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Associés aux années 1950, les rares romans québécois de la Deuxième Guerre mondiale [1] répertoriés par les spécialistes [2] sont rapidement tombés dans l’oubli. Les Canadiens errants, qui a pourtant valu à Jean Vaillancourt (1923-1961) le Prix du Cercle du livre de France en 1954, ne fait pas exception [3]. Roman du front, conforme au modèle du « récit de guerre moderne » analysé par Jean Kaempfer [4], tendu entre la fiction revendiquée par l’indication générique de « roman » et l’authenticité du témoignage d’un auteur-combattant, Les Canadiens errants pâtit sans doute également d’une désaffection plus générale à l’égard de ce sous-genre. En effet, le récit de la Deuxième Guerre mondiale a vite délaissé la relation des batailles et s’est disséminé, surtout depuis les années 1980, dans une multitude de formes littéraires. L’unique ouvrage de Jean Vaillancourt fait cependant l’objet d’une singulière relecture en 2006, dans Rendez-vous à l’Étoile [5], roman du journaliste Richard Hétu. En plus de la dédicace « En hommage à Jean Vaillancourt, auteur du roman Les Canadiens errants », une « Note de l’auteur » fait de la lecture des Canadiens errants et de la découverte de Jean Vaillancourt l’élément déclencheur du projet d’écriture de Richard Hétu :

J’aurais pu écrire la biographie de Jean Vaillancourt, l’un des rares écrivains québécois à avoir décrit les siens au front lors de la Deuxième Guerre mondiale […]. J’ai préféré écrire le roman d’Israël Pagé, nom emprunté à un ancêtre de Jean Vaillancourt.

Il y a évidemment une forte parenté entre Israël Pagé et Jean Vaillancourt. Dans mon roman, quand le soldat Pagé écrit à sa soeur Jacqueline ou à sa mère, il emploie les mots du soldat Vaillancourt dont j’ai pu lire la correspondance.

Quand le soldat Pagé décrit ses compagnons d’armes ou son baptême du feu, il emprunte les mots de Jean Vaillancourt dans Les Canadiens errants, un récit partial mais fidèle de son expérience de la guerre.

RVE, 333-334

Dans l’itinéraire d’Israël Pagé alias Jean Vaillancourt, de sa jeunesse à sa mort, du Montréal de l’avant-guerre aux années 1950, jusqu’aux réseaux des Québécois en Europe que relate Rendez-vous à l’Étoile, la guerre occupe une place centrale. L’épisode définit un avant qui l’explique et la prépare, et un après qui en est la conséquence jusqu’à la mort du protagoniste : « La tête hallucinée, il revit chaque épisode de sa jeunesse, revenant sans cesse à son baptême du feu, sur la plaine normande. » (RVE, 315) Ainsi Les Canadiens errants est non seulement longuement cité dans Rendez-vous à l’Étoile, mais aussi en quelque sorte amplifié, prolongé par la transformation de son auteur en personnage, et interprété à la lumière de la reconstitution d’une vie. On se demandera quelle vision de la guerre s’élabore dans cette opération par laquelle une fiction se greffe à une autre et quels bénéfices les deux textes tirent du même choix qu’ils font, à plus de cinquante ans de distance, du mode romanesque comme accès privilégié à une vérité de l’expérience.

Un palimpseste décalé

Si l’écho de la guerre et le sens de son expérience résonnent dans tout le texte de Richard Hétu, le récit du front qui constitue la matière du roman de Jean Vaillancourt n’occupe, dans Rendez-vous à l’Étoile, que les quatre derniers chapitres de la première partie intitulée « Jeunesse ». Dans ces pages, Les Canadiens errants est recyclé, d’une part, dans la paraphrase de plusieurs épisodes et, d’autre part, dans des citations clairement identifiées par une note de l’auteur : « Les passages en italique sont tirés ou inspirés du roman Les Canadiens errants de Jean Vaillancourt. » (RVE, 78) Le stratagème littéraire des notes prises par le personnage permet l’incorporation de ces citations dans le texte : « À vingt ans, Israël sait aussi qu’il écrira un jour un roman tiré de son expérience à la guerre. Il s’y prépare en prenant des notes sur tout ce qu’il voit et entend. » (RVE, 80) Des extraits de lettres (appartenant à la correspondance de Jean Vaillancourt si l’on en croit la note de l’auteur déjà citée) complètent la relation des faits et campent Israël Pagé en personnage écrivain attelé à sa tâche, même dans le chaos de la guerre, comme c’est le cas lors d’une brève pause dans « la petite classe ruinée [où] deux portraits du maréchal Pétain battent au vent » (RVE, 92) : « “Il faut que j’écrive à mes parents”, se dit-il en s’emparant du cahier de la maîtresse […]. Il date sa missive du 15 juillet 1944 […]. » (RVE, 94) Au risque de l’invraisemblance, ce soldat au calepin permet à Richard Hétu de relier la documentation sur la Deuxième Guerre mondiale (dates et lieux des offensives), l’archive privée réelle (les lettres du soldat Vaillancourt) et les épisodes fictionnalisés des Canadiens errants.

Ce travail par lequel le récit second vient combler les ellipses du récit premier — les trajets et la chronologie sont restitués, de même que les permissions et les hospitalisations — vise nettement à accréditer l’authenticité de la fiction, à prouver sa force de vérité en montrant à quel point coïncident étroitement l’Histoire de la guerre, l’histoire personnelle et l’histoire romanesque que narre Les Canadiens errants. Le roman de Vaillancourt y gagne sur le plan de la crédibilité dans la transposition des faits, mais y perd sans doute sur le plan esthétique dans la mesure où la structure paratactique, par juxtaposition d’épisodes, parfois interrompue par des flash-back hallucinés, constitue, selon Kaempfer, une caractéristique du récit de guerre moderne : « Cette fatalité du topique, lorsqu’il s’agit d’énoncer l’inédit, entraîne des choix formels récurrents, d’un récit à l’autre. Ainsi par exemple, la construction par épisodes […] de romans faits comme une succession de nouvelles, de scènes typiques, sans lien d’intrigue entre les chapitres qui se succèdent […] [6]. »

Le traitement que fait Richard Hétu des scènes de combat du roman de Jean Vaillancourt obéit au même objectif de rétablissement d’une intelligibilité. Les Canadiens errants souffre, on l’a dit, de la comparaison avec Neuf jours de haine. Cette rivalité entre les deux textes, construite par la critique, se trouve fictionnalisée par Rendez-vous à l’Étoile dans la rencontre entre Israël Pagé, admiratif et un peu amer (« Dans le fond, je le jalouse » [RVE, 150]), et Jean-Jules Richard. La scène se passe à la librairie Tranquille, où Richard travaille, en « août 1948 » (c’est le titre du chapitre X), peu après la parution de Refus global dont Pagé veut acheter un exemplaire. La conversation, imaginée ou rapportée, porte non pas sur l’expérience de la guerre mais sur son écriture. Israël Pagé avoue : « À vrai dire, tu m’as coupé l’herbe sous le pied avec ton roman […]. Que peut-on ajouter à ce que tu as écrit ? Tu as tout mis là-dedans. » (RVE, 154) La narration de Rendez-vous à l’Étoile est interrompue par des interventions d’auteur fondées sur un jugement a posteriori :

Dans sa désolation, Israël oublie que Jean-Jules Richard est de douze ans son aîné, qu’il était déjà un homme et un écrivain avant d’aller à la guerre […]. Il oublie aussi que Richard a déjà exercé mille métiers et mené, dans les années 30, la vie d’un hobo. Ainsi, pendant qu’Israël étudiait plus ou moins sagement chez les pères de Sainte-Croix, Jean-Jules Richard traversait le Canada et les États-Unis dans des trains de fret, voyageur clandestin et diariste bouleversant. Un jour il publiera Journal d’un hobo, l’autobiographie fictive d’un hermaphrodite. C’est un beatnik avant la lettre.

RVE, 151-152

De fait, Les Canadiens errants ne se démarque pas par l’originalité des épisodes, originalité d’ailleurs impossible et même contraire au genre selon Kaempfer : « [le récit de guerre] ne souffre pas seulement la répétition, il exige le ressassement […]. Les scènes macabres se multiplient, et passent, quasi inchangées, d’un texte à l’autre, comme s’il s’agissait de reconduire inlassablement une fascination tétanisée […] [7]. » Pour contrer cet effet, Rendez-vous à l’Étoile opère doublement, d’une part, en isolant dans le récit de Jean Vaillancourt une scène emblématique et, d’autre part, en justifiant l’esthétique romanesque des Canadiens errants par des raisons éthiques.

Deux éléments illustrent cette stratégie. Le premier tient à la construction des personnages et fait directement allusion à une réserve exprimée par Gilles Marcotte, alors critique littéraire à La Presse, dont le nom est cité dans le roman (RVE, 203) :

D’après lui, le personnage de Richard n’est pas suffisamment le héros du roman, il n’en émerge que dans la dernière partie, qui est la plus faible. Je m’empresse de répondre : c’est tellement ce que j’ai voulu faire que je l’ai remercié de m’apprendre que j’avais réussi ! Un ancien soldat qui profiterait de son aptitude à écrire pour raconter la guerre en s’y donnant le beau rôle, voilà bien ce que je conçois de plus méprisable !

RVE, 204

Cette réponse à Gilles Marcotte, que le roman de Richard Hétu met dans la bouche d’Israël Pagé, reprend la correspondance réelle entre Jean Vaillancourt et le critique [8]. La raison morale est assez forte pour être réitérée à la fin du roman, en style indirect libre cette fois : « Dans son premier roman, il avait refusé de se donner […] le premier rôle, voulant d’abord et avant tout rendre à ses camarades l’hommage qui leur était dû. » (RVE, 287) Rendez-vous à l’Étoile prend par conséquent le parti d’accentuer le caractère collectif du personnage du soldat dans Les Canadiens errants [9] en redistribuant les traits d’Israël Pagé entre les différents protagonistes. Son courage un peu inconscient et son antimilitarisme farouche sont ceux de Richard Lanoue, mais il a servi comme brancardier, à l’instar d’Étienne Lanthier, qui meurt lorsque son véhicule explose sur une mine tandis que lui n’a été que blessé dans cet « accident ». Le résultat de cette lecture des Canadiens errants, à la fois biographique en ce qu’elle s’efforce de restituer l’expérience de Jean Vaillancourt, et esthétique dans sa fidélité aux choix du romancier, est paradoxal dans Rendez-vous à l’Étoile ; la solidarité et l’humilité d’Israël Pagé sont réaffirmées, et en même temps domine toute l’expérience narrée.

Le second élément significatif de l’interprétation des Canadiens errants que constitue le roman de Richard Hétu survient au chapitre VII de la deuxième partie, intitulé « Véritable », du nom de l’opération militaire dite de « nettoyage » de la forêt de Reichswald, menée en février-mars 1945 pour ouvrir la ligne Siegfried aux troupes alliées. Israël Pagé sert comme ambulancier et récupère les blessés après le bombardement quand, apercevant un soldat allemand encore vivant, il s’arrête pour le soigner :

Israël se penche pour lui donner à boire. Or comme il porte le goulot de sa gourde aux lèvres du blessé, il voit du coin de l’oeil un des autres soldats se soulever sur le coude et pointer une arme dans sa direction. C’est un S.S.

— Attention ! s’écrie l’aumônier depuis la jeep.

Israël n’a pas le temps de réagir. Il entend le coup partir, et une fraction de seconde plus tard, ressent une douleur fulgurante à la jambe droite. La balle a traversé son tibia, tout juste au-dessus de la cheville. Il hurle en sautillant vers la jeep. Avec l’aide de l’aumônier, il réussit à grimper à l’arrière de l’ambulance. Puis il perd connaissance.

RVE, 121

Au paragraphe suivant, Israël Pagé se réveille « dans un lit d’hôpital anglais » (RVE, 121) où il sera soigné jusqu’à son rapatriement. Or c’est l’une des entorses que Rendez-vous à l’Étoile fait au récit des Canadiens errants, la blessure qui met fin à l’engagement de Richard Lanoue n’est pas racontée dans le roman de Vaillancourt ; elle correspond à l’ellipse qui sépare la fin du chapitre XV, où le caporal sort de son abri pour rejoindre le conscrit qui doit le relayer à la garde de nuit (CE, 197), et le début de l’« Interlude », où il est soigné dans un hôpital anglais (CE, 201). Richard Hétu n’a pas pour autant inventé la scène qui est évoquée au chapitre III de la deuxième partie des Canadiens errants pour illustrer la barbarie des nazis : « Il savait ce qu’il avait à faire avec les S.S. […] La veille, ils avaient abattu, au milieu de la route, un brancardier penché sur un mourant. » (CE, 74-75) Ainsi, de manière beaucoup plus tranchée que ne le fait Les Canadiens errants, Rendez-vous à l’Étoile désigne les bourreaux en élisant comme scène emblématique un moment de cruauté particulièrement odieux, qui ne souffre aucune ambiguïté, et où le mal est clairement identifié aux S.S. irrespectueux même des règles de la guerre.

Contextualisation et justification

Selon la logique de la biographie, qui construit une vie en fonction du destin qu’elle s’applique à révéler, la première partie de Rendez-vous à l’Étoile multiplie les prémonitions et, ce faisant, prépare l’engagement d’Israël Pagé. Ainsi le roman déploie, à travers les années de formation du personnage, une contextualisation plus vaste englobant la participation des Québécois à la Deuxième Guerre mondiale, alors que s’opposent les nationalismes canadien-français et canadien-anglais dans la crise de la conscription [10]. Du point de vue du roman historique — ce qu’est aussi l’ouvrage de Richard Hétu —, la jeunesse d’Israël Pagé donne de la société québécoise d’avant-guerre une vision plus contrastée et plus nuancée que ne le fait la vulgate sur la « Grande Noirceur ». Le jeune homme est issu d’une famille anticonformiste, sensible aux arts, informée de l’actualité internationale, où se professent des opinions de gauche ; dans le salon des Pagé, rue Adam, le narrateur pointe un tapis « dont les motifs cubistes témoignent de l’esprit moderne de la maison » (RVE, 11). Le jeune Israël et son père suivent à la radio les Jeux olympiques de Berlin en 1936, ils s’enthousiasment pour la victoire au saut en longueur du champion noir Jesse Owens et raillent le dépit d’Hitler qui quitte la tribune au moment de l’exploit (RVE, 23-24). Au collège des pères de Sainte-Croix, Israël discute et affirme ses opinions dans le journal étudiant. Si, dans le roman, l’anticonscriptionnisme nationaliste demeure l’option majoritaire parmi les Canadiens français, elle n’est unanime ni chez les enseignants ni chez les étudiants. Israël a pris parti pour la cause des républicains dans la guerre civile espagnole et il se rappelle une conférence du « docteur Bethune » (RVE, 37).

On pourrait multiplier les exemples d’anecdotes qui visent à légitimer, dans la diégèse, mais aussi, en écho aux travaux de l’historiographie contemporaine [11], dans le discours historique qui lui sert de socle et de cadre, la position d’Israël Pagé. Cette position est synthétisée, entre autres procédés, par la citation d’un article de Jean-Charles Harvey dans Le Jour : « La lutte contre la conscription ne doit pas faire oublier les enjeux tragiques du drame qui se déroule en Europe. Hitler veut asservir les peuples libres. » (RVE, 41) Rendez-vous à l’Étoile tend ainsi à caractériser la participation volontaire des Québécois à la Deuxième Guerre mondiale comme une « guerre juste » dont les Brigades internationales engagées aux côtés des républicains espagnols fournissent le modèle implicite. Israël Pagé reprend au Richard Lanoue des Canadiens errants sa conviction anticonscriptionniste que même la quotidienneté de la guerre ne relâche pas : « il eût préféré aller à l’attaque avec les sept vieux hommes de sa section, non qu’il méprisât les conscrits, mais parce qu’il était anticonscriptionniste avec la sincérité d’un objecteur de conscience. » (CE, 55)

La lecture historique que pratique Rendez-vous à l’Étoile ne contredit pas la position sur la guerre qu’on peut déduire des Canadiens errants. La singularité de ce roman, notamment au regard de celui de Jean-Jules Richard, tient précisément au point de vue québécois sur le conflit que soulignent d’ailleurs les dialogues en joual. Nous sommes loin en effet de l’internationalisme qui irrigue Neuf jours de haine, où sont rappelées les origines diverses des soldats issus de la mosaïque canadienne : « Prairie » Miller, qui vient de la Saskatchewan, « doit son nom à des ancêtres germaniques », Noiraud est « d’ascendance ukrainienne [12] », etc. [13] Richard Lanoue, lui, est sans famille et sans passé : « Il a été élevé dans un orphelinat et n’a jamais connu ses parents. Il est seul au monde, ce p’tit gars-là », selon un officier qui rapporte également : « Lanoue m’a […] répondu qu’il avait commencé à vivre le jour de son entrée dans l’armée et que son passé n’existait pas. » (CE, 58) Rendez-vous à l’Étoile insiste sur cette « bâtardise » fictive du protagoniste dans une scène où le père d’Israël Pagé la lui reproche (RVE, 204). De même, si les soldats de Neuf jours de haine, revitalisant, une guerre plus tard, le mot d’ordre de Jaurès, font « la guerre à la guerre » et entendent éradiquer le « Mal d’Europe », le protagoniste de Jean Vaillancourt ne s’appuie pas sur une aussi solide bonne conscience :

Il y avait l’homme seul avec son destin, puissance ténébreuse. Il y avait le courage de cet homme, sa grandeur à bouche fermée […]. Avoir marché au-devant de son destin pour soumettre sa vie à l’Épreuve suprême ; s’être trouvé, tel que prévu, face à la Mort ; l’avoir défiée en combat singulier ; s’être battu comme Jacob avec l’ange. — Qu’on eût vaincu ou perdu, cela, peut-être, était digne d’un homme ?

Beaucoup de gens réprouveraient cet acte, c’était leur droit. On s’était battu, somme toute, pour défendre ses foyers. Si on avait libéré des peuples dont la gratitude, à elle seule, était une récompense suffisante, les idéologies politiques n’étaient pas toujours claires, dans la tête de tous ces soldats qui connaissaient surtout leur devoir.

Mais ceux qui affectaient de mépriser cet acte, il y avait de bonnes chances pour qu’ils fussent les médiocres ou la canaille. Pour exposer sa vie en y trouvant une satisfaction de l’âme, il fallait valoir quelque chose.

CE, 197

Ce passage se situe à la fin du roman, alors que Richard Lanoue a déjà subi et infligé le pire. S’il demeure fidèle à son engagement, il le place désormais sur le terrain éthique de « la satisfaction de l’âme » plutôt que sur celui, incertain pour lui, des « idéologies politiques ». C’est dire qu’en expliquant et en fondant idéologiquement le choix de l’engagement volontaire que fait son personnage, Richard Hétu radicalise, peut-être simplifie, celui du protagoniste des Canadiens errants et, pour autant qu’on considère Lanoue comme le porte-parole de l’auteur, celui de Jean Vaillancourt.

Par ailleurs, dans cette justification de l’engagement d’Israël Pagé et, à travers lui, de celui des combattants québécois de 1939-1945, la question juive intervient de façon significative. Si le choix du nom de « l’arrière-grand-père sculpteur » (RVE, 13) pour le personnage qui incarne Jean Vaillancourt le dote d’une généalogie artistique, la judéité qui s’y trouve affirmée a suffisamment d’importance pour être thématisée : apostrophé par des gamins du quartier (« Hé ! Le Juif ! »), Israël non seulement assume l’insulte mais s’identifie au peuple juif : « Il n’en veut pas à son père de lui avoir donné un prénom qui prête à la dérision ou à l’injure. Dans les replis de sa conscience, il se sait élu, comme ce peuple qui chemine vers la terre promise. Il est fier de son nom de baptême. » (RVE, 15) Le roman compte également plusieurs épisodes qui mettent en scène une solidarité avec les Juifs ; les manifestations d’antisémitisme, qui font partie de la reconstitution romanesque du climat politique de l’époque, sont dénoncées par Israël Pagé :

Un an plus tôt, quelque deux mille cinq cents étudiants de l’Université de Montréal ont forcé l’annulation d’une autre soirée d’appui à la cause des républicains espagnols. Rassemblés devant l’amphithéâtre [l’aréna Mont-Royal], les carabins ont scandé : « À bas les communistes ! À bas les Juifs ! À bas l’impérialisme ! »

Deux jours plus tard, le premier ministre du Québec, Maurice Duplessis, leur a adressé ses félicitations à l’occasion de la fête du Christ-Roi.

RVE, 38

Pendant la guerre, un soldat de retour d’une permission au pays raconte à Pagé comment le slogan antisémite a ressurgi lors d’une manifestation contre la conscription ; il s’agit là encore d’un événement réel : « L’affaire a quasiment dégénéré en émeute. Des manifestants ont voulu attaquer les bureaux du Montreal Star et de la Gazette. Ils criaient “À bas les Juifs ! À bas les Juifs !” J’avais honte, monsieur. J’avais honte. » (RVE, 108) Le commentaire du permissionnaire permet de distancier le protagoniste (et, à travers lui, les engagés volontaires, fussent-ils, comme Pagé, opposés à la conscription) d’un anticonscriptionnisme nationaliste, duplessiste, volontiers pétainiste et antisémite.

Au chapitre III de la première partie, Israël Pagé, congédié du collège, s’engage dans un chantier du Témiscamingue où il fait la rencontre des frères Heinmann, Juifs autrichiens, qui ont fui leur pays et gagné le Canada via l’Allemagne et la France. Au cours d’une soirée calquée sur les veillées typiques, Otto Heinmann raconte l’annexion de l’Autriche par Hitler, l’entrée des troupes nazies dans Vienne, les arrestations et les déportations :

La plupart d’entre eux ont été conduits à Mauthausen, principal camp nazi en Autriche. Les Allemands l’ont ouvert en août 1938 […] à environ vingt kilomètres de Linz. Un homme ayant réussi à s’en échapper nous a raconté que le régime disciplinaire était particulièrement brutal. Les prisonniers punis étaient contraints de transporter de lourds blocs de pierre en haut des cent quatre-vingt-six marches de la carrière du camp. Ils ont donné aux marches le nom d’Escalier de la mort.

RVE, 54-55

Il serait hasardeux, et hors de propos ici, d’établir dans quelle mesure la circulation de telles informations était possible dans ce contexte ; on voit bien en revanche quelle justification de l’engagement d’Israël Pagé elles inscrivent dans le récit.

Or, si la mémoire juive affleure dans Les Canadiens errants, ce n’est qu’au niveau du titre, renvoi au Juif errant de l’Évangile à travers la complainte de Gérin-Lajoie. Dans le roman de Vaillancourt, ce titre est commenté par les soldats, qui s’identifient aux tramps, vagabonds, clochards, symptomatiquement anglicisés dans le parler des protagonistes :

— On est tous des tramps, Xavier. Qu’est-ce qu’on ferait icitte si on n’était pas des tramps, hein ? Les civils du Canada […] avaient peur de nous quand ils nous voyaient arriver dans une ville ; c’qui les empêchait pas d’écrire dans leurs journaux qu’on allait se battre pour sauver la Chrétienté […].

Des « Canadiens errants », comme dit la chanson de chez nous. De c’te race-là, y’en a toujours eu et y’en aura toujours. […]

Xavier se redressa une fois de plus sur sa couche :

— OK, on est tous des tramps icitte, dit-il d’une voix véhémente. La « Chrétienté », j’m’en câlice aussi ben que toé, moé, et « le Canadien errant qui parcourt en pleurant les pays étrangers », c’est les p’tits vieux qui chantent ça chez vous, ceux qu’ont jamais été plus loin que Québec.

CE, 90

Ainsi « l’errance » est celle des réprouvés, bannis par l’incompréhension des leurs, l’ignorance de la génération précédente, et sans doute aussi par la nature incommunicable de l’expérience qu’ils vivent. L’allusion à la presse n’intervient pas par hasard dans la discussion : le passage illustre en effet la très étroite marge où évolue la pensée de ces volontaires, entre les discours anticonscriptionnistes nationalistes auxquels ils n’adhèrent pas intégralement et la propagande du gouvernement fédéral qui présente le conflit comme une guerre juste, mais au nom d’intérêts politiques et pour des raisons qui ne sont pas non plus les leurs. Dans Rendez-vous à l’Étoile, lors de la scène déjà citée de la veillée au camp de bûcherons, le syntagme « Canadiens errants » produit une autre cristallisation de sens. Après que le cuisinier du camp a chanté les deux derniers couplets de la complainte d’Antoine Gérin-Lajoie, le foreman Laroque évoque son ancêtre Patriote, « emprisonné par les Anglais en 1837 » (RVE, 57), et c’est alors un idéal politique, démocratique, qui induit l’identification avec le peuple juif : « — Le rêve des Patriotes est-il mort avec eux ? demande l’Autrichien. — Il ne mourra jamais, répond Laroque, pas plus que ne mourra le rêve des Juifs. » (RVE, 57)

On le voit, la greffe d’une dimension juive au récit de la participation à la guerre d’un jeune Canadien français fait plus que déplier le sémantisme du titre « Les Canadiens errants » : elle en infléchit le sens. Elle manifeste également qu’en 2006, la mémoire de la Shoah s’est étroitement imbriquée, voire superposée à celle de la Deuxième Guerre mondiale, et a modifié l’horizon d’attente de ses récits. Par là, Rendez-vous à l’Étoile marque sa distance par rapport aux Canadiens errants et, ce faisant, rend manifeste qu’en 1954, la mesure de ce qui a eu lieu dans les camps de la mort n’a pas encore été prise, du moins collectivement.

La figure de Hemingway

En exergue à la deuxième partie de son roman, Jean Vaillancourt cite, en anglais, Death in the Afternoon d’Ernest Hemingway et place ainsi le récit qui va suivre sous l’invocation d’une ironie amère, d’autant que l’extrait cité creuse l’écart entre les civils, avides de récits neufs, et les soldats, confrontés à la répétition de la même horreur :

« OLD LADY : — Well, sir, since we have stopped early today why do you not tell me a story ?
— About what, Madame ?
OLD LADY : — Anything you like, sir, except I would not like another story about the dead.
  I am a little tired of the dead.
— Ah, Madame, the dead are tired too. »

ERNEST HEMINGWAY « Death in the Afternoon » (CE, 42)

Cependant, au-delà de l’épigraphe, Les Canadiens errants ne présente pas de réseau intertextuel identifiable. Tout au plus peut-on noter des clins d’oeil : l’un des protagonistes, ancien boxeur devenu sergent et qui mourra au front, s’appelle Étienne Lanthier (CE, 105) comme le héros de Germinal d’Émile Zola. De même, peut-être est-ce en hommage à l’auteur de Neuf jours de haine que Lanoue est prénommé Richard. En fait, ce n’est pas la littérature, art des mots, qui vient à l’esprit du protagoniste dans le chaos des combats, mais la peinture et la musique, arts des impressions (il songe à un tableau de Gauguin, L’esprit des morts veille, et aux « accents de la Cinquième symphonie de Beethoven » [CE, 25 [14]]).

Dès lors, l’ampleur que Rendez-vous à l’Étoile donne à la figure de Hemingway relève moins de la fidélité à l’esthétique romanesque de Jean Vaillancourt que de la construction du personnage écrivain qu’est Israël Pagé. Si, comme on en a fait l’hypothèse, Rendez-vous à l’Étoile est une réécriture et une amplification des Canadiens errants, il n’est pas sans intérêt de constater que le roman d’action se trouve prolongé par un « roman du code » dont le protagoniste correspond en tous points au « romancier fictif » décrit par André Belleau [15]. Mais c’est moins l’oeuvre de Hemingway qui est sollicitée ici que sa légende — son succès, sa célébrité, son image : l’écrivain-combattant, l’aventurier, le sportif, le séducteur, puis l’alcoolique, le dépressif.

La première occurrence du nom de l’écrivain, qui apparaît dès le chapitre d’ouverture, est d’emblée liée à la guerre d’Espagne et noue le désir d’écrire au désir de combattre :

Il maudit les démocraties — la France, l’Angleterre et le Canada entre autres — qui ont fermé les yeux sur le coup d’État de Franco en Espagne. Comme son père, qui se moque des avis cléricaux, il embrasse la cause républicaine. S’il était plus âgé, il irait en Espagne, pour lutter et témoigner. Il le dit souvent à Jacqueline : il sera écrivain et homme d’action, comme Malraux et Hemingway, engagé corps et âme dans les grands combats du siècle.

RVE, 19-20

Lors de la distribution des prix au collège, la tante d’Israël Pagé lui offre, choix pour le moins éclectique, Regards et jeux dans l’espace de Saint-Denys Garneau et For Whom the Bell Tolls, comme antidotes aux livres qu’il a reçus : Maria Chapdelaine, Menaud, maître-draveur et L’appel de la race (RVE, 44). C’est donc d’abord en tant qu’emblème d’une modernité (For Whom the Bell Tolls a paru en 1940) et d’une idéologie (le roman s’inspire de l’expérience de l’auteur engagé dans les Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne) qu’intervient Hemingway, dont le nom porte également le signe, tant dans l’épigraphe choisie par Jean Vaillancourt que dans Rendez-vous à l’Étoile, d’une américanité, accentuée par la guerre, désirée et revendiquée à plusieurs reprises et sous diverses formes par Israël Pagé. Aussi à verser au compte de cette américanité, la mention des titres originaux anglais dans toute la première partie du roman.

La narration de Rendez-vous à l’Étoile se dissocie de l’admiration des personnages pour l’écrivain américain par le soulignement de sa naïveté. C’est le cas, par exemple, de cette pensée de Jacqueline, alors que son frère vient de s’enrôler : « Elle voit Israël dans le rôle de Malraux ou de Hemingway, revenant du front pour écrire un roman marquant. Elle est persuadée que son frère deviendra un jour un auteur célèbre. » (RVE, 65) En montrant l’inconscience de la jeune fille, la narration établit une distance ironique vis-à-vis du modèle que constitue Hemingway, ironie qui préfigure l’expérience dévastatrice de la guerre, le retour d’Israël, qui boite et bégaie, et le congédiement de tout discours héroïque sur la guerre.

De fait, dans les chapitres consacrés au combat, la référence à Hemingway n’apparaît plus que hors du front, à l’hôpital où Israël Pagé est soigné et lors d’une permission. Les deux évocations sont diamétralement opposées ; la première vise, dans une identification admirative et même affectueuse, le jeune Hemingway qui n’a pas encore écrit et resserre les liens entre la vie et l’oeuvre :

Pendant ce temps, les yeux ouverts, Israël pense à Hemingway à l’âge de dix-huit ans, son cher Hemingway. Blessé sur le front italien pendant la Grande Guerre, le futur écrivain est transféré à l’hôpital de la Croix-Rouge américaine à Milan. Là, il tombe amoureux d’une infirmière de son pays, qui lui servira de modèle pour le personnage de Catherine Barkley dans L’adieu aux armes.

RVE, 100

La seconde, alors qu’Israël apprend de quelqu’un qui l’a connu que Hemingway a colporté des calomnies sur Dos Passos, attaque directement la légende de l’écrivain et oppose la grandeur de l’oeuvre à la petitesse de l’homme :

À partir des années 1930, pour être ami de Hemingway, il fallait non seulement admirer son oeuvre, mais aussi entrer dans l’ombre de son personnage. Et Dos Passos se moquait volontiers des attitudes glorieuses de l’autre.

Israël fronce les sourcils, ne parvenant pas à reconnaître dans ce Hemingway mesquin l’auteur héroïque de Pour qui sonne le glas.

RVE, 115

Dès lors, la figure de Hemingway semble avoir pâli ; mensongère, sa légende est renvoyée au passé révolu de la jeunesse, emportée elle aussi par la guerre. Dans l’échange déjà cité avec Jean-Jules Richard, c’est d’ailleurs Norman Mailer qui est l’auteur du « grand roman » américain sur la guerre (RVE, 154). Le chapitre consacré à l’écriture du roman et au prix littéraire qui le couronne ne comporte aucune allusion à Hemingway, comme si la référence s’avérait désormais également inopérante dans les deux combats du protagoniste, la guerre et son récit.

L’identification à Hemingway réapparaît pourtant à la fin du roman, dans une conversation avec Gaston Miron au café l’Étoile (qui donne son titre au roman) [16], à Saint-Germain-des-Prés. La question débattue est celle de l’américanité, assumée par le poète qui se dit « Canuck comme Jacques Kérouac. La seule différence entre Ti-Jean et moi, c’est que je pense et j’écris l’Amérique en français. » (RVE, 253) À Pagé qui professe un attachement indéfectible à la culture européenne, Miron déclare : « N’empêche […], quand je te lis, je ne pense pas à Flaubert mais à Hemingway. » (RVE, 253) Cet adoubement littéraire par un pair — c’est bien une proximité dans l’écriture qu’affirme Miron —, ainsi que la fraternité d’« Américains à Paris » semblent réconcilier Pagé avec Hemingway.

L’identification va se consommer enfin dans la mort d’Israël Pagé peu après qu’il a appris, dans le village de Bretagne où il écrit son deuxième roman, le suicide de Hemingway survenu le 2 juillet 1961. Le récit qu’en donne Rendez-vous à l’Étoile à partir des journaux de l’époque accentue le parallèle entre la situation de l’écrivain américain et celle d’Israël Pagé : « Au moment même où il [Pagé] arrive à Riaillé, Ernest Hemingway est hospitalisé à la clinique Mayo, dans le Minnesota […]. Au début de l’année, il a échoué à réviser le manuscrit de Paris est une fête, son récit autobiographique […]. » (RVE, 309) Quelques pages plus loin, Israël Pagé se suicide lui aussi. Il a terminé un deuxième livre qu’il a promis de confier à Gaston Miron. C’est sur le sort de ce manuscrit, sur lequel la famille de Pagé veut avoir un droit de regard, que se termine le roman.

Réduite, dans Les Canadiens errants, à une épigraphe au demeurant assez attendue pour un récit de guerre des années 1950, la présence de Hemingway hante littéralement Rendez-vous à l’Étoile, où elle fonctionne comme une métonymie cristallisant la double ambition du personnage : combattre et raconter. Au niveau métatextuel, dans l’entreprise de relecture d’un roman de guerre de 1954 et de réhabilitation de son auteur-combattant qui est celle de Richard Hétu, la référence à Hemingway devient un raccourci. Elle a non seulement la valeur d’une forte légitimation, mais elle se donne aussi comme une clé d’interprétation et postule une sorte d’équivalence implicite qui tend à faire de Jean Vaillancourt un Hemingway québécois.

Si l’auteur de For Whom the Bell Tolls ouvre à Israël Pagé une voie esthétique et éthique dans laquelle s’engager, on ne saurait sous-estimer le rôle que le roman attribue à Gaston Miron, passeur, intercesseur entre l’Europe et l’Amérique, entre écrivains et éditeurs, rassemblant autour de lui les artistes québécois à Paris. Le portrait qu’en donne Richard Hétu, inspiré de la correspondance du poète [17], est sans doute assez ressemblant. Mais le rôle du Gaston Miron fictif de Rendez-vous à l’Étoile est plus important encore : à l’inverse de Jean-Jules Richard, qui écrase Pagé de sa réussite, Miron, lui, le reconnaît comme écrivain. En cela, il incarne l’autre modèle, québécois celui-là, de l’écrivain militant sinon combattant. Le personnage Miron soutient également la cohérence tragique du récit puisque c’est lui qui formule la sanction du roman à l’égard du suicide de Pagé : « Maudite guerre ! […] Elle aura fini par le tuer. » (RVE, 319)

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Ce rendez-vous, sous le parrainage bienveillant de la figure mironienne, entre un roman de guerre des années 1950 et un roman historique des années 2000, est sans doute moins étonnant qu’il n’y paraît d’abord. Avant de s’insinuer comme une hantise dans la production littéraire contemporaine, le récit de la Deuxième Guerre mondiale a souvent trouvé place, au Québec en tout cas, dans la littérature de grande diffusion et les médias (bestsellers, séries télévisées). Rendez-vous à l’Étoile est par ailleurs exemplaire de la perspective « liminaire [18] » de l’écrivain-journaliste, empruntant à l’actualité, contemporaine ou non, sujets et personnages. Roman historique qui embrasse le Québec des années 1930 aux années 1960, l’ouvrage de Richard Hétu est aussi, de manière plus singulière, un roman de l’histoire littéraire qui, autour d’un écrivain méconnu devenu personnage, fictionnalise des figures, des événements et des tensions du milieu.

Conforme en cela à l’une des caractéristiques du roman historique, Rendez-vous à l’Étoile a également une visée pédagogique et cherche à éclairer à la fois la société d’une époque et le destin d’un individu. En ce sens, comme on a essayé de le montrer, en amplifiant Les Canadiens errants, Rendez-vous à l’Étoile lui redonne une intelligibilité, idéologique et éthique notamment, mais aussi sociale et psychologique. C’est là sans doute que le projet de Richard Hétu se heurte à la nature même du récit de guerre moderne qu’est le roman de Vaillancourt. Selon Kaempfer, en effet :

Dès Stendhal (en gros), l’adoption d’un point de vue interne, pour rapporter l’expérience de la guerre, se spécialise thématiquement par une promotion de l’incompétence : c’est à des idiots que les récits de guerre modernes aiment à confier l’exclusivité du témoignage […], avec tous ces Candides qui vont occuper désormais le devant de la scène, la question de l’intelligibilité de la guerre est devenue, littérairement parlant, sans objet [19].

Ainsi l’intérêt des Canadiens errants tient pour une bonne part à l’hébétude du point de vue de Richard Lanoue, hagard, dépassé, ne comprenant plus les raisons qui l’ont conduit sur « la plaine normande », ni les enjeux politiques ni les désirs personnels. La narration de Rendez-vous à l’Étoile, au contraire, tend à ordonner le chaos, fût-il celui qui règne dans l’esprit du personnage :

Et, tel un romantique allemand, il s’était enrôlé, dans l’unique but de se faire tuer, pour trouver une mort digne de lui, car il voulait en finir avec la vie. Pour ne pas faire pleurer sa mère davantage, il avait préféré dire que c’était par goût de l’aventure qu’il s’était condamné à vivre durant des mois et des mois avec ce qu’il imaginait être une bande de voyous et de crétins.

RVE, 67

Pagé/Lanoue/Vaillancourt, comme ses compagnons, fera pourtant preuve, à la guerre, d’une sauvage force de survie.

Par ailleurs, les deux textes qui se croisent ainsi dans une relation hypertextuelle établissent le même rapport à la réalité. En effet, revenu de la guerre, Jean Vaillancourt choisit non pas d’écrire des souvenirs ou des mémoires pour raconter son expérience, mais un roman, de même que Richard Hétu adopte, pour évoquer l’oeuvre et la vie de Jean Vaillancourt, non la forme d’une biographie mais celle d’un roman. Dans l’un et l’autre de ces textes, la part des données historiques vérifiables (lieux, dates, événements) est considérable et contraignante en régime réaliste. De plus, à des degrés différents, les deux auteurs éprouvent, à l’égard des personnes réelles à partir desquelles ils construisent leurs personnages, de forts sentiments d’admiration, d’amitié, de solidarité, qui sont revendiqués dans les paratextes respectifs (à la dédicace des Canadiens errants [« À ceux qui ne sont pas revenus et aux autres »] répond la note de l’auteur de Rendez-vous à l’Étoile déjà citée : « En hommage à Jean Vaillancourt, auteur du roman Les Canadiens errants »). Dans la très mince marge où elle se loge — le changement des noms, les silences laissés à combler par le lecteur (comme celui du titre du roman d’Israël Pagé dans Rendez-vous à l’Étoile) —, qu’apporte alors la fiction ? Sans doute la réponse est-elle différente, voire opposée pour les deux textes. Dans Les Canadiens errants, la forme romanesque dispense le récit de se doubler d’un discours, même implicite, d’explication ou de justification des contradictions de tous ordres qui affectent l’univers et les personnages que décrit le texte. Des hommes hébétés évoluent dans un univers absurde. « Tels sont la fascination et le scandale majeurs qui meuvent les récits de guerre modernes. Tous affrontent le même paradoxe : ils adoptent un point de vue personnel, mais c’est à charge, pour celui-ci, de communiquer l’expérience d’une dépersonnalisation radicale », écrit Kaempfer [20].

Pour Rendez-vous à l’Étoile, outre que le roman permet, fût-ce à travers l’invention et l’affabulation, une exploration psychologique que la biographie aurait limitée, il autorise également une fictionnalisation des personnes et des événements réels à laquelle le livre de Richard Hétu accorde une valeur heuristique manifeste. La fiction devient un instrument de connaissance d’un disparu et du passé dans lequel il a vécu. Ainsi passe-t-on d’une guerre jetée au visage du lecteur sur le mode des séquences d’un cauchemar à un récit qui, en replaçant l’épisode dans un contexte qu’il ordonne, se trouve engagé, sans doute en contradiction avec son objectif, dans la démarche impossible de neutraliser le scandale de la guerre.