Biographies avec ou sans événements[Record]

  • François Paré

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  • François Paré
    Université de Waterloo

Il se dégage parfois de certains livres un fort sentiment d’intégrité intellectuelle. Cartes sur table, mots à découvert, voilà que ces livres ouverts sur le pupitre de travail dégagent une espèce de vulnérabilité rassurante. Pour beaucoup d’entre nous, la poésie joue depuis longtemps ce rôle tutélaire. Ne veille-t-elle pas depuis les premiers gestes d’écriture sur le monde et sur son histoire ? Gaston Miron nous l’a dit : le poète est avant tout un compagnon, et sa marche en avant celle de tout homme et de toute femme « de bien ». Et avant lui, Saint-Denys Garneau avait cherché à nous accueillir « dans la vallée spacieuse de [son] recueillement ». Nous avions cheminé quelque temps à ses côtés avant de bifurquer vers d’autres lieux, d’autres refuges. « Petite étoile problématique », le poème rayonnait néanmoins sur « l’immense désert » que nous avions l’impression d’habiter. Ce rayonnement, on le sait maintenant, n’appartient pas qu’à la poésie. En effet, la seconde moitié du vingtième siècle aura été marquée par l’émancipation fulgurante des formes multiples de l’essai. Qui n’aura pas été guidé tour à tour, depuis soixante ans, par des essayistes, tels Jean-Paul Sartre, Theodor Adorno, Simone de Beauvoir, Jacques Brault, Hélène Cixous, Michel Foucault, Fernand Dumont, Susan Sontag, Jacques Derrida, Pierre Vadeboncoeur, Martin Heidegger, Jean Baudrillard et tant d’autres ? Une anthologie récente, un simple manuel, dira son auteur, démontre, du reste, tout le foisonnement de ces formes au sein des pratiques littéraires contemporaines. Approches de l’essai, reprises d’études européennes et québécoises consacrées au genre même de la prose d’idées, est un ouvrage d’une richesse étonnante . Bien que cette anthologie en format poche, préparée par François Dumont, reflète avant tout des préoccupations scolaires, sa lecture intégrale offre, comme en un dialogue improbable entre Québécois et Européens, une somptueuse réflexion sur l’écriture contemporaine en prose. Outre une traduction d’un texte célèbre de Georg Lukács, « Nature et forme de l’essai », paru pour la première fois en français dans un numéro de la revue Études littéraires en 1972, Approches de l’essai fait place à de nombreux autres textes connus, dont « L’essai comme forme » de Theodor Adorno, « Remarques sur l’essai littéraire » de Marc Angenot, « Petite essayistique » d’André Belleau et « L’essai ou le pouvoir des mythes », chapitre d’un livre important de Jean Terrasse, Rhétorique de l’essai littéraire, paru au Québec à la fin des années soixante-dix . Ce qui fait l’originalité de cette anthologie, c’est la place plus qu’équitable accordée aux essayistes québécois. Car on aurait pu imaginer une anthologie entièrement consacrée aux grands noms de la pensée française et allemande sur cette question. S’il est clair que les perspectives d’André Belleau, de Jean Terrasse ou de Marc Angenot sur l’essai ne peuvent pas être dissociées de la lecture de leurs prédécesseurs européens, nous découvrons aussi que l’essayistique québécoise fait appel à des sources plus éclectiques qui vont des premiers textes de Georges Duhamel et de Jean Éthier-Blais aux études plus récentes de Marc Angenot lui-même et de Robert Vigneault sur la prose d’idée et le pamphlet. Cette curieuse anthologie produit, on le voit, un dialogue lumineux entre des auteurs jusqu’alors sans rapports explicites. Au Québec, comme ailleurs, la pratique de l’essai s’inscrit dans une profonde recherche de la liberté. Et cette liberté prend la forme d’une mise à l’écart stratégique de l’événementiel. « L’essai est une biographie sans événement », conclut d’ailleurs Jean Marcel dans un texte sur la littérature espagnole, reproduit dans ces pages. Ainsi, l’essai permet de construire le sujet en tant que pure disponibilité dans le langage. Ce …

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