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Depuis une vingtaine d’années, Noël Audet construit une oeuvre romanesque dont la critique a dit la dimension majeure, en en relevant souvent la richesse langagière, l’humour ou l’ironie. L’on se souvient encore du succès remporté par son premier récit, Quand la voile faseille (best-seller de l’été 1980), mais surtout de la grande vogue que connut L’ombre de l’épervier, avant et après la populaire série télévisée qu’on en tira[1]. Cependant, on n’a que rarement pris la mesure de l’ensemble textuel. Sans prétendre combler cette lacune, on se propose d’évoquer ici les sept romans déjà parus, en ouvrant quelques pistes sociopoétiques sur un travail remarquable d’inventivité.

À la relecture, on voit bien que les romans de Noël Audet sont riches et complexes, observant la vie de toute une société, concertant les récits en y intégrant une pensée de la narration ou même l’autoportrait de l’artiste au travail. Le romancier joue ainsi avec subtilité dans tout son espace, que ce soit le symbolique ou celui de sa mise en texte, produisant une oeuvre postmoderne par le traitement qu’elle fait subir à la tradition, tant au plan du narré que des formes acquises.

L’ensemble actuellement connu des sept romans paraît s’organiser en autant d’étapes où prévalent, tour à tour, trois discours corrélés : amoureux, politique et esthétique.

Le discours amoureux

Quand la voile faseille (1980)[2] : le deuil initial

Le discours amoureux s’établit d’abord dans les « récit(s) » de Quand la voile faseille, parus en 1980. En effet, le narrateur ne paraît y évoquer son enfance rurale et gaspésienne que pour conduire progressivement à une autre histoire, bien montréalaise et contemporaine, qui a sans doute été à l’origine du retour au passé.

D’une origine l’autre, dit le texte premier dans son arrangement textuel. Car il insiste de diverses manières pour signaler que c’est le bilan amoureux du narrateur qui a provoqué la chronique de l’enfance et le souvenir d’autres histoires d’amour. Et puis, en 1981, Ah, l’amour l’amour reprend la route initiatique de Gaspé pour revenir à la condition amoureuse, toujours avec le contournement gaspésien, pour conclure sur la problématique initiale. Voyons de plus près cette configuration initiale de l’écriture.

De prime abord, les récits de La voile narrent la Gaspésie natale, mettant en vedette un oncle maternel, Arsène Loubert, fameux pour son caractère, son verbe et la liberté de son comportement. Le personnage occupe littéralement la moitié du livre, avec les deux premières parties (I– « Mon oncle Arsène » et II– « Grazie et Laure »), tout en revenant plus loin de façon épisodique. Puis, l’autre moitié sera faite d’une chronique de la vie à la maison du narrateur (III– « L’Arche de Noé pêle-mêle »), puis de l’histoire d’amour du narrateur (IV– « Une simple histoire d’amour »).

Il y a dans cette organisation de la narration comme une mise en regard des mondes maternel et paternel, en deux couples narratifs, les récits avunculaires et maternels étant couplés à deux autres plutôt paternels et personnels. Le tout en une structure musicale de quatre temps que reprendra la partie finale. En reproduisant le rythme quaternaire de l’ensemble qu’elle a généré, « Une simple histoire d’amour » clôt La voile de façon cyclique, comme le fera en général le récit audettien.

Ainsi opèrent la fine stratégie et la régie qui en découle. Les sujets de chaque partie et leur dispositio supposent, au départ, le faseillement qu’annonceront d’ailleurs le titre et le péritexte, et que confirmera ensuite une série d’interventions du narrateur menant finalement au récit de sa naissance (troisième partie) et à celui des amours récentes (quatrième partie).

Et, détail non superflu dans ce déroulement de l’histoire racontée, le faseillement génétique s’articulera plus loin sur la disparition du père (en 1976) et surtout sur le souvenir violent de la mort de la mère (survenue vingt ans plus tôt), deux événements qui ont, chacun à sa manière, déclenché aussi la venue du bilan. La mise en rapport de l’année 1976 avec celle inscrite à la fin du texte, 1978, autorise cette déduction si l’on reconstitue le calendrier du temps de l’écriture. Le narrateur (alter ego indéniable de l’auteur) ne le dira pas clairement, mais l’« explosion formidable » (VF, 216) dont il parle — pour 1976 (en troisième partie) — permet de comprendre la quatrième, c’est-à-dire ce par quoi le récit a pu commencer.

En résumé, au mitan de sa vie (à l’approche de la quarantaine), le narrateur a vécu une crise grave. Il a fait une double expérience enchaînée : le deuil des êtres les plus chers et un amour triangulaire qui, l’éloignant du « vieux deux-mats des amours éternelles » va plus tard l’embarquer sur un « trois-mats » (VF, 225). D’où cette voile qui va d’abord faseiller en titre, parce que, tout à coup, le navigateur n’a plus su d’où venait le vent. Il n’avançait plus. D’où cet exergue, à venir avant le début de la narration : « On passe beaucoup plus de temps […] à désirer le vent qu’à se laisser emporter par la brise […] » (VF, 7) Et le cher Montaigne, signe par excellence du faseillement existentiel, fera bientôt son apparition (VF, 21).

Le moment génétique aura donc été celui d’une grande carence affective chez le treizième et dernier enfant de la famille mise en scène. Pour comprendre le dépit amoureux qui préside ainsi au récit des amours de l’oncle Arsène, rappelons que le narrateur avait aimé Alexandra passionnément, puis avait dû revenir à la vie normale, courante, avec Hélène. Voilà pourquoi il aura annoncé tout de go une « drôle d’histoire triste » (VF, 18) et qu’il va tenir ce discours du désamour dans son pèlerinage vers l’enfance, dans ce besoin de rire avec l’oncle Arsène qui a, tiens !, aimé deux femmes, lui aussi. Les rapports ne seront pas pour autant à l’identique entre Grazie-Laure et Alexandra-Hélène. Pourtant, le dépit du présent a bel et bien conduit à la rétrogradation, au temps jadis de la rigolade et de la joie.

Bien sûr, avec son prénom de branleux, Normand devra zigzaguer, faire le long détour gaspésien avant d’arriver à se raconter enfin, de façon plus directe (VF, 225) : « J’ai trop parlé des autres, ils ne me pardonneraient plus de me taire », dira-t-il dans une de ses passe-passe narratives. L’on sait tout de même, depuis le sur-titre de l’édition originale, « Récit(s) », que l’on vit ici un conflit des récits, et qu’un récit intime s’interpose secrètement dès le début. Parfois assez marqué, il est aussi soi-disant objectif, dissertant (sur l’être gaspésien, ses moeurs, sa morale), comme dans le long contrepoint des premières pages (VF, 15-18), mais il peut aussi être subjectif ou incident, livrant des confidences qui remontent au moment génétique, à une scène intermédiaire, décisive mais refoulée, où tout a basculé. L’illustre bien cette réflexion : « L’amour, quelle histoire ! Pourquoi faut-il à moitié en mourir ? Pourquoi faut-il y survivre ? » (VF, 21)

Le discours du vacillement intime conduit donc secrètement le texte, mettant en place les histoires de l’oncle Arsène et de toute la solide famille traditionnelle (rurale). Le conte triomphant de l’autrefois masque l’origine de la triste musique dont se berce la chronique villageoise poussée en avant par le narrateur.

À la fin (dans la quatrième partie), quand le Normand perdra son Alexandra, tout pourra culminer artistement avec l’ Offrande musicale (que joue Hélène au piano) et l’annonce que, dorénavant, Normand cessera de louvoyer. L’appel au passé aura-t-il ainsi sauvé l’amour premier ? Provisoirement, car dans cette oeuvre naissante, le discours amoureux ne sera pas pour autant redevenu harmonieux ou durable. Ah, l’amour l’amour s’y consacrera, montrant encore comment le noble sentiment (d’abord mal accordé au désir) se défait et se refait dans le recours même à la Gaspésie originaire.

Renald Bérubé aura donc eu bien raison de remarquer :

Quand la voile faseille prend les allures d’une oeuvre matrice, fondatrice, qui met déjà en place et en scène des éléments que vont reprendre, pour les re-présenter et ainsi les développer davantage, les oeuvres à venir[3].

On le voit déjà dans le deuxième roman, paru un an plus tard.

Ah, l’amour l’amour (1981)[4] : les histoires parallèles

Ici, l’appareil narratif se simplifie. Pas de faseillement : le narrateur n’attend plus guère le vent ; ce serait plutôt le contraire. Mais il entendra plus que jamais la mer lui parler : vent et mer, si prégnants dans La voile, s’affirment déjà comme leitmotiv d’une oeuvre dont la signature restera profondément maritime. La situation d’énonciation sera donc cette fois beaucoup plus claire car, dès le début, l’auteur prévient son lecteur, avant toute autre indication narrative : « Tous les personnages de ce roman sont fictifs et toute ressemblance avec une personne vivante ou décédée est l’effet du hasard. » (AA, 4)[5]

Alors, les tenants d’une lecture autobiographique ou même autofictionnelle (ce qu’autorisait La voile) sont avertis : pas d’équation à faire entre le Normand si familier et cet autre, appelé ici André, qui est tout de même un Loubert, du nom de la mère de Normand… Donc un cousin, côté maternel, du narrateur premier. Bon, entendu : nous sommes dans un autre volet de la chronique gaspésienne. Et cette fois, le chroniqueur commence son histoire en étant bien installé dans une maison ancienne de Matane (non plus dans la Baie des Chaleurs). Avec son chat Chénier, il rêve devant la flamme du foyer, espérant se raconter à lui-même sa propre histoire (AA, 13).

Quoi qu’il en soit de toutes ces précautions, l’on revient tout de même à la problématique de La voile, comme si le discours amoureux inauguré devait aller à son terme. En fait, au renouvellement déjà entrevu avec Alexandra. Solitaire, le narrateur se souvient maintenant (en 1980-1981) de l’été 1960, quand il a connu sa première compagne, Astrid. On saura progressivement qu’elle lui a donné deux enfants, puis est partie vivre avec Bruno après une dizaine d’années de mariage. Le récit d’André s’étalera sur une année (de l’automne 1980 à l’été 1981), tout en rappelant le tour de la Gaspésie de l’été 1960, fait en compagnie d’Astrid, une belle aux yeux bleus et dont une fameuse canine retroussait gentiment la lèvre supérieure. Et vogue à nouveau un roman à deux étages et deux temporalités, sur un trajet qui va maintenant de Notre-Dame-du-Lac et Rivière-du-Loup jusqu’à Miguasha, où vit le père d’André. Sera-ce maintenant une chronique routière, un roman de la route amoureuse, comme le fera bientôt Jacques Poulin avec sa Montagnaise (Volkswagen blues, 1984) ? Ce serait peut-être trop simple. Le narrateur ne se souviendra d’Astrid (la première femme) que pour nous raconter bientôt ce qui se passe pendant qu’il écrit. Arrive justement une certaine Liana, « annonceuse » à Radio-Matane, qui entre dans sa vie de professeur de collège. En toute aisance, en parfait contrepoint de l’Astrid des temps crispés, du féminisme et des amours difficiles.

C’est ainsi qu’en treize chapitres et un « envoi » (comme à la fin d’une ballade poétique), le narrateur racontera deux histoires parallèles, tout au long de la route 132. Et même trois, puisqu’aux deux histoires d’amour fuguées se greffera celle du pays : les contes et légendes rattachés aux différents endroits traversés ou habités par les deux campeurs de 1960. Comme dans les récits de La voile, l’amour du pays natal continuera de se marquer, mais de façon décroissante, au fur et à mesure que s’amplifieront les deux histoires de couple. On aura ainsi le roman d’amour par excellence pour comprendre les mutations du Québec des années 1970[6].

Quant au politique qui revenait de temps en temps dans les anecdotes de La voile, son discours se marque ici par son absence. Ce sera, toutefois, pour mieux dominer dans les romans suivants, où le discours amoureux informera dorénavant un roman d’action et une vision politique.

Le discours politique

La parade (1984)[7] ou le pays comme espace vide mais payant

Après le dénouement de l’énigme primitive, c’est en effet un discours de la Cité qui va s’affirmer, conduisant à une large représentation de la vie sociale québécoise. Noël Audet prend alors toute sa place comme l’un des écrivains du pays, à l’image de prédécesseurs comme Jacques Ferron ou de ses contemporains (comme Roch Carrier), avec une intelligence et un mordant critiques qui lui seront toutefois exclusifs[8].

La parade raconte, de façon très moqueuse, la parade politique québécoise des années 1968-1980, au temps de la première période péquiste (fondation du Parti québécois en 1968 ; prise du pouvoir en 1976 ; référendum de mai 1980). C’était l’époque des « grandes politiques » et des « grands projets ». Le roman narrera donc joyeusement un « Grand Projet » symbolique : la construction d’un immense parc de stationnement dans les Laurentides !

Et, signe d’un temps nouveau chez le narrateur maintenant presque absent, la parole intime se fait rare, toute l’ardeur énonciative se consacrant à un carnaval poétique, avec cette pluralité de langues qui, selon Mikhaïl Bakhtine, fait le roman. Dans Écrire de la fiction au Québec, Noël Audet citera justement un long passage d’ Esthétique et théorie du roman, sur l’arrangement que fait l’écrivain du plurilinguisme social, son orchestration en une oeuvre[9].

La parade devient ainsi l’occasion de signaler que les langues de l’oeuvre de Noël Audet sont toujours richement représentées, quels que soient les milieux incarnés, et qu’elles structurent effectivement le roman. Dans ce texte, dont l’action se passe à Montréal, l’écrivain excellera dans la représentation de la langue populaire, avec ses échos archaïques et anglais, le tout bien assaisonné de proverbes, de dictons, de slogans, hérités ou non des médias, de jurons inventifs, de calembours ou de tics (ceux de Toto le bègue), etc. Cela donne un carrousel de paroles et de points de vue où s’efface le narrateur des textes antérieurs.

C’est dire la galerie de personnages ainsi mis en texte. Il y a d’abord les Québécois typiques : toute la bande de Montréalais de l’Est, petites gens débrouillards mais généralement incultes ou très limités. C’est d’eux que viendra le Grand Projet du stationnement (immense) que Rudy Starr Perreault (Pierre-Elliott Trudeau) et son ami, La Gargouille (Jean Chrétien), détourneront pour en faire leur Baiebelle — rappel de l’énorme joujou (« bébelle ») politique que fut l’aéroport de Mirabel —, avec un « référent d’homme » où Néré (René Lévesque) sera forcément de la partie, avec Magloire (Jean Drapeau) et autres glorieux de l’époque.

La parade devient ainsi une grande fable où le délire contamine tout, même la construction d’un éventuel pays ramené ici à l’installation d’un grand espace vide mais payant, où le monde s’arrêterait, au bénéfice des investisseurs et des commerçants. C’est ce terrible symbole du pays que La parade post-référendaire met en pages, en douze tableaux dont beaucoup restent fortement en mémoire : le déménagement inaugural de l’église (le rêve de Toto le bègue) ; la Saint-Jean de 1968 (le mouton incertain) ; l’urgence d’hôpital (l’enfant à la casserole) ; les réunions de la coop ; la partie de chasse de Perreault-Trudeau ; le superbe dernier chapitre qui fait la synthèse sur la conquête du pays intérieur et de la parole.

L’ombre de l’épervier (1988)[10] et le narrateur-survenant

Quand paraît ensuite L’ombre de l’épervier, le premier cycle (amoureux et gaspésien) revient en force pour culminer dans l’histoire des amours de Pauline et Noum. Mais, à l’examen, on constate que le discours fondateur se présente bien dans le prolongement de la narration « politique » de La parade, en élargissant toutefois la perspective à tout le siècle. En fait, l’on va de 1919 aux années 1980, en trois étapes inégales : la première, « Pauline au temps de Noum » (jusqu’à 1942) fait la moitié du livre, alors que « Catherine et ses hommes » (Catherine est l’enfant que Pauline a eue avec le docteur Rambaud) et « Martin l’emporté » (le petit-fils montréalais de Pauline et Noum) se partagent l’autre moitié. À nouveau, des indications musicales président à la lecture de chaque partie : allegro vivace pour Pauline et Noum ; andante pour Catherine ; scherzo pour Martin.

Maintenant au fondement d’une chronique sociale et politique, l’amour bâtit une famille, un village, un pays. Avec une parole dorénavant moins moqueuse qu’inquiète sur le devenir de la tradition et de la culture, comme l’illustrent les pages données à l’époque première, aussi bien que le choix consécutif de Catherine, la beauté balafrée, et de Martin, bel et bien « emporté » de la Révolution.

Les représentations se font fortes et clairement sociales. Quand, au début de ces fameuses années 1960, on voit Pauline débâtir son château (la maison construite par son Noum), en lui enlevant les annexes qu’avait nécessitées la venue des enfants, on pressent la suite. D’autant plus que c’est l’époque où la voyante rêve que sa maison finira par s’envoler. En fait, elle s’effondrera, avec tout le village qui sera entraîné dans la mer avec la falaise aux fossiles. Nous sommes dans l’Anse-aux-Corbeaux, un lieu-dit près de Miguasha où se trouve un musée fossilifère.

Voilà donc le sort subi ici par le pays symbolique, non plus le grand vide commerçant de La parade, mais bien la fin de la famille originelle et de la tradition. L’ombre de l’épervier (l’annonce de la mort) plane aussi sur le Québec… Le pays fossilisé survivra-t-il ? Telle semble être, au coeur du roman, la grande proposition textuelle. Et la saga de Noël Audet aurait pu se terminer tragiquement sur cet effondrement. Il l’aurait située à l’époque post-référendaire et on aurait compris. Toutefois, le discours avait encore ici autre chose à faire qu’à filer la métaphore du désastre. D’ailleurs, le rire transversal de l’oeuvre ne le permettait sans doute pas. Pas davantage cet optimisme de la voix narrative incarnée dans le personnage du survenant écrivain, celui qui aime tant ses personnages.

Après avoir fait planer la pire fatalité, la narration inquiète donnera donc une chance à Martin, le petit-fils de Noum. Ce mal instruit de la Révolution finira par élever, à Montréal, un enfant baptisé Noum. Non avec la mère naturelle, plutôt avec une copine chilienne, pour bien enregistrer aussi la famille nouvelle, métissée, maintenant plus fréquente.

Par ailleurs, ce déploiement social du discours fondateur accordera une nouvelle dimension à la voix contenue dans La parade — le discours esthétique y est pratiquement réduit à la métaphorique et gratuite courtepointe de Gabrielle sur la reine Mathilde. Au-delà des conflits amoureux et sociaux, c’est maintenant le discours esthétique du narrateur-survenant qui va, à quelques reprises, tasser la narration, mettre « de la houle entre les lignes » (VF, 7). Ce sera beaucoup moins structurant que dans La voile et Ah, l’amour l’amour (où le narrateur se regardait écrire, s’inquiétant du sort même de son entreprise). Les interventions de L’ombre de l’épervier se font maintenant fantastiques plutôt que bonhommes ou ratoureuses. Ayant fait de Pauline une voyante et ayant donné à Noum une dimension parfois onirique, Noël Audet pouvait pousser plus loin le merveilleux en faisant de son narrateur le survenant déjà signalé, un personnage venu de l’au-delà romanesque qui rend visite aux personnages féminins dont il a fini par s’énamourer : Pauline et Catherine.

Il faudra toutefois attendre la suite de l’oeuvre pour avoir un vrai commentaire du survenant sur sa fiction. Ce sera dans Frontières ou Tableaux d’Amérique. Auparavant, le roman audettien devait peut-être compléter son récit d’action et son parcours politique (et la saga du xxe siècle) en privilégiant l’affrontement des Blancs et des Aborigènes autour du développement hydroélectrique de la région de la Baie James, dans les décennies 1960 et 1970. Ce qui va confirmer l’importance de l’observation sociale dans l’oeuvre en marche : après le petit monde gaspésien et montréalais, le Gaspésien racontait la grande aventure du Nord.

L’eau blanche (1992)[11] ou le mariage des cultures et des voix

Sur le mode épique (déjà sensible dans L’ombre de l’épervier ), le choc des cultures, déjà prévisible (avec la mère chilienne du nouveau Noum), conduira plutôt au choc autochtone, à l’« épopée intime » du Nord québécois, comme l’indique une note préliminaire[12]. L’« intimité » annoncée renvoie, sans nul doute, à la part réflexive qui reviendra, cette fois, dans un genre qui repose généralement sur la célébration d’actions et de héros plus grands que nature. De fait, on aura un point de vue assez critique sur les idéologies en présence, véhiculées principalement par Roland Thibaudeau, l’ingénieur-arpenteur responsable du chantier et l’un de ses employés, Mindosh, un jeune Cri formé chez les Blancs.

Allant de 1966 à 1979, le récit progressera au rythme même de la construction de la route pour aboutir finalement à l’inauguration de la centrale LG2 (La Grande 2), par René Lévesque, le 27 octobre 1979. Pendant la quinzaine d’années traversées, on assistera aux allées et venues entre le Nord (le chantier, le territoire cri et inuit) et le Sud (la vie personnelle et familiale, à Matagami et surtout à Montréal-Outremont), en passant par divers événements historiques, comme celui du jugement Malouf faisant droit, en novembre 1973, aux revendications des Cris et provoquant l’évacuation des milliers de travailleurs ; ou encore, à la décision de la Cour d’appel renversant le premier jugement. Le saccage du chantier par les ouvriers de la FTQ (Fédération des travailleurs du Québec) et par leur dirigeant, Dédé Desjardins, donnera lieu, lui, à une grande scène. Dans l’ensemble, le roman raconte surtout le parcours idéologique et donc intérieur de Thibaudeau et Mindosh à travers les activités familiales, claniques, amoureuses ou professionnelles. L’intimité de l’épopée, l’évolution du débat entre Mindosh, le piquant «roi des maringouins » et Thibaudeau, le chef des travaux.

Défensives et souvent incertaines chez Mindosh, aussi dit la Pomme (Rouge à l’extérieur et Blanc à l’intérieur), profondément divisé intérieurement, les actions deviennent plutôt conquérantes chez Thibaudeau, qui sera toutefois défait dans son ménage du Sud, conformément au modèle déjà vu. À la fin, le Blanc pourra rejoindre, à la Baie James, sa chère maîtresse, Lili Lilliput, l’Inuite un peu gullivérienne qui lui a donné un fils, alors que Mindosh, l’Amérindien, vivra dorénavant à Montréal avec son archange Gabrielle, une femme blanche comme l’eau qui, dans le Nord, produit de la lumière. Dans ce choc des images, l’idée finale du mariage des cultures trouvera sa plus belle réalisation dans les pages qui montrent comment la neige unifie le pays depuis la « tête du continent » jusqu’à Montréal, où le « Mindosh du Haut-Vol » en a la vision, en courant sur les toits des édifices en construction. L’amour métis fait ici le pays réel. Voilà ce que dit le discours amoureux quand il se fait maintenant carrément politique.

Ce qui change un peu les représentations. En vingt-quatre brefs chapitres, L’eau blanche renverse ou renouvelle les images anciennes de la confrontation et de l’attirance, que ce soit celles du Chevalier de Mornac, de Louise Genest, d’Ashini, d’Agaguk ou de Volkswagen blues[13]. Ni folklorisation, ni complaisance, son roman (bien informé et documenté) opte plutôt pour l’intégration amoureuse. S’y accomplit le rêve québécois du Nord, dans l’espace géographique et mythique du futur Nunavik. Et l’opération narrative est telle que le rapport originel (encore perceptible dans L’ombre de l’épervier) entre le conteur (ou narrateur) et son histoire a formellement disparu. Même l’ironie sous-jacente à la manière finit par être assumée par les personnages de la fiction. Le rôle si fréquent du piqueur est dévolu au Mindosh-des-Maringouins. Et les dialogues entre les personnages (toujours ciselés, très habilement conduits) finissent par s’intégrer à la masse du récit, avec ou sans guillemets, peu importe, tellement les points de vue incarnés mènent l’écriture. On en voit un exemple, au chapitre 24 (et dernier), alors qu’au début Mindosh investit progressivement la narration, la faisant parler de sa parole, après les incidentes de l’indirect libre. Comme ici :

Le skidoo/motoneige avait divisé l’âme des Cris, il en était sûr, et c’est à l’intérieur de chacun que la guerre était déclarée. Puis la course à chiens, la sienne, il en riait encore, les plongeons qu’il s’était payés dans son désir de se réapproprier sa propre culture […] Enfin il avait travaillé pour les Blancs, travaillé pour, oui, pom pomme, et si on sait bien compter, lui, Mindosh, c’est en quatre parts égales qu’il était divisé, comme une pomme que l’on se partage. Kilomètre 255, hein ? J’aperçois le pont de la rivière Rupert. La glace est prise déjà.

LB, 260-261

L’épopée intime de L’eau blanche témoigne de la maturité et de la maîtrise atteintes à tous égards par le récit audettien de la vie sociale. La poésie inhérente au récit épique donne, en prime, de grandes pages sur le pays du vent et de la neige.

Le discours esthétique

Frontières ou Tableaux d’Amérique (1995)[14] : trois mots clés

Après cette intégration des voix narratives et l’élargissement de l’espace romanesque jusqu’à la « tête du continent », l’oeuvre pouvait poursuivre son élan et couvrir toute l’Amérique, du Nord au Sud, comme le montrent les sept récits qui, en 1995, composeront le « roman » des Frontières ou Tableaux d’Amérique. Mais, ce faisant, l’oeuvre en marche devait redonner sa place au dialogue des origines entre le conteur et sa matière. Et, par là, faire prédominer, en fiction, le discours esthétique, sous couvert de faire parler tout l’espace américain. Il suffisait, sans doute, de pousser plus loin l’inscription de l’autoportrait. Cachée dans La voile, mais ensuite assez développée dans L’ombre de l’épervier, il fallait peut-être la rendre enfin nécessaire, systématique, articulée, au plan narratif.

C’est ce que réalise le roman de 1995, ne se développant que dans le jeu des visites du narrateur-survenant, celui-là même qui donnait des envies meurtrières au critique Réginald Martel quand il rendait compte de L’ombre de l’épervier[15].

Le sixième roman racontera donc l’histoire d’un romancier et de ses « voyages » dans l’américanité du bonheur, franchissant à sept reprises des frontières contrôlées par un douanier qui ressemble assez vite à ce lecteur auprès de qui tout écrivain aura toujours à dédouaner son rôle et ses fictions. C’est ce rapport premier de l’écriture et de la lecture, ce contrat que met à jour et narrativise Noël Audet dans ses Frontières ou Tableaux d’Amérique. Les trois mots du titre doivent s’entendre au sens d’abord technique qu’ils ont : les frontières de l’Amérique narrative sont mises en équivalence des tableaux annoncés. Les tableaux seront ceux des frontières du récit, aussi bien que ceux de la géographie et de la vie américaine. Et encore : les frontières seront à entendre dans les deux sens. Comme des lieux aussi bien que comme des limites. On jouera sur l’espace même des frontières, dans des postes-frontières, aussi bien que sur les bornes ou les limites de la vie symbolique et réelle.

Voilà pourquoi les sept histoires des sept Marie des sept régions d’Amérique seront encadrées par des « promenades », des commentaires du narrateur et alter ego de l’auteur réel, Noël Audet. Plus encore, ce narrateur se permettra d’intervenir aussi à l’intérieur des narrations proprement dites, d’abord pour les commenter mais bientôt aussi pour s’y promener et les modifier, abolissant les frontières convenues entre la fiction et l’essai, mais aussi entre l’auteur réel et ses créatures virtuelles.

Le message ? La proposition esthétique enfin développée ? Les règles de la vraisemblance ne tiennent plus. Même l’écrivain peut prendre ses rêves pour la réalité, puisqu’il est toujours son premier lecteur. Quant au lecteur à venir, il peut aussi s’amuser des jeux du premier lecteur. Et entrer dans ce roman du roman comme en un jeu musical essentiellement fugué où s’établissent des correspondances entre les arts et les médias. Quand on connaît l’importance de la musique (comme structure et thème ou motif) dans l’ensemble textuel, on ne s’étonne pas de constater que les frontières sont construites sur les tableaux d’une exposition de Moussorgski où revient, lancinant, le thème de la promenade menant d’un tableau à l’autre.

C’est sur ce canevas que s’étoffera la réponse romanesque à l’injonction du critique Martel, donnant ce livre d’une forme nouvelle, sans équivalent connu dans la littérature contemporaine. Un roman du roman, qui repose sur des nouvelles qui sont autant de tableaux d’une exposition théorique et pratique de l’américanité narrative. Voilà où aboutit le discours amoureux de l’écrivain pour ses personnages. À la fusion des discours de la Chambre, où l’amour se confond avec l’écriture pour refaire la Cité[16]. À la réconciliation des récits mis en conflit au départ de l’oeuvre. À la symbiose de l’essai et de la fiction — comme l’évoquait déjà Écrire de la fiction au Québec, en se terminant par un texte de fiction —, au mariage des discours savant et imaginaire[17]. Il ne restait plus qu’à mettre en valeur l’autre facette déjà connue du renversement esthétique qui fonde l’oeuvre : le carnavalesque, comme l’illustrera, de façon éclatante, le septième roman en revenant plus directement au discours politico-historique québécois.

En conclusion provisoire, une synthèse : La terre promise, Remember ! (1998)[18]

À cette étape finale du parcours, on se rend compte à quel point la corrélation des discours devient de plus en plus serrée, l’oeuvre fondant progressivement son expression en une tresse homogène où il devient difficile de mesurer quelque prédominance. La constatation devient flagrante dans La terre promise, Remember ! où l’écriture intègre toutes les formes expérimentées auparavant en une série extraordinaire de tableaux historiques courant de la Nouvelle-France à aujourd’hui. Le résultat : ce roman d’une nouvelle chasse-galerie, où un narrateur familier (Emmanuel) chevauche un cochon volant et parlant et produit un discours global, culturel, qui prend les allures d’un testament.

En voyant l’auteur réécrire ainsi l’histoire du Québec, en la dédiant à son fils Guillaume, on constate en effet que son amoureux propos n’a jamais cessé de porter sur le Québec. La famille d’origine agricole (des Loubert aux Doucet), dont il raconte l’histoire depuis près d’un quart de siècle, fait ainsi passer sa société fictive d’un espace protégé à celui hasardé du nouveau siècle. Et sa chronique hésitante du début (Quand la voile faseille) culmine dans la synthèse historique de La terre promise, Remember ! C’est là que les destins individuels, familiaux et collectifs se confondent, non seulement dans la variation des histoires, des voix et des discours, mais jusque dans la xénotransplantation, ce passage de l’animalité à l’humanité (par les greffes), de la nature à la culture qui s’incarnent toutes deux dans le cochon et co-narrateur nommé « Remember ».

C’est d’ailleurs ce cochon de la mémoire qui, à la fin, continuera le voyage dans le temps et l’espace, puisque meurt Emmanuel Doucet, le narrateur principal. Le cochon qui parle survivra dans le monde merveilleux qui est le sien (en enfer !), puisque chez lui la transplantation d’un gène humain a réussi. Remember remembre ainsi les Doucet, comme le dirait la vieille étymologie franco-médiévale à l’origine de ce mot anglais (remembrer/ remember ). Ce renversement qui fait hériter un animal de qualités humaines renvoie finalement à tous les autres renversements qui ont progressivement construit le style audettien. Jusqu’à dire ici « je me souviens » en anglais ! Dans ces conditions, on comprend que le carnavalesque de cette oeuvre n’a pas été importé à la faveur d’une mode de la théorie bakhtinienne ou encore simplement à la suite des travaux du cher collègue André Belleau sur Rabelais. Dans la perspective de l’oeuvre audettienne, le carnavalesque paraît informer depuis toujours le récit québécois.

Comme beaucoup de romans de Noël Audet (mis à part La voile et L’ombre de l’épervier ), La terre promise reste toutefois encore à découvrir. Il faudra, par exemple, analyser sa lecture critique de l’Histoire. Tout cela qui va se déposer, au gré d’une apparente fantaisie narrative, au long de cinq parties bien structurées, depuis les jeux de l’allumette (l’amour chez les Amérindiens) jusqu’au triomphe du oui-non québécois dans la vie politique. Jusqu’au « verglas accumulé depuis des siècles » (TP, 355), aux mégaporcheries qui définiraient maintenant la vie d’un peuple autrefois agricole.

On devra de même regarder plus attentivement la théorie narrative d’Emmanuel, ce peintre obsédé par le passé et qui se dit d’abord du « genre moderne-ancien », pratiquant « une sorte de réalisme qui ne dédaigne pas le merveilleux à l’occasion », et qui mélange « les genres selon le degré de l’émotion et les besoins de la description » (TP, 19-20). Quand, à la fin, on entendra Rimembard (une des variantes du nom de Remember) dire qu’ils formaient « un meilleur auteur à deux », on se souviendra que toute cette oeuvre trouve sa structure dans les jeux couplés déjà mis en place au temps premier du faseillement. Et son accomplissement dans une fusion admirable d’action et de réflexion, qui nie, à sa manière, un roman souvent mauve (crépusculaire dans son caractère réflexif)[19].

Car on l’a un peu vu, toujours ici le discours se déplie, le propos se dédouble ou se triple, des voix se combinent et s’orchestre un livre. Dira-t-on cette manière tour à tour subjective et objective, postmoderne et néo-réaliste, fantastique et poétique, selon l’orientation de l’écriture et de la lecture ? On se souviendra alors qu’écriture et lecture sont justement les deux principes de la dérive narrative chez Audet, la dérive renvoyant à la partie du bateau qui lui permet paradoxalement de ne pas dériver, d’être tout simplement, tout à la fois narrative et commentative.

Alors paradoxale, cette oeuvre ? Alternative et profondément dialogique ? Oui, sa poétique est celle d’un navigateur et de sa navigation. On ne vient sans doute pas impunément de la mer et de la poésie. Au fait, dès ses deux recueils de poésie, Noël Audet tenait déjà un discours sur le similaire qui serait divergent avec Figures parallèles. Ou son contraire : la convergence des oppositions, par la transtextualité et l’interdiscursif. C’était dans La tête barbare. Transpoésie[20]. C’est le principe même de cette écriture exemplaire pour le roman du Québec. Voilà, vraiment, une oeuvre à relire[21].