CHRONIQUES : Essai/Études

Détresse du fragment[Record]

  • François Paré

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  • François Paré
    Université de Guelph

Il y a quelques semaines, sans que je les aie même sollicitées, certaines images de la transcendance se sont glissées dans ma vie. Sans bruit, par la porte d’en arrière, comme on dit, alors que j’ouvrais coup sur coup les trois ouvrages qui font l’objet de cette chronique et que j’en commençais la lecture. Il ne s’agissait pas exactement de Dieu, car il n’était pas souvent nommé, mais plutôt, selon les mots de Cioran, d’une « éthique immanente du devenir   » qui, exilée parmi les choses du présent et portée paradoxalement par la fragilité de ces trois écritures, ne laissait de cimenter les existences disparates. Certes, je le savais parfaitement bien, j’avais été façonné moi aussi, comme tant d’autres, par un fort mouvement de « déréglementation » religieuse qui, avant tous les autres mouvements du même genre, nous avait laissés quelque peu désabusés et orphelins. Du même souffle, je restais convaincu qu’une grande part de notre lexique et de nos modèles critiques continuait de puiser sans honte dans ces figures du divin que nous avions cru mettre à l’écart et qui habitaient les moindres articulations de notre discours. « Tous les chemins, constatait encore Cioran dans Le crépuscule des pensées, mènent à cette Rome intérieure et inaccessible — l’homme est une ruine invincible   » : il fallait comprendre que l’espace de nos revendications était soumis à la réversibilité du temps. Et là où affleurerait la transcendance, il resterait en nous le goût amer de la dépossession et de la ruine, comme si nous ne pouvions nous défaire d’une histoire vacillante, entachée par le déclin et par une inutile nostalgie. Le dernier essai de René Lapierre est habité par la référence au divin. Figures de l’abandon  se présente à première vue comme une série de fragments et de notes de lecture sur les notions d’identité, de différence et de perte. Mais l’identitaire ne peut être retracé que dans le « désaisissement » de soi, car il faudra précisément que la « mienneté » de la quête se dissolve dans la négativité de ce qui constitue le sujet en tant que tel. Déplaçant la critique de la pensée capitaliste qui a nourri jusqu’ici toute sa réflexion, Lapierre s’en prend aux définitions faciles qui marquent la littérature contemporaine. Dans Figures de l’abandon, cette condamnation de l’objet consommé évoque un profond imaginaire de l’anorexie dans lequel la nourriture, symbole de l’aliénation du sujet dans le consommable, doit être dénoncée, repoussée, refusée. Il ne suffit pas de convoquer l’Autre, d’exhiber triomphalement le motif de sa différence pour que le sujet se recompose dans la plénitude de son origine. Au contraire, ce sujet ne se donne à penser que dans son « identité résiduelle », à la limite de la scène où se joue sa marginalité : l’identité « que nous avons n’est jamais la bonne, jamais la nôtre (Qui serions-nous, au fait, pour prétendre savoir qui nous sommes ? Seigneur, mais pour qui se prend-on ?) » (p. 33). Jamais dans son oeuvre antérieure l’essayiste n’a osé rester si près de l’absence, laissant aux autres tout l’espace du livre. Aux trois quarts constitué de citations, Figures de l’abandon, contestant l’autorité du sujet écrivant, en arrive à marginaliser à l’extrême la voix auctoriale. Car l’auteur, René Lapierre, celui à qui le livre que nous lisons est nommément attribué, s’est placé en situation de minoritaire dans son écriture même. Ne lui revient en propre que le résidu, alors que s’imposent et prennent toute la place les citations et les notes de lecture de toutes provenances. Dans le fragment s’intitulant « Appalachian Trail », Lapierre reprend …

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