CHRONIQUES : Poésie

Les voix de l’intime[Record]

  • André Brochu

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  • André Brochu
    Université de Montréal

Albert Lozeau, dont on publie les Oeuvres poétiques complètes , fut parfois considéré, pendant les trente premières années du xxe siècle et même au-delà, comme le meilleur de nos poètes. Contemporain de Nelligan, il produisit une oeuvre plus harmonieuse, où s’exprimaient avec de la finesse et quelque profondeur les sentiments communs. Il n’était pas atteint de folie, comme son malheureux compatriote, mais la paralysie le confinait à un fauteuil roulant. De sa chambre, devant la fenêtre, il se donnait le spectacle d’une nature exactement encadrée, ou encore celui, beaucoup plus libre, de ses rêves. Il avait des élans amoureux, empreints d’une sensualité elle aussi bien encadrée. Un de mes étudiants a jadis remarqué que les motifs ou truchements du désir se situaient tous au-dessus de la taille : mains, visage, yeux, lèvres… Évidemment, la maladie explique ces limites, mais cela n’enlève rien à la vivacité du paradoxe : en haut la bête, l’ange en bas. Tout le contraire du Centaure ou du Faune, de classique mémoire. Comme Nelligan, Lozeau était symboliste, mais sur le mode mineur. Son modèle n’était ni Baudelaire ni Rimbaud, encore que le premier lui ait fourni quelques rimes, mais Sully Prudhomme . Ce Parnassien vite devenu chantre de « la vie intérieure   » s’entendait à lire la destinée humaine dans celle des cygnes ou des vases brisés et s’en tenait à ces émois convenus, histoire de ne pas effaroucher la littérature. Il y a de cela chez son disciple canadien. La voix personnelle perce assez rarement sous le délicat appareil des rythmes et des rimes. Elle perce tout de même. Pierre Nepveu, dans un excellent choix de poèmes , a retenu les textes qui disent juste ces petits riens de la vie nue, tremblante ; qui oublient la littérature au profit de la tonalité vraie de la souffrance. Il est remarquable, d’ailleurs, que les poèmes les plus simples sont aussi les plus complexes, qu’ils dépassent les évidences poétiques vers l’enchantement innovateur. Telle est, malgré un peu de rhétorique, cette évocation à la lune, dispensatrice d’une bienfaisante extase : Le poète s’incorpore littéralement à l’astre liquide, devient sa lumière (« surnaturel et clair », quel magnifique et subtil attelage !), prend sa place dans la nuit. Sa chair se fait idéale, mais la nuit devient chose brune, animale. Un tel rêve réalise l’infini : le moi s’identifie à l’univers. Une transfusion analogue des propriétés sensibles se produit dans « Les arbres » (p. 106), êtres bons, protecteurs, qui « ont des frémissements de feuilles infinis » lorsque les oiseaux viennent nidifier en eux ; et quand naissent les petits, L’idée poétique ici, inattendue par définition, c’est que les arbres sont eux-mêmes les « mères » des oiseaux, qui les prolongent dans un jaillissement de cris. Tout en se maintenant dans le registre de la tradition, tant formelle que thématique, Lozeau échappe généralement aux clichés, sauf dans les poèmes religieux et nationalistes qui composent Lauriers et Feuilles d’érable, du reste généralement mal vus de la critique . Il évite les clichés, mais non les lieux communs ou, pour reprendre le terme de Paul Zumthor, les topoï, qui permettent au chantre de L’âme solitaire d’éveiller l’expérience vécue de chacun des lecteurs. Cela dit, sa poétique (qui est affaire de forme et de sens) reste passablement traditionnelle et ne rejoint guère le lecteur d’aujourd’hui, plus sensible aux outrances imaginaires de l’autre symbolisme. Verlaine lui-même est un prodige de fantaisie à côté de Lozeau. La question se pose alors de la pertinence d’un sort aussi fastueux fait à une oeuvre datée et qui ne trouve guère, sauf par …

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