Abstracts
Résumé
Écrite dans un mouvement de va-et-vient entre L’ombre de l’épervier, le roman, et L’ombre de l’épervier, la télésérie, deux oeuvres à la fois distinctes et interdépendantes, la présente étude met en perspective les difficultés de tout ordre que posait la transposition d’un texte dense dominé par le travail d’écriture. Elle traite aussi du choix télévisuel, des possibilités qu’il offre et de la manière dont ont procédé les scénaristes pour parvenir au coeur de l’oeuvre. Enfin, les observations tirées du roman d’Audet et du scénario qui s’en inspire débouchent sur une réflexion plus vaste portant sur ce qu’est un réel travail de traduction scénarique.
Abstract
Written as part of a back-and-forth movement between two distinct and interdependent works — L’ombre de l’épervier (the novel) and L’ombre de l’épervier (the TV series) — this study looks at the many difficulties involved in transposing a dense text in which the quality of writing is paramount. It also deals with televisual choice, the possibilities it offers, and the process used by the scriptwriters to reach the heart of the work. Finally, observations based on Audet’s novel and the script that resulted from it lead to wider reflections on the work of translation into script form.
Article body
Claude Santelli expliquait à propos de l’une de ses adaptations : « Il y a dans mon film une séquence qui ne figure pas dans le texte de Maupassant, mais que j’ai “ déduite ” du conte. […] C’est très court, très concentré, cruel : c’est Maupassant[1] » En analysant le travail accompli par Robert Favreau et Guy Fournier sur le scénario de la télésérie L’ombre de l’épervier[2] adapté du roman[3] éponyme, de même pourrions-nous dire : c’est plus tangible, c’est autre chose, mais cela demeure du Audet. Non pas qu’il ne faille jamais « trahir » un texte que l’on adapte — après tout, ne s’agit-il pas d’un ready-made[4] comme le proposait Max Ophuls ? —, mais dans le cas qui nous occupe, et comme le mentionnait Favreau qui fit aussi office de réalisateur, il désirait ardemment tourner cette oeuvre d’abord et avant tout parce qu’il l’aimait. Voilà pourquoi les deux scénaristes ont voulu respecter, dans la mesure du possible, l’esprit du roman lorsqu’ils ont procédé à leurs « propres greffes[5] », opération à laquelle nul adaptateur ne peut échapper. Mais se conformer à l’esprit du livre ne signifiait pas que l’on doive calquer son régime d’expression puisque la prose audettienne, protéiforme, rendait le travail de transformation particulièrement difficile. De fait, l’intérêt de ce roman, qui aurait pu se cantonner uniquement dans l’historicité comme tant d’autres, réside pour beaucoup dans sa souplesse énonciative : dans la non-linéarité, la réduction des dialogues, le monologue intérieur, l’insertion d’un journal, l’intégration de la genèse de l’activité littéraire dans le corps de la fiction, le flottement perpétuel entre la véracité et le surnaturel, ainsi que dans les incursions du narrateur allant à la rencontre des personnages.
Ces atouts romanesques représentaient toutefois autant d’abstractions non représentables à l’écran. Pourquoi alors vouloir l’adapter ? Parce que, malgré cela, L’ombre de l’épervier est un sujet qui a de la résonance, un texte qui part d’une « idée complexe, qui est susceptible de s’articuler en thèmes et en sous-thèmes […], [bref qui est] assez riche pour être développée[6] ». Il n’est donc nullement surprenant que ces dernières qualités, qui se prêtent bien à l’élaboration d’un roman qui s’installe dans la durée, aient été séduisantes pour les concepteurs d’une télésérie. Évidemment, cette « bonne histoire à raconter » allait soulever des difficultés en tous genres pour les adaptateurs, mais ces derniers étaient déterminés à respecter sa spécificité, c’est-à-dire à ne pas l’affadir en la transformant en une fresque passéiste avec tous les clichés d’usage.
Le livre d’Audet raconte l’histoire de Pauline, une Gaspésienne née à l’Anse-aux-Corbeaux, sur une terre bordée par la mer et dont elle héritera à la mort de son père. Elle épouse Noum, un pêcheur, contre le gré du chef de famille qui invoque son aversion viscérale envers le métier de l’élu. Femme forte, ambitieuse, volontaire — sa démesure est marquée à grands traits —, Pauline devient peu à peu la figure dominante de tout le village, celle qui, tout en veillant sur sa nombreuse progéniture, tiendra tête à la compagnie Robin, qui maintient ce petit monde sous une emprise totale. Débutant dans les années vingt et s’étalant sur trois générations, l’ouvrage se termine dans les années quatre-vingt, avec les péripéties du petit-fils de la principale protagoniste. Il s’agit donc d’une saga au caractère épique marquée par la condition humaine, la survie, les petites mesquineries, la guerre, la mort, le progrès et les rapports entre générations. Si l’intrigue est réductible, son libellé, on l’a vu, est éclaté : « [j]’ai l’air de raconter des histoires dans une forme très traditionnelle, mais il faut se méfier un peu[7] », confiait déjà l’auteur, en commentant ses oeuvres antérieures, lors d’une entrevue qu’il accordait à Réginald Hamel. L’incipit montre d’ailleurs clairement à quel point le texte original ne contenait pas toujours — sinon en germe — les éléments nécessaires pour « programmer un avenir médiatique[8] » :
Je pourrais vous dire que j’ai connu Pauline, mais ce serait mentir et je m’en tiens à la vérité comme un soldat se tient au garde-à-vous. Je ne l’ai pas connue, j’ai fait mieux : je l’ai réinventée à partir de la rumeur tenace qui me parvenait d’elle encore bien des années après sa mort. Elle ne fut d’abord qu’un cri particulier, puis un jour j’ai rencontré son visage au bord de la mer et dans mon souvenir.
OÉ, 3, c’est moi qui souligne.
Traduire l’impalpable
Comment les scénaristes allaient-ils capter la singularité de L’ombre de l’épervier ? Avec beaucoup de vigilance, il leur fallait « donc replonger l’interprétation au sein du récit, l’y perdre et l’y perdre de vue et ressaisir le mouvement de la fiction dont les détails n’affirment qu’eux-mêmes qu’eux-mêmes[9] ». Ensuite, réinventer Pauline à leur tour, elle qui, déjà, n’appartenait plus au narrateur qui avait dû « lui livrer passage de toute urgence, sinon elle [aurait été] capable de [lui] ouvrir le ventre pour le simple caprice de voir le jour » (OÉ, 3). Enfin, l’écouter et l’observer, dès son émergence, sauter à pieds joints dans l’action :
– Bonté divine ! Il va pleuvoir des hallebardes ! et Noum qui est en mer.
Derrière la vitre brillaient deux yeux de louve. […] Elle sortit tout à coup, comme inspirée par le temps, prit position près du bouleau qui s’inclinait vers le précipice, et cette petite femme délicate ouvrit la mâchoire pour laisser sortir un cri massif, prolongé, qui dévala le cap et troua l’espace au-dessus de la mer.
OÉ, 5
Ce cri, nous l’entendrons dès le premier épisode, mais en d’autres circonstances, après la mise en place d’un certain nombre d’éléments propices à situer le téléspectateur : le labeur du père de Pauline dans un champ de roches et son discours apparemment terre à terre (ses enfants peuvent le réciter par coeur) — alors qu’il a tout de l’oracle — sur la pêcherie, qui maintient les travailleurs de la mer en esclavage, depuis que les Anglais ont octroyé les territoires de pêche de la péninsule aux Jersiais ; la rencontre de Pauline et de Noum, qui revient de la Première Guerre, encore vigoureux et confiant ; la magnificence des lieux et la naissance d’un amour éclatant devant tant de beauté — autant de greffons prélevés ailleurs dans la prose d’Audet —, lorsque Pauline se remémore pour les enfants : « Noum était jeune, il avait aperçu l’anse depuis la mer […], il avait trouvé ça bien beau. » (OÉ, 10)
Cette beauté sera certes transformable en images mais, à défaut de pouvoir rendre les particularités stylistiques du roman, les auteurs de la télésérie se sont centrés sur les personnages. Comme le précise Guy Fournier : « À compter du moment où l’on accepte une telle prépondérance des personnages, toute l’écriture s’en trouve conditionnée[10]. » C’est, pourrions-nous dire, le fondement même de l’écriture télévisuelle, la règle qui permet de lâcher prise vis-à-vis du roman qui, lui, possède, telle une symphonie,
plusieurs voix, plusieurs instruments, plusieurs événements, plusieurs lieux, [et qui] est un phénomène, un texte plus complexe où il y a des harmonies, des choses qui se répondent de vingt pages en vingt pages[11].
Trouver le centre propre à l’écriture télévisuelle et ainsi s’imprégner des personnages, les définir, faire en sorte qu’ils se dévoilent dans l’action et ne jamais perdre de vue que
rien d’autre que la façon dont chaque scène est écrite ne peut tenir le téléspectateur en haleine. Chaque scène doit donc faire avancer l’action. Celle qui ne joue pas ce rôle n’a pas sa place. Beaucoup plus qu’au théâtre ou au cinéma, l’écriture de la scène joue en télévision un rôle capital[12].
L’économie du récit prônée ici, pilier important de l’écriture d’une télésérie puisqu’elle s’adresse à un public non captif à tenir en haleine d’épisode en épisode, de semaine en semaine, voire d’une première partie à une seconde télédiffusée des années plus tard, n’est pas sans rappeler la méthode appliquée dans L’ombre de l’épervier, le livre. En effet, Noël Audet, qui a longtemps enseigné la création littéraire à l’Université du Québec à Montréal, précise ceci au sujet de l’écriture romanesque :
[Il faut] [p]enser chaque scène, chaque dialogue, chaque épisode comme un moment nécessaire à l’avancée du récit ; lui faire dire tout ce qui est absolument utile, mais seulement cela, de manière qu’en ouvrant le livre au hasard, un lecteur voie cette scène, en comprenne le sens même si elle est très courte ; bref traiter la partie comme un tout cohérent et vraisemblable[13].
Trop souvent a-t-on considéré un roman comme étant dépourvu d’attributs pro-cinématographiques à la seule vue d’un tissu textuel déroutant. Or, le passage supra montre bien qu’un tracé narratologique alambiqué n’empêche en rien le dégagement de certaines lignes de force tout à fait utilisables par un scénariste. En somme, il est clair qu’un même précepte d’« efficacité » s’applique aux deux formes d’écriture, roman ou scénario (il n’y aurait qu’à observer les ratures effectuées par un romancier pour s’en convaincre). Tout auteur garde donc à l’esprit que l’écriture (quelle qu’elle soit) est un vecteur, quoique sur ce plan il semble que le scénariste de télévision se doive d’être encore plus attentif que son confrère du cinéma parce que « le spectateur de télévision est devenu cent fois plus volage que ne le sera jamais celui d’une salle de cinéma[14] ». La lecture attentive du scène à scène[15] du douzième épisode de la télésérie, et sa comparaison avec le scénario qui en découle, nous permet d’observer concrètement la concision dont les scénaristes doivent faire preuve, dès le départ, afin de captiver ultérieurement le téléspectateur :
Scène à scène
35. INT. MAISON NOUM ; CHAMBRE CATHERINE — SOIR
Catherine est en robe de nuit. Assise devant son miroir, elle regarde sa bague. On entend le téléphone sonner en arrière-plan… puis la voix de Pauline qui lui crie qu’elle est demandée au téléphone[16].
Voici ce qui reste de cette scène dans le scénario dialogué :
35. (Annulée)[17].
Qu’est-ce qu’un scénario ?
On note d’emblée que l’écriture scénarique est sèche, précise et sans fioriture. Du scène à scène au scénario qui sera retenu, le scalpel de l’auteur de télévision aura tôt fait d’exciser chaque scène superfétatoire. Précisons ici que la scénarisation de L’ombre de l’épervier se fit à quatre mains : Favreau rédigeait un scène à scène et Fournier le retravaillait, de sorte que l’écriture du premier était sans cesse relancée, et vice versa. De cette étroite collaboration est né un texte bien serré, d’une forme différente de celle du roman. En effet, au coeur du scénario se situe une visée pragmatique de servir la télésérie à venir, une force d’évocation qui sera plus tard domestiquée par le réalisateur. Mais cette capacité suggestive, on l’a dit, diffère sensiblement des multiples jeux narratifs dont dispose le romancier. L’écrivain de scénario tente de traduire ce qui paraît, ce qui a un sens, et cela uniquement ; il se veut le moins approximatif qu’il le peut. De même évitera-t-il cette abondance de mots propre aux autres genres littéraires, et c’est pourquoi chaque scène sera remaniée de façon à ce qu’elle soit épurée des sources possibles d’incompréhensions. Force est de constater que dans un scénario, il y a simplification de procédés : tout se passe comme si le scénariste devait laisser le moins de distance possible entre ce qu’il écrit et ce qu’on devra en comprendre. Somme toute, écrire un scénario, c’est décréter : voici ce qu’il en est. Dans ce contexte, un scénariste n’utilisera jamais une combinaison de signifiants qui produirait un nouveau signifié métaphorique, comme il est courant de le faire dans le roman :
Je suis allée faire un tour dans le grenier du château. Pauline y étale sa vie comme un écrivain se livre par sa bibliothèque : elle a placé en rang d’oignons les vieilles lessiveuses, y a collé des étiquettes pour dire à quelle époque elles étaient advenues, sur l’avant-dernière, électrique, elle a écrit « Enfin ! »
OÉ, 360, c’est moi qui souligne.
À la lecture de ce fragment, on comprend immédiatement que seul l’ajout d’une voix over pourrait restituer la mise en parallèle effectuée entre les possessions d’une mère de famille et celles d’un auteur. Or, le recours à un tel procédé, ostensible dans certains longs métrages — par exemple ceux de Truffault —, peut devenir fastidieux dans le cadre d’une télésérie. L’extrait ci-dessus confirme en outre, pour qui en douterait encore, qu’il est des zones que l’expression filmique ne peut atteindre. Ce que l’image donne immédiatement à voir dans toute sa globalité l’empêche précisément de communiquer librement certaines associations d’idées que même le spectateur le plus perspicace ne pourrait produire. Alors tant pis pour la comparaison avec l’écrivain qui se livre à travers le choix de ses lectures ! La conversion la plus importante que fait subir la mise en images à un texte littéraire est de cet ordre : une manière autre de raconter, caractérisée par l’instantanéité de la perception. Quoi qu’il en soit, d’autres décisions relevaient moins de la capacité des scénaristes à exploiter l’oeuvre première (selon les critères susmentionnés), que de préoccupations d’ordres médiatique et financier. Conséquemment, il y a lieu, à cette étape-ci, de se pencher sur quelques-uns des facteurs qui sont intervenus en faveur du choix télévisuel.
Pourquoi la télévision ?
En 1980, dans son article intitulé « La télévision du Québec au futur », Annie Méar pronostiquait que, « une fois les innovations technologiques adoptées, la face de notre environnement communicationnel risqu[ait] de changer beaucoup et de changer très vite. Notre télévision, en particulier, va s’arroger de nouvelles fonctions[18] », commentait-elle. La télévision y parviendra effectivement en 1986 lorsque apparaît, avec Lance et compte, « un nouveau genre appelé télésérie[19] ». Quelles différences cela apportait-il ? Selon Jean-Pierre Desaulniers,
[l]es gens du cinéma réalisent désormais des histoires pour la télévision. […] Ils montrent plus de lieux et de décors. Le tournage est concentré en quelques semaines plutôt que réparti sur plusieurs mois. La télésérie compte moins d’épisodes[20].
Mais surtout, étant donné que la télévision est le média dominant de notre époque, plus précisément parce que « garante d’un large auditoire, [elle s’était déjà approprié] l’univers des romans populaires [tels] : Au nom du père, Le sorcier, Les filles de Caleb, Blanche, Ces enfants d’ailleurs[21] », c’est elle qui, en cette période de grande austérité, a proposé le financement au réalisateur-scénariste qui était imprégné du roman d’Audet depuis sept ans déjà.
Or, on aura beau maintenir des accusations de tout ordre contre le choix télévisuel en général (facilité, mauvaise qualité de l’image…), Francis Bordat, qui a bien analysé le phénomène, soutient, pour sa part, que non seulement « le cinéma électronique offre [dorénavant] aux créateurs de fascinantes possibilités d’expression[22] », mais, encore, « au plan de la création/production, [il permet] le raccourcissement de l’écart entre les idées et leur réalisation[23] ». Prévue pour être montée en mode cinéma et tournée de la même manière, c’est-à-dire avec une seule caméra (mais en vidéo numérique), la télésérie L’ombre de l’épervier allait posséder une grande qualité esthétique. Ce critère est cependant insuffisant pour assurer la réussite du transcodage d’un roman qui représentait, par son cachet à la fois traditionnel et très moderne, un défi de plus que les romans déjà mentionnés. En effet, comme le rappelle Guy Fournier, si
les costumes, les décors et les lieux soutiennent l’intérêt de plus d’un film de long métrage [en revanche, à] la télévision, ils ne soutiennent rien. Avez-vous jamais suivi une seule dramatique de télévision pour la seule raison que les costumes ou les décors étaient exceptionnels[24] ?
Qui plus est, malgré toutes les techniques maintenant disponibles, les limites financières inhérentes à un tel tournage (en extérieurs, et surtout en Gaspésie, où il fallait déplacer toute l’équipe) ont forcé les scénaristes, dès l’étape de l’écriture, à procéder à certains choix. Le meilleur exemple que l’on puisse offrir est sans contredit l’étonnante fin du livre, dans laquelle le village s’engouffre tout entier dans la mer avec les maisons qui valsent et « se font des clins d’oeil avant d’entamer une nouvelle ronde (OÉ, 505) », fin qui n’a pu être rendue. Le traitement fort différent qui en est fait dans la télésérie, c’est-à-dire l’expropriation de l’anse en vue de créer un parc national, quoique spectaculaire à sa façon, semble beaucoup plus ancrée dans la réalité et donc, par la force des choses, davantage conséquente avec le caractère du texte scénarique, où tout est traduit en dialogues et en actions[25].
Partant, la modalité apparentée au réalisme magique, que l’on trouve en filigrane de l’oeuvre romanesque audettienne et qui a pour propriété de transfigurer la réalité afin de la rendre magique, a été pour ainsi dire évacuée[26]. Réalisme magique, pouvons-nous affirmer, puisque Audet, en bon lecteur de Gabriel García Márquez, s’était permis, avec L’ombre de l’épervier, « una etnografía imaginaria, extravagante y paródica paródica[27] ». Il s’agit, bien sûr, d’un recours intermittent et non canonique au réalisme magique, si l’on en croit les règles énoncées par Amaryll Chanady dans Magical Realism[28], pour qui le narrateur doit relater les événements « de l’extérieur ». Or, très tôt, nous le savons, ce dernier quitte la « vision avec » les personnages en livrant sa pensée, en intervenant dans le récit, devenant lui-même un personnage qui dialogue avec Pauline :
J’ai frappé à sa porte ce soir-là, je le jure. Elle a mis beaucoup de temps à venir m’ouvrir. Je crois que je venais de la surprendre dans son sommeil. […]
– […] Savez-vous que je viens de faire un rêve étrange.
– Je sais, c’est justement pour cela que je suis venu. […] Il faut partir d’ici, il se prépare un grand malheur. […]
Pauline a refermé les yeux comme pour se rendormir malgré elle, dans sa chaise, afin de renouer avec son rêve de maisons volantes. […]
OÉ, 506
Adaptation du surnaturel
Dans ce récit de rêve, le narrateur tente, au dernier instant, de prévenir sa création littéraire de sa mort inéluctable, de s’ingérer dans le cours de l’histoire qu’il avait lui-même élaborée. Malgré tout, le personnage de Pauline, déjà doté d’autonomie, échappe à son créateur et suit son destin. Mais il y a plus. Tout semble indiquer que le narrateur, par un procédé de renversement courant dans la littérature fantastique, est lui-même perçu et rêvé par sa création : « Je crois que je venais de la surprendre dans son sommeil. » Ce coup d’écriture attribue donc autant de réalité au rêve qu’à la réalité et autant d’irréalité à la réalité qu’au rêve. Cet extrait représente-t-il le rêve prémonitoire du personnage principal ou une rétroaction onirique du personnage-narrateur ? L’apport littéraire d’Audet consiste ici en cette confusion entre celui qui crée un personnage et la création du rêve ou de la pensée créatrice, de sorte que l’un et l’autre des protagonistes puissent incarner les deux rôles et croire que c’est lui le songeur.
On conçoit aisément qu’une telle acrobatie littéraire constitue un « effort impossible » à accomplir pour des scénaristes. Si, par aventure, un budget extraordinaire avait permis de reconstituer l’éboulement de l’Anse-aux-Corbeaux, seul peut-être un certain cinéma expérimental aurait pu tenter l’expérience d’un film singulier, en usant de multiples dispositifs tant narratifs que techniques. Et encore… Par contre, cela n’aurait réglé en rien la question non négligeable de la temporalité. C’est pourquoi, selon la productrice Lyse Lafontaine, « faire un film aurait été trop ambitieux, [le] roman couvr[ant] une trop grande période[29] ». Ces constats mettent en lumière à quel point l’adoption d’un média détermine l’affectation ultérieure des nombreuses données présentes dans le ready-made que constitue le roman. Par exemple, on n’aurait pu tenir le pari filmique d’une trop grande part de surnaturel qu’au détriment de l’autre pente naturelle du livre : le « réalisme » tout court, avec ses intrigues qui parcourent plusieurs décennies. Comment procéder alors sinon revenir aux personnages — encore et toujours —, et faire passer à travers eux toute l’essence de la démesure ? Leur permettre de deviser aussi puisque le dialogue d’une télésérie, qui se déroule dans le temps, est un moyen de dramatisation qui doit être davantage présent qu’au cinéma. Ainsi, dans la seconde partie de la télésérie, le contenu du journal de Catherine (fille de Pauline) est rendu en une suite de répliques dont la narration romanesque — ce « souple instrument[30] », dirait Noël Audet — avait pu se passer.
Il est, cependant, à noter que le réalisme magique n’est pas complètement absent de l’adaptation, bien qu’il transparaisse différemment. En effet, la réapparition inattendue de Noum dans la seconde partie de la télésérie (alors qu’il était décédé en mer dans le roman), un Noum qui affronte seul la machinerie venue détruire le village — un choix scénarique jugé exagéré par une partie de la critique journalistique — pourrait, compte tenu du contexte historique et sociologique de l’époque, être mise en parallèle avec un aspect tout à fait particulier du réalisme magique, soit celui du « retour du héros au pays natal », tel qu’étudié par Maximilien Laroche[31]. En effet, dans le réalisme magique, les événements surnaturels prennent quelquefois un caractère messianique ; le thème du héros rédempteur est assez fréquent dans la littérature caraïbéenne et sud-américaine. Il relève, en quelque sorte, de la pensée magique, d’une confusion entre l’univers subjectif et l’univers objectif fondée sur le simple désir de voir réapparaître le bienfaiteur d’une communauté ou celui que l’on veut voir tel. Dans le roman L’ombre de l’épervier, bien que Noum ne revienne pas au pays natal, il est attendu par Pauline et les autres pêcheurs avec grand espoir :
Un beau matin, oui, peut-être qu’une baleine le revomira sur la plage. […]
OÉ, 229
Ou encore :
Malgré la performance du curé Saint-Jean dans l’hommage et la critique, on ne croyait pas tout à fait à la réalité de sa mort : on espérait toujours un miracle, un coup de théâtre qui ferait surgir Noum au milieu de l’allée. […]
OÉ, 233
Au demeurant, comme le montre l’extrait suivant, la figure du héros est préparée de toutes pièces : « Noum leur avait toujours semblé une sorte de héros, sans panache et sans cause, gris, de plus en plus vacillant, mais un héros tout de même ! » (OÉ, 228) Les scénaristes ont donc fait preuve de beaucoup d’intuition en puisant dans ce matériau pour imaginer cette scène d’expropriation, au détriment des occupants, afin de conclure l’histoire de l’anse. Malgré son ancrage foncièrement réaliste à mille lieues des maisons volantes, le peu de moyens utilisés et, évidemment, l’exclusion du narrateur, on est à même de constater qu’elle est empreinte, de façon subtile, de l’esprit du roman d’Audet.
Conclusion
C’est dans cette mesure qu’un réel travail de traduction littéraire a pris le pas sur la simple adaptation. Bien sûr, dans le cadre de la télésérie, les amours entre Catherine et l’Américain — mélodramatiques à souhait —, ont été retenus. Malgré tout, le tandem Favreau-Fournier n’a pas uniquement tiré partie de ces instants. Les moments plus subversifs de l’histoire — la lutte contre l’exploitation des pêcheurs, leur extrême pauvreté, la conscription obligatoire, la charge contre les politiciens qui ont coupé les subsides promis pour terminer le quai (rendu inutilisable) dès après les élections, bref la rage immense qui sourd dans la population — n’ont pas été gommés, comme ce fut souvent le cas dans les adaptations mièvres produites au Québec au cours des années quatre-vingt[32]. Il apparaît clairement que le but poursuivi par les remanieurs de L’ombre de l’épervier est lié à l’édification. En investissant autrement l’espace et le contenu du roman, en s’immisçant au coeur de l’oeuvre pour se laisser porter par la potentialité de cette dernière, tout en respectant les moyens propres au média choisi, ils ont créé une oeuvre à la fois distincte du texte d’Audet et située dans une relation d’interdépendance avec lui. À la lumière des exemples qui ponctuent notre étude, on voit que les enjeux d’un scénario de traduction dépassent largement la problématique littéraire des événements choisis ou passés sous silence. C’est davantage au niveau du traitement global d’un texte de longue haleine, même quand il s’avère de prime abord irréductible, que l’on est à même de repérer un système d’équivalence — le mot « équivalence » étant pris ici dans le sens d’égalité. Par ailleurs, il n’est pas vain de souligner que l’ancrage dans le réel, que suscite nécessairement une mise en images, ne signifie pas que l’oeuvre d’arrivée soit dépourvue de toute irrationalité. Avec L’ombre de l’épervier, nous avons vu un cas où, de toute évidence, ce qui semble par trop réel n’est en fait qu’une dimension moins connue du surnaturel. C’est donc dans ce que j’appelle « la substitution des formes », c’est-à-dire le travail grâce auquel la prose est dépouillée de tout ce qui demeure intraduisible et forme ainsi un résidu plus malléable, que se manifestent des éléments essentiels au scénario et qui étaient jusqu’alors laissés dans l’ombre.
Appendices
Biobibliographie
Mylène Nantel
Elle rédige actuellement une thèse de doctorat sur « Le roman cinématographique québécois » à l’Université de Montréal, où elle est assistante de recherche. Auteure de nouvelles, elle a également collaboré à l’ouvrage L’année 2000 de la science-fiction et du fantastique québécois. Elle a participé à plusieurs conférences (congrès mondial de l’Association internationale de sémiotique visuelle 2001, Acfas…) et publié de nombreux articles critiques tant sur la littérature et les médias que sur le fantastique. Elle prépare aussi un texte pour l’ouvrage collectif intitulé Cinéma et littérature au Québec : rencontres médiatiques, qui paraîtra bientôt chez XYZ.
Notes
-
[*]
La présente étude s’inscrit dans le cadre du travail effectué par le groupe de recherche « Le scénario au Québec : littérature et cinéma » de l’Université de Montréal, subventionné par le Fonds pour la formation de chercheurs et l’aide à la recherche. À l’auteur Noël Audet ainsi qu’au scénariste et réalisateur Robert Favreau, je sais gré de m’avoir accordé un entretien le 8 juin 2001, ce qui m’a permis d’approfondir certaines pistes de réflexion et d’en écarter d’autres. Je remercie également Michel Larouche, professeur en Études cinématographiques et coordonnateur du groupe de recherche, de m’avoir incitée à écrire ce texte, de même que Julia Roman Valle, étudiante, qui a effectué une partie de la cueillette documentaire.
-
[1]
Cristian Bosséno, « Guy de Maupassant et Claude Santelli : une rencontre » [entretien avec Claude Santelli], Guy Hennebelle (dir.), CinémAction TV. Maupassant à l’écran, no 5, avril 1993, p. 114. C’est moi qui souligne.
-
[2]
Écrite par Guy Fournier et Robert Favreau, réalisée par ce dernier et produite par Lyse Lafontaine de Verseau International, la première partie de la télésérie, constituée de treize épisodes d’une heure, est parue à Radio-Canada à l’hiver 1998 ; elle est distribuée (en librairie) en cinq vidéocassettes par Alliance Vidéo. La seconde partie, avec les mêmes personnes aux commandes, a été télédiffusée à l’hiver 2000 en dix épisodes d’une heure, toujours par Radio-Canada.
-
[3]
Noël Audet, L’ombre de l’épervier, Montréal, Québec Amérique, 1988. Pour la présente étude, l’édition de poche de 1995, coll. « QA », a été utilisée. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle OÉ, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.
-
[4]
Max Ophuls cité par Claude Beylie, Max Ophuls, Paris, Seghers, 1963, p. 26.
-
[5]
L’expression est de Claude Santelli dans Cristian Bosséno, loc. cit., p. 120.
-
[6]
Noël Audet, Écrire de la fiction au Québec, Montréal, Québec Amérique, coll. « Littérature d’Amérique », 1990, p. 40.
-
[7]
Entrevue accordée par Noël Audet à Réginald Hamel dans le cadre du documentaire Tour à tour, Université de Montréal, Direction des communications, 1985. Je remercie Dominique Rochon, étudiant, d’avoir procédé à la retranscription.
-
[8]
J’emprunte cette expression à Michel Larouche, « “Le vieillard et l’enfant” de Gabrielle Roy : de la nouvelle au film », Carla Fratta et al. (dir.), Africa-America-Asia-Australia 20 [Littérature et cinéma au Québec. Atti del Convegno di Bologna 1995], Rome, Bulzoni, 1997, p. 41.
-
[9]
Maurice Blanchot, « Le langage de la fiction », La part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 82.
-
[10]
Guy Fournier, Écrire pour le petit écran, Montréal, Éditions de l’institut de l’image et du son, 1998, p. 30, c’est moi qui souligne.
-
[11]
Entrevue accordée par Noël Audet à Réginald Hamel, loc. cit.
-
[12]
Guy Fournier, op. cit., p. 30-31.
-
[13]
Noël Audet, Écrire de la fiction au Québec, op. cit., p. 91.
-
[14]
Guy Fournier, op. cit., p. 33.
-
[15]
« Élaboration du climat, de l’action et de l’intention de chacune des scènes devant composer le scénario ». Cette étape débouche sur le scénario dialogué. Voir Guy Fournier, « Petit glossaire », op. cit., p. 212.
-
[16]
Ibid., p. 147.
-
[17]
Ibid., p. 201.
-
[18]
Annie Méar, « La télévision du Québec au futur », Recherches québécoises sur la télévision, Laval, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1980, p. 199.
-
[19]
Jean-Pierre Desaulniers, De La famille Plouffe à La petite vie . Les Québécois et leurs téléromans, Montréal, Musée de la civilisation/Fides, 1996, p. 17.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Michel Coulombe, « De quelques histoires inventées, ou le cinéma québécois des années quatre-vingt-dix », CinéBulles, vol. XVI, no 2, été 1997, p. 33.
-
[22]
Francis Bordat, « La télévision au secours du cinéma ? », CinémAction, no 44, 1987, p. 182.
-
[23]
Ibid., p. 183.
-
[24]
Guy Fournier, op. cit., p. 32.
-
[25]
Voir Noël Audet, « Roman et télésérie », Les Écrits, no 93, été 1998, p. 17.
-
[26]
Il ne s’agit pas ici de fournir une définition unificatrice de cette approche. Il fallait néanmoins souligner la présence de ce trait qui colore le roman, surtout afin de mettre concrètement en lumière la différence entre les deux systèmes textuels que sont la littérature et la scénarisation d’une télésérie.
-
[27]
Je traduis : « une ethnographie imaginaire, extravagante et parodique ». Erik Camayd-Freixas, Realismo mágico y primitivismo. Relecturas de Carpentier, Asturias, Rulfo y García Márquez, Lanham, University Press of America, 1984, p. 257.
-
[28]
Amaryll Beatrice Chanady, Magical Realism and the Fantastic : Resolved Versus Unresolved Antinomy, New York/Londres, Garland, 1985.
-
[29]
Lyse Lafontaine citée par Suzanne Colpron, « Robert Favreau tourne pour le petit écran une histoire d’amour dans la Gaspésie des années trente », La Presse, 2 août 1997, p. D-3.
-
[30]
Voir Noël Audet, loc. cit., p. 16.
-
[31]
Voir Maximilien Laroche, Contributions à l’étude du réalisme merveilleux, Sainte-Foy, Université Laval, Groupe de recherche sur les littératures de la Caraïbe, coll. « Essais », 1987, p. 72.
-
[32]
À ce sujet, voir l’article de Michèle Garneau, « Dépolitisation et féminisme pépère », 24 Images, no 55, été 1991, p. 24-29.