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Que l’histoire des femmes ait été occultée, et les traces de leurs réalisations et de leurs révoltes, effacées pour l’essentiel de la mémoire collective, on le sait déjà et on voudrait pouvoir arrêter de le dire. Régler cette question pour passer à une autre… les théoriciennes et chercheuses féministes ne demandent que ça. Mais comment renoncer à formuler une revendication qui n’a pas été entendue ? Lent, le travail se poursuit : déterrer les voix oubliées, dresser l’inventaire des faits et des gestes et, peut-être surtout, empêcher que l’Histoire d’aujourd’hui soit aussi purement androcentriste que celle du passé.
Comment donc sortir du silence et de l’oubli ? Que peuvent les femmes contre le poids de l’Histoire officielle qui s’est écrite sans elles ? Voilà la question que posent, de façon très différente, un livre collectif dirigé par Lucie Hotte et Linda Cardinal, La parole mémorielle des femmes[1], et une étude d’Anne Ancrenat (version remaniée de sa thèse de doctorat), De mémoire de femmes. La « mémoire archaïque » dans l’oeuvre romanesque d’Anne Hébert[2].
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Traitée ici au féminin, la mémoire, bien entendu, concerne tout autant les hommes. Le sujet ne laisse pas d’être ironique, voire tragique, au pays du « Je me souviens » comme dans les autres sociétés modernes, asservies à l’instant, au zappage, à la soif du nouveau (du nouveau Tide au nouveau chef charismatique) et confrontées à la perte des repères. À notre époque marquée par les génocides et les mouvements migratoires de masse, ainsi que le rappelle Angèle Bassolé-Ouédraogo dans le texte liminaire de La parole mémorielle des femmes, les immigrants des deux sexes se trouvent confrontés à des tâches presque au-dessus de leurs forces : « oublier l’horreur » sans renier la mémoire, trouver leur place dans une société d’accueil qui leur « impose de se fondre dans une mémoire collective » (p. 15) à laquelle ils ne se sentent pas encore liés. Il reste que, comme l’écrivent dans leur introduction Lucie Hotte et Linda Cardinal, « Le discours mémoriel des femmes est confronté à une spécificité incontournable. En effet, même lorsqu’elles s’affirment comme citoyennes au même titre que les hommes, leur discours n’est jamais considéré comme universel et renvoie toujours à leur expérience spécifique. Celle-ci est au coeur de la mémoire des femmes, marquant de façon particulière leur rapport à l’histoire » (p. 12).
C’est ce thème de la nécessaire mémoire des femmes qui confère aux textes du recueil une grande unité. On le dit depuis longtemps, et les auteures présentes ici le confirment, la trace des femmes et du féminin est ce qui ne se conçoit pas, ne se dit pas, demeure marginal et donc oublié. À partir des textes de Jorge Semprun, qui présentent selon elle des figures de femmes stéréotypées (objets sexuels avant tout), Catalina Sagarra dénonce les reconstructions historiques des camps de concentration qui passent sous silence ou presque les atrocités subies par les femmes, voire leur présence même en ces lieux, à partir d’une « appréciation purement masculine » qui se donne pour universelle. Ainsi se fabrique, conclut-elle, « la dé-mémoire dont est victime la femme » (p. 46).
Cette confusion masculin-universel, les féministes la dénoncent sur tous les tons depuis au moins Christine de Pisan. Elles ont de la suite dans les idées… Or, selon l’historienne Micheline Dumont, rien n’a changé de ce point de vue : les études féministes n’ont eu aucun impact sur l’ensemble du savoir et des programmes universitaires dits « généraux » (et donc encore centrés sur les hommes). Elle donne plusieurs exemples d’oeuvres collectives récentes qui se donnent pour représentatives de l’ensemble de la collectivité, tout en passant sous silence, pour l’essentiel, l’expérience et la contribution des femmes : l’Histoire du Québec contemporain, l’oeuvre d’histoire populaire Les mémoires québécoises, l’ouvrage du Conseil de la langue française Vivre en français au Québec, la série « Les trente journées qui ont fait le Québec » du réseau Historia, etc. Tout au plus, en fin de parcours, consentira-t-on à ajouter une phrase ou une parenthèse sur les femmes, un nom de romancière ça et là, etc. Mais l’ensemble est conçu, pensé, orienté en fonction des seuls hommes. Ajoutons que, pour contrer cet oubli, les femmes sont contraintes de produire leurs propres ouvrages, dont la monumentale Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, à laquelle a participé Micheline Dumont, mais le problème demeure : ces ouvrages ne prétendent pas à l’universalité et « femme » continue de rimer avec particulier, étroit, limité, partial. (À quand la conception de projets englobants qui, traitant des deux sexes, seraient enfin « universels », si tant est que ce terme ait un sens dans ce contexte ?)
Outre un article intéressant de Sylvie Frigon sur les témoignages de femmes incarcérées, dont le corps devient à la fois « site de contrôle » par les autorités et « site de résistance », la majorité des études de La parole mémorielle des femmes s’intéressent aux stratégies politiques et textuelles des femmes qui écrivent. Ainsi, Rachel Sauvé traite de la tension, dans les mémoires de Mme de Staal Delaunay, entre nécessité de faire la chronique de la vie de cour pour séduire les lecteurs et désir d’écrire sur soi. Valérie Raoul s’interroge sur la forme toute particulière qu’ont prise la parole et la mémoire chez une dramaturge sourde, Marie Lenéru (1875-1918). Ayant écrit, affirme-t-elle, elle pourra « mourir avec un peu moins de rage » (p. 114). Du côté des créatrices contemporaines, Julie LeBlanc étudie les journaux intimes de Nicole Brossard, issus d’une commande radiophonique, s’intéressant notamment aux modalités d’établissement, dans le texte, d’une relation entre femmes : amantes, amies, écrivaines et artistes du passé et du présent, etc. ; en même temps, l’Autre est aussi un « univers patriarcal que l’on cherche désespérément à anéantir » (p. 123). Chez Annie Ernaux, comme le montre Lucie Hotte, c’est la honte (honte des origines modestes, honte surtout d’avoir eu honte des parents) qui est le moteur de l’écriture et en détermine la forme. Enfin, Pamela V. Sing montre comment, chez trois écrivaines de l’Ouest canadien — Marguerite Primeau, Marie Moser, Jacqueline Dumas —, se conjuguent le statut de minorité linguistique et celui de femme ; toutes trois cherchent à faire en sorte que la mémoire collective mène vers la libération.
L’article le plus optimiste, dans un sens, est celui d’Isabelle Boisclair, qui clôt les analyses (le livre se termine sur le témoignage d’Estelle Huneault, intervenante sociale franco-ontarienne). Il y est question de trois femmes — Lise Payette, Pauline Julien, Lise Gauvin — qui ont dédié un livre à leur petite-fille. Si, par le passé, l’héritage maternel a souvent été négatif — soumission, honte du corps, perpétuation d’une tradition aliénante —, ces grands-mères, femmes dynamiques, actives et épanouies, entendent transmettre la force et la joie. L’inscription de leurs récits dans la trame des générations assure une transmission féminine et féministe à la fois, éthique (« Je voulais qu’elle devienne elle aussi une femme d’honneur », écrit Lise Payette [p. 177]), affective, intellectuelle, sociale. Ainsi se fonde « une nouvelle économie du sujet » (p. 184).
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Mémoire et souvenir ne se confondent pas nécessairement, rappelle encore Angèle Bassolé-Ouédraogo dans La parole mémorielle des femmes : si, femme noire du début du troisième millénaire, je n’ai aucun souvenir personnel de l’esclavage, écrit-elle, en revanche ma mémoire porte le fardeau de l’esclavage de mes ancêtres. C’est d’une mémoire archaïque voisine de celle-là — mais qui remonte aussi aux sources de la révolte, de la vie et des origines féminines — qu’il est question dans l’étude d’Anne Ancrenat sur Anne Hébert.
Il est vrai, comme le fait remarquer Anne Ancrenat, que l’oeuvre hébertienne a donné du fil à retordre aux critiques féministes : on se souviendra notamment d’un article dévastateur de Suzanne Lamy sur Les fous de Bassan et du débat plus vaste auquel a donné lieu ce roman — féministe pour les unes, anti-féministe pour les autres —, notamment dans les pages de Voix et Images. C’est que tout, chez Anne Hébert, est double, ambivalent, contradictoire : les personnages féminins oscillent, comme l’a écrit Gabrielle Pascal il y a plus de vingt ans, entre soumission et révolte ; elles se montrent souvent complices de leur oppression (ne pourrait-on pas voir là une forme étrange, mais bien réelle, de réalisme féministe ?) et recherchent l’approbation sociale (rappelons-nous Élisabeth d’Aulnières qui, à l’église, se complaît dans son rôle de victime irréprochable d’un mari noceur). Par ailleurs, sorcières, hystériques, meurtrières ou vampires, elles n’offrent pas les modèles féminins positifs qu’a cherchés un certain temps la critique féministe. En effet, les personnages d’Anne Hébert ne sont pas féministes, on l’a dit et Anne Ancrenat le confirme : elles ne remettent pas en cause les valeurs qui conditionnent leur vie et les cantonnent dans le rôle de mère-épouse invitée à procréer en silence et à tolérer les inévitables frasques masculines. En revanche, les envahit par moments une fureur, une rage de vivre, une énergie vitale qui les pousse, alors qu’on s’y attend le moins, à se révolter avec fracas et souvent dans la violence : elles frôlent la mort, voire la provoquent, à force de vouloir vivre. Puis, tout s’arrête : leur révolte tourne court, l’ordre se rétablit, elles rentrent dans le rang. Tous les romans hébertiens, ou presque, se terminent sur une rébellion matée ou sur une impitoyable solitude.
Où donc trouver les traces du féminisme dans cette oeuvre ? Anne Ancrenat propose deux pistes liées entre elles : une étude de l’énonciation en apparence neutre mais qui, subtilement, se teinte de féminin, et une exploration de la mémoire des femmes.
La question de l’énonciation est particulièrement neuve car la critique féministe hébertienne a davantage travaillé la dialectique de la soumission et de la révolte que les moyens textuels précis qui l’expriment. Selon Anne Ancrenat, le recours à un narrateur en apparence masculin/neutre autorise en réalité une féminisation discrète, mais bien réelle, de l’énonciation. À partir de l’analyse de l’incipit de plusieurs romans hébertiens, elle montre que des glissements subtils nous font passer du regard du narrateur au regard du personnage sur sa propre expérience, d’un point de vue externe à un point de vue interne ; ce dispositif permet de présenter le personnage aussi dans le rapport « dedans/dehors » (p. 46), c’est-à-dire de dépeindre autant son émergence en tant que sujet que les forces sociales qui le régissent. Ainsi, l’irruption du féminin montre, si besoin était, que le lieu de l’énonciation est loin d’être neutre. À ce chapitre, la plus belle analyse reste celle de l’épisode de la « galerie des ancêtres » des Fous de Bassan (dont Anne Ancrenat a tiré un article paru dans Les cahiers Anne Hébert). On se rappelle que Nicolas Jones, ayant donné des pinceaux aux jumelles pour qu’elles peignent les aïeules alors que lui restitue la lignée masculine, se voit débordé par une création féminine qui bouscule la chronologie et renie les règles canoniques de la représentation. On obtient ainsi leur « version d’une histoire traversée par des paroles de femmes incompréhensibles pour le narrateur, mais surtout incompressibles malgré sa volonté de les rendre insignifiantes » (p. 133). Cette présence du féminin pousse le pasteur à « fermer » la galerie, mais trop tard : les jumelles ont remporté la victoire.
L’autre grande contribution de cette étude tient à la lecture de la mémoire des origines, inspirée notamment de Paul Ricoeur, Nicole Loraux, Chantal Chawaf, Daniel Sibony. Pour Anne Ancrenat, la relation mère-fille, chez Anne Hébert, est si peu satisfaisante que les protagonistes rompent avec la filiation familiale — car rien ne s’y transmet de positif — et puisent dans une mémoire « archaïque » qui remonte aux origines de l’humanité, avant l’invention du péché originel et de la hiérarchie entre corps et esprit, procréation et création, nature et culture, féminin et masculin. Revenir ainsi « à la source du temps prélogique, à l’anté-Bible, à l’immémorial » (p. 8), c’est retrouver, intactes, une force, une rébellion collectives, matées par des siècles d’une « civilisation » fondée justement sur l’oubli de l’originaire (Loraux). Cette « fonction imaginante » de la mémoire (terme inspiré de Louky Bersianik, elle-même fascinée par l’Histoire et la mémoire) fait surgir la « femme noire » de Kamouraska, la généalogie des sorcières dans Les enfants du sabbat, les femmes de la Nouvelle-France (mais aussi une Ève intrépide, sensuelle, à mille lieues de la vision chrétienne) dans Le premier jardin, le choeur des voix féminines maritimes des Fous de Bassan. L’histoire, la mémoire se féminisent et les femmes, en remontant à leurs origines, deviennent enfin sujets. (Anne Ancrenat laisse sans réponse la question de savoir pourquoi la remontée vers cette mémoire source de vie et de puissance se clôt par un échec retentissant.)
Si cette étude de la mémoire s’impose d’emblée, il y aurait lieu, à mon avis, de nuancer certains propos sur le rejet du maternel, présentés rapidement et presque sans contexte. Chez la romancière, il est vrai, les rapports entre le maternel et le féminin sont complexes, voire conflictuels, et elle privilégie plutôt le second. Cela dit, dans quelques romans à tout le moins, la filiation est plus positive : par exemple, Julie, dans Les enfants du sabbat, est sorcière (c’est-à-dire, dans les termes du roman, femme révoltée) comme sa mère avant elle. Et comment rendre compte, à l’intérieur d’un tel schéma, tout axé sur le refus de la filiation maternelle, de la nostalgie lancinante qu’inspire à tant de personnages la fusion préoedipienne avec la mère, qu’il s’agisse d’un souvenir ou d’un fantasme ? Enfin, la coupure entre féminin et maternel ne me semble pas si nette : dans Le premier jardin et dans Les fous de Bassan, voire dans Les enfants du sabbat (« chacun sait que la sorcellerie est héréditaire », dit soeur Julie), les figures féminines du passé sont bel et bien des mères, parfois de la lignée directe des personnages, en tout cas « nos mères », comme se le dit Flora Fontanges dans Le premier jardin.
On a affaire ici à un phénomène relativement répandu dans la littérature québécoise au féminin (on songe encore au texte d’Isabelle Boisclair) : l’opposition entre une grand-mère plus libre, source d’inspiration pour sa fille, et une mère silencieuse et soumise, empêtrée dans le quotidien. L’analyse d’Anne Ancrenat aurait beaucoup gagné à s’appuyer sur l’abondante littérature qui existe sur le sujet de la relation mère-fille : par exemple, selon un article déjà ancien de Paulette Collet, la critique de la figure maternelle est omniprésente dans les textes de femmes des années 1960 et 1970. De la même façon, beaucoup d’études ont porté sur la scission, dans les écrits de femmes, entre mère biologique opprimée et mère symbolique libre et révoltée. Quoi qu’il en soit, bannir la mère du symbolique pour la confiner dans la procréation — la solution que préconise généralement Anne Hébert, selon Anne Ancrenat — est un geste non seulement peu efficace, mais source de divisions entre les femmes. Et si l’impasse faite sur le maternel expliquait justement l’échec de la quête de presque toutes les protagonistes hébertiennes ?
On le voit, le livre d’Anne Ancrenat invite à la réflexion. Tout n’est pas facile à suivre dans cette étude dense, touffue, foisonnante et peu structurée. C’est toutefois une lecture généreuse et intelligente, qui renouvelle notre perception de l’oeuvre hébertienne en posant la question des moyens textuels qui lui permettent de dire les femmes, la mémoire, l’origine.
« Comment ouvrir le système patriarcal ? Comment en déjouer le verrouillage ? Par le biais d’une réactivation de la mémoire des femmes qui permet que le drame perpétuel de la lutte des sexes soit raconté selon un angle de vision inhabituel, puisque féminin », conclut Anne Ancrenat (p. 296). Comme les deux livres traités ici en font la preuve, la mémoire historique de La parole mémorielle des femmes (études des femmes réelles du passé et de leurs réalisations) tout autant que la mémoire « imaginante » d’Anne Hébert (remontée vers des sources féminines anciennes, voire mythiques) ont leur place dans une démarche féministe.