CHRONIQUES : Dramaturgie

Les passeurs de récit[Record]

  • Lucie Robert

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  • Lucie Robert
    Université du Québec à Montréal

La liberté narrative revendiquée par les auteurs dramatiques contemporains engendre, outre l’abandon de l’action dramatique classique, ce que Jean-Pierre Ryngaert nomme une « dramaturgie de l’émiettement », c’est-à-dire « une pratique du fragment qui relève de l’abandon du point de vue et finalement de l’impossibilité d’accéder à toute vision ordonnée   ». Monologues successifs, parallèles ou croisés, meublent alors l’espace scénique, où les personnages se rencontrent de manière fugitive ou, parfois même, se succèdent sans jamais se rencontrer. La nécessité demeure néanmoins de créer une forme d’unité, qui donne au texte dramatique ses frontières, mais aussi son centre, et les auteurs réunissent le plus souvent ces fragments autour d’un événement fédérateur, dont il appartiendra au lecteur ou au spectateur de saisir les enjeux et le sens. Il me semble cependant que les auteurs dramatiques ont développé ces dernières années une nouvelle manière de créer une telle unité. À côté de cet événement, que la pièce peut déployer selon des points de vue multiples, se trouve également un personnage nouveau, lui-même fédérateur d’une série d’événements, de points de vue, voire de récits multiples, un personnage qui, d’une certaine manière, absorbe le monde et s’en nourrit. Se crée ainsi une structure de médiation où le personnage principal, destinataire du récit des autres personnages, agit comme un passeur de récits, situé entre les personnages secondaires et le public, dans un échange conçu non plus comme un conflit entre deux subjectivités, mais comme une opération de transmission et donc de mémoire. Rien n’illustre mieux cette structure que la dramaturgie de Carole Fréchette où Marie, Élisa et Simon Labrosse déjà s’imbibaient des récits d’autrui, avalant les bruits de la Cité, pour se maintenir en vie . En 2002, Carole Fréchette publie trois nouvelles pièces fondées sur cette forme singulière, mais proposant chacune un enjeu différent. Créée le 24 janvier 2002 à Sudbury et reprise le 12 mars 2002 à l’Hippodrome de Douai (France), dans une mise en scène de Vincent Goethals, assisté d’André Perrier, Violette sur la terre  a été écrite à la demande du Théâtre du Nouvel-Ontario, du Théâtre de Tandem et du Théâtre en Scène, qui cherchaient « une pièce inspirée par l’univers des mines » (p. 7). Nous sommes donc dans une région singulière, mais jamais nommée, dont le tissu social s’est peu à peu désagrégé. Les personnages sont désorientés. Leur monde s’effondre et ils ne savent comment réagir. Quatre de ces personnages se retrouvent par hasard au milieu de nulle part (le milieu de nulle part paraît bien caractériser cet univers). Paul a jadis subi un grave accident. Étienne, le syndicaliste révolté, tourne en rond, n’ayant d’autre perspective que de collectionner les bâtons de dynamite en espérant tout faire sauter. Marie-Jeanne, sa femme, n’en peut plus. Étienne et elle ne se sont pas adressé la parole depuis presque six mois ; elle est seule et sans enfant, coincée dans une relation d’où le désir et l’amour ont disparu. Judith hésite à avoir un enfant d’Éric puisque ce serait se mouler à une vie écrite d’avance dans un lieu où il ne se passe plus rien. Seuls d’abord, puis ensemble, ces quatre personnages ont rencontré par hasard une femme, qui reste là sans parler. Chacun est amené à interpréter les silences de Violette, puis à les meubler de ses propres histoires. Paul écrit dans son carnet ; il prend des notes, copie des chansons qu’il offre maintenant à Violette : « J’ai pensé à ça toute la journée. À vous apporter les paroles. » (p. 17) Judith apporte des gâteaux, Marie-Jeanne, ses histoires, Étienne, sa révolte, mais aussi son petit papier, une …

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