinq planches de Hobo, et occupe entièrement la cinquième planche. Ainsi font aussi Janice Nadeau et Réal Godbout, celui-ci mettant en couleurs l’eau-forte — en noir et blanc — de Marc-Aurèle Fortin.

Si le motif du tableau-case n’apparaît que quatre fois, l’emprunt à l’oeuvre de sa gamme chromatique est fréquent, comme chez Siris, Rabagliati et Janice Nadeau, redoublé par l’emprunt du style graphique, comme chez Rabagliati, Jean-Paul Eid ou encore Marsi. Cela pointe, derrière ces planches à la manière de, inscrites dans la tradition du pastiche et de la forgerie, une dimension poïétique particulière : les auteurs de BD ont choisi des oeuvres avec lesquelles ils entretenaient une connivence plastique particulièrement forte.

L’AUTEUR DE BD, VISITEUR EXPERT

Cette connivence est rendue bien visible par le rapprochement d’oeuvres autres que celles de l’exercice initié par La Pastèque. Réal Godbout entretient une parenté stylistique évidente avec Marc-Aurèle Fortin : même inclinaison pour un trait plutôt lourd et rond, même propension à occuper toute la surface d’une façon régulière et relativement statique, annulant les effets de profondeur, palettes chromatiques très voisines, même prédilection pour le vert Véronèse. Un constat similaire peut être fait entre Patrick Doyon et Barry Flanagan : même façon de faire flotter les formes dans un espace a-contextuel, même jeu sur des formes filiformes contrastant avec des masses dodues. Marsi et Alex Colville confirment cette induction, avec non seulement des approches plastiques comparables, mais aussi des rhétoriques iconiques souvent voisines, notamment dans ce même goût pour des avant-plans très saillants. Un dernier exemple, extérieur au projet de La Pastèque, la réitère à nouveau. Le procédé est courant. En 2003, Nicolas Debon publie Four Pictures by Emily Carr[13], un récit biographique pour enfants en vingt-quatre planches (Norma Fleck Award for Canadian Children’s Non-Fiction Nominee, 2004). Le trait, les pigments, les couleurs, les compositions mettent ici encore en résonance les oeuvres de la peintre et du dessinateur.

Ce trait de la connivence omniprésente conduit à observer la finesse des dialogues entre oeuvres sources et oeuvres buts, qui relève de ce que Gérard Genette nomme la métatextualité[14], c’est-à-dire la fonction de commentaire remplie par la seconde à propos de la première. En produisant l’oeuvre but, le dessinateur de BD révèle les rhétoriques de l’oeuvre source, il produit un discours réflexif par les moyens d’un système sémiotique qui est aussi celui de l’oeuvre commentée, à savoir le langage visuel. Peintres et dessinateurs de BD partagent les mêmes compétences, ce qui offre aux seconds une capacité de compréhension et d’analyse des plans plastique et iconique des oeuvres choisies qu’approche plus difficilement l’historien de l’art, qui ne possède pas nécessairement ces compétences. L’auteur de bande dessinée, au musée, est un visiteur expert.

Ainsi l’entend d’ailleurs Fabrice Douar, directeur des publications au Louvre, et initiateur du projet en collaboration avec Futuropolis :

[L]a bande dessinée s’inscrit dans une tradition picturale, ce qui ne peut pas laisser indifférents les amateurs d’art. Les outils ont changé, mais les contingences graphiques, la composition, les perspectives, l’usage des couleurs restent les mêmes, qu’il s’agisse des peintres de la Renaissance ou des dessinateurs d’aujourd’hui[15].

La bande dessinée est en filiation sémiotique avec le tableau : pas de tableau, pas de BD.

IMAGE ISOLÉE, IMAGES EN SÉRIE

Au-delà de la proximité plastique et iconique, les peintres et les dessinateurs se distinguent fondamentalement par la production, pour les premiers, d’images isolées, et d’une série d’images liées dans un tout organique pour les seconds. Les peintres ont produit des diptyques, des triptyques, ou encore des cycles, tel celui de Marie de Médicis par Pierre-Paul Rubens (vers 1621-1624, vingt-quatre tableaux). Quel que soit leur nombre, des liens spatio-temporels entre les différents tableaux sont réfléchis, que ce soit par métonymie, pour inférer une position dans un même territoire (diptyque du duc et de la duchesse d’Urbino, Piero della Francesca, vers 1465-1472), ou par prélèvement dans un continuum chronologique (moments de la vie de Marie de Médicis). Cependant chaque cadre propose un tout intelligible en soi, composant une scène dans l’entièreté de ses tenants et aboutissants. Les cases de la bande dessinée sont, elles, assujetties à des regroupements, chacune d’elle étant un instant particulier d’une scène, d’une séquence, compréhensible seulement lorsque toutes les cases et leurs liaisons rhétoriques ont été déchiffrées dans le regroupement (planche, double-planche, strip, etc.). Cette invention très particulière de la fin du xixe siècle engendre véritablement une nouvelle conception du récit en images, qui sera démultiplié, plus tard, par le dessin animé et le cinéma.

Il n’y a cependant pas dichotomie stricte entre case et tableau. Si les narrations de la plupart répondent bien à cette distinction, quelques auteurs du projet de La Pastèque puisent aux deux registres, et les combinent librement. Isabelle Arsenault, ayant choisi un paysage de Jean Paul Lemieux, construit une longue séquence temporelle avec des cases qui conservent toutes le format paysage, c’est-à-dire, versant BD, le plan de grand ensemble. Elle n’introduit pas de protagonistes ni d’action particulière, mais plutôt un événement, le jaillissement incontrôlable du pétrole. Réal Godbout, à partir du paysage de Marc-Aurèle Fortin, procède de la même manière, de façon délibérément statique. En trois planches et neuf cases, il suggère la création de Ville-Marie et le développement de la cité de Montréal, du site d’Hochelaga jusqu’à l’érection des gratte-ciel, en passant par la construction du pont Jacques-Cartier, citation de l’eau-forte de Fortin. Autant de paysages immobiles séparés par des sauts temporels échelonnés du xviie au xxe siècle. Chez Arsenault comme chez Godbout, tout un travail de reconstitution diégétique est exigé du lecteur, à partir du strict motif du paysage, seulement guidé par le travail de transformation, lequel induit un déroulement temporel et, donc, une narration.

Janice Nadeau, de son côté, retient essentiellement de l’écriture en bande dessinée la grille du découpage d’une planche. Elle procède en fait par une succession de vignettes illustrées sous lesquelles court le monologue d’une narratrice. Ponctuellement, elle renoue avec le discours direct, et la bulle ou l’onomatopée apparaissent. Elle aussi décompose une action en deux ou trois cases, puis retourne au récit illustré, introduisant avec ces saynètes des ruptures de rythme propices à la dynamique de l’ensemble. Enfin, Leif Tande reste à l’écart de la procédure narrative. Son oeuvre est en fait la répétition d’une même image tout au long de planches découpées en cases de dimensions identiques accompagnant le monologue de quatre oeuvres d’art. Cette répétition illustrative, au marquage temporel contingent — le déroulement correspond à la durée nécessaire pour prononcer le monologue —, sert en toute efficacité à suggérer l’immobilité perpétuelle des oeuvres dans le musée. La stratégie de Leif Tande laisse penser que l’emprunt intermédial est dans son cas double : l’oeuvre but est une production écrite, un monologue, à partir d’une oeuvre source (une sculpture ou une peinture) et d’un genre source, la bande dessinée.

Ces variations rappellent que ce qui fait BD repose sur deux exigences : un découpage en cases, et un déroulement temporel, enclenché par une liaison métonymique ou synecdotique, aussi rudimentaire soit-elle. Sous ces auspices sont donc à l’écart les illustrations de Cyril Doisneau (Alertez les bébés !, 2013), et le tableau de Pascal Blanchet (Plywood Coquetel, 2013).

L’ALBUM ET L’EXPOSITION

La rencontre du musée et de la BD est sous-tendue par la rencontre entre deux médias, l’album et l’exposition, tous deux supports de diffusion auprès des publics, agents de ce fait liés intrinsèquement aux oeuvres et conditionnant leur réception. L’album est à la planche ce que l’exposition est au tableau. Dans la rencontre intermédiale, ils jouent un rôle spécifique et déterminant.

Appartenant à la grande famille du livre, l’album de BD a vu de longue date sa standardisation toujours respectée, mais connaît aujourd’hui des variations qui, aussi nombreuses et fréquentes soient-elles en matière de format et de nombre de pages, sont en fait propres à une catégorie particulière de bandes dessinées, désignées par le terme générique de « roman graphique ». Cette désignation renvoie pleinement à un régime électif, centré sur la figure de l’auteur, le dessinateur étant ici l’égal du romancier. Le projet de La Pastèque, ouvrage collectif, est édité dans ce format, marquant son appartenance au registre dit « sérieux ». Passer au musée est une poursuite de cette élévation, comme l’exprime Martin Brault, cofondateur de la maison d’édition, à l’ouverture de l’ouvrage : « “J’ai contacté le Musée des beaux-arts de Montréal pour nos 15 ans […].” Cette phrase de mon collègue contient en essence l’identité de La Pastèque : l’audace et la volonté de faire les choses différemment[16]. » Cette audace est celle de ceux qui ont osé sortir de leur lieu d’origine pour tendre vers un nouveau sommet.

L’exposition est elle aussi un média, au sens générique du terme[17], qui a la particularité d’être déployé en trois dimensions, donc dans lequel le visiteur se déplace pour prendre connaissance des énoncés, et d’être non pérenne. Une exposition dans un musée des beaux-arts élève tout objet exposé au statut d’oeuvre d’art, et toutes les planches exposées ont accédé à ce statut. Ce mouvement est clairement décrit par Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts de Montréal :

Dans le cadre de son 15e anniversaire, La Pastèque présentait, en collaboration avec le Musée des beaux-arts de Montréal, une exposition ludique et originale mettant en vedette quinze auteurs qui ont fait le succès de la maison d’édition. […] Dans les pages qui suivent, nous vous invitons à poser un regard neuf sur les oeuvres du musée en feuilletant l’album de leur mariage inusité avec la bande dessinée[18].

La directrice exprime nettement le caractère quasi excentrique de la présence des planches sur les cimaises du musée.

Les directeurs de La Pastèque regardaient vers le haut, la directrice du musée regardait vers le bas, mais le long d’une trajectoire qui rendit la rencontre effective dans cette exposition dont les traces subsistent à travers un catalogue et quinze vidéos mises en ligne, toujours accessibles à ce jour[19].

La manière dont les instances du musée ont disposé les planches de BD sur les cimaises rend compte de leur entendement de cette rencontre intermédiale. L’exposition occupait les deux salles du musée régulièrement consacrées aux projets de petite envergure. Les planches étaient disposées sur les murs et sur des cloisons mobiles qui divisaient l’espace, jouxtant les oeuvres de la collection, tableaux, gravures, tentures ou sculptures retenus par les dessinateurs. Au fond de la seconde salle, une vitrine contenait des objets reliés à la maison d’édition. À l’endos d’un dernier paravent, sur écran, étaient diffusés les quinze vidéoclips, livrant les portraits des quinze dessinateurs. Dans un effet intermédial, l’écran était subdivisé en six petits écrans donnant à voir divers moments des tournages d’entrevues avec les auteurs, à la manière d’une planche de BD découpée en cases.

Les instances du MBAM n’ont guère su, cependant, bien saisir l’objet planche de BD, et l’expographie proposée a parfois confiné au contresens. Placées trop haut, trop espacées ou pas assez, trop loin du regard, les planches se prêtaient difficilement au déchiffrement : « [L]a réception de certains récits qui se déclinent en (de bien petits) mots y est ardue. L’exiguïté des salles n’aidant pas — ou est-ce le grand nombre de choses à voir ? —, on est loin, disons, du confort du fauteuil[20]. » Sur les murs et les cloisons mobiles qui divisaient l’espace étaient accrochées les planches de bande dessinée — oeuvres buts —, auteur par auteur, et, le plus près possible, était accrochée ou disposée l’oeuvre source, constituant ce que la muséologie appelle une séquence formée d’unités[21]. Dans certains cas, le visiteur devait se positionner entre l’oeuvre source et l’oeuvre but, se trouvant donc nécessairement dos à l’une pour apprécier l’autre, dans une sorte d’exclusion réciproque. Le lapin de Barry Flanagan était placé sur le même axe que les planches de Rabagliati, ce qui laissait croire qu’il en était l’oeuvre source au lieu du tableau de Juan Miró, qui n’était repérable qu’après coup. Le cas le plus déconcertant était celui d’Isabelle Arsenault. Bien qu’accroché sur un même pan de mur, suffisamment grand pour contenir toutes les unités de la séquence, le tableau de Jean Paul Lemieux avait été placé après les planches, et non en position d’ouverture, alors qu’il aurait été si aisé de le faire. La clef de ces incongruités était sans doute dans le segment qui présentait le tableau de Pascal Blanchet (une sérigraphie), Plywood Coquetel, avec en avant-plan son oeuvre source, la Chaise LCW de Charles et Ray Kaiser Eames. Appréhendé d’un seul et même regard, le lien transtextuel était immédiatement saisissable. Force est alors de remarquer que ce seul cas de cohérence, au sein du projet, tenait au fait que l’oeuvre but n’était pas une BD, mais un tableau, genre beaucoup plus familier pour les instances muséales. Si, d’un point de vue sémiotique, la BD comprend les oeuvres du musée, le musée, lui, ne comprend guère la BD.

DU MONDE DE L’OEUVRE AU MONDE DE LA BD

Invités à explorer le musée et ses collections, les auteurs de bande dessinée ont livré des déclinaisons nombreuses autant que subtiles de l’appropriation qu’ils en ont faite. Il en ressort cependant que l’essentiel de leur attention porte sur les variations sémiotiques du langage visuel et des genres qui y recourent. Leur intérêt est nettement retenu par les questions plastiques et par le rapport entre tableau et planche découpée en cases. « J’ai l’impression de marcher dans une BD géante/Sur tous les murs, il y a des cases[22] », fait dire à son personnage un auteur participant à la collection « Musée du Louvre » de Futuropolis. De façon assez remarquable, le passage à une proposition narrative, qu’elle ne compte que quelques planches, comme dans le projet de La Pastèque, ou plusieurs dizaines, comme dans les albums de Futuropolis, consiste essentiellement en une expansion de l’univers de référence. Pour reprendre les termes de Gérard Genette, la relation hypertextuelle entre un hypotexte — le texte source, c’est-à-dire le tableau ou la sculpture — et un hypertexte — le texte but, c’est-à-dire la bande dessinée — est chez presque tous les auteurs une relation de redondance agrémentée par l’amplification et l’hyperbole. Cela n’exclut en aucune façon les richesses et finesses poétiques, de l’humour à l’introspection, en passant par la comédie ou la tragédie, et, aussi, l’hommage. Paul Bordeleau place dans une de ses cases le dessinateur Fred, auteur qui l’avait beaucoup marqué, décédé au moment de la réalisation du projet, ainsi qu’il le rapporte dans le vidéoclip qui lui est consacré. De même, Réal Godbout place un petit personnage en train de dessiner sur le motif, dans la case qui, précisément, est celle de la citation de la gravure de Marc-Aurèle Fortin.

Il vaut donc d’accorder quelque attention au rare cas qui déroge à cette attitude. Julie Arsenault prend pour hypotexte le paysage de Jean Paul Lemieux intitulé Far West, dont il faut savoir qu’il inaugure, à partir de 1955, une nouvelle manière de peindre de l’artiste[23], qui reviendra dans de célèbres et nombreuses toiles, mettant en scène des personnages pensifs dans les immensités mornes et enneigées de la plaine laurentienne. Jean Paul Lemieux a effectué des séjours en Californie, et son Far West est en territoire étatsunien, dans les années cinquante, à une époque où le pétrole n’est pas source de controverse. En introduisant ce pétrole dans sa BD, Isabelle Arsenault casse l’image idéalisée de l’Ouest californien ; en effet, ainsi qu’elle l’exprime dans le vidéoclip qui accompagne son oeuvre, elle invite à un déplacement dans l’espace vers les champs pétrolifères de l’Alberta, et, à la manière du photographe ontarien Edward Burtinsky dans son réquisitoire Oil/Pétrole[24], utilise la beauté esthétique — « j’aimais bien l’idée d’allier plume et bitume[25] » — pour pointer le désastre écologique provoqué par la civilisation du pétrole.

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Il aurait été envisagé par le MBAM d’acquérir les planches des quinze dessinateurs. Avec les précautions d’usage, le journaliste Fabien Deglise s’autorise à saluer le fait que « cette acquisition majeure de quinze oeuvres dessinées […] va faire entrer pour la première fois des oeuvres du neuvième art québécois dans le catalogue du musée[26] ». Le projet semble avoir fait long feu, et, à ce jour, aucun Rabagliati ni Marsi n’apparaît dans la banque de données du Musée des beaux-arts de Montréal. Cependant, et hors de tout doute, cette exposition n’a pas été une rencontre fortuite ni une expérience isolée, et elle reste un moment de référence dans l’histoire récente de la bande dessinée québécoise. C’est elle que Fabien Deglise a à l’esprit lorsqu’il titre, trois ans plus tard, le 18 juin 2016, dans les pages du Devoir : « La bande dessinée fait encore son entrée au musée ». Le musée, cette fois-ci, est le Musée québécois de culture populaire de Trois-Rivières, qui aura consacré ses cimaises pendant plus de deux ans à vingt-trois dessinateurs contemporains[27]. Cette réitération, dans un musée dont le nom sonne comme un oxymoron, laisse penser que la grande entreprise de légitimation est presque accomplie, mais toujours pas avérée.