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Un auteur, c’est avant tout un nom signant une oeuvre : aux yeux de ses contemporains comme au regard de l’histoire, il n’existe d’abord que par cette signature. Elle seule l’engage, l’expose aux sanctions que peut entraîner son texte et lui confère le droit de jouir des profits qu’il peut donner. Toute l’économie de la publication s’ordonne autour de sa valeur, aussi bien l’économie marchande (à qui profite la publication ?) que l’économie symbolique et affective (signer une oeuvre publiée, c’est engager une image de soi) [1].

Le pseudonyme est l’éternel oublié des études littéraires. Durant tout le dix-neuvième siècle, user de faux noms, c’était « se montrer mal et se cacher mal tout à la fois, & par conséquent pécher doublement contre la sincérité du coeur [2] ». Ainsi, les seuls à s’intéresser aux pseudonymes étaient des bibliographes, justiciers chargés de faire régner l’ordre dans le monde des lettres. Au vingtième siècle, après quelques études qui ont sondé les motifs de la pseudonymie [3], les chercheurs se sont arrêtés en chemin. L’auteur était mort, son nom et ses avatars étaient devenus accessoires, délaissés au profit du texte. L’affaire Émile Ajar, au début des années quatre-vingt, a illustré en France ces deux tendances : condamnation de la stratégie de Romain Gary, puis désintérêt par rapport à la question du nom — Ajar était un pseudonyme comme un autre, seule l’oeuvre comptait. En ce domaine, Michel Foucault avait pourtant posé des jalons à la fin des années soixante [4], alors qu’il étudiait le fonctionnement du nom d’auteur. Il a cependant fallu attendre le milieu des années quatre-vingt pour voir enfin des chercheurs faire du travestissement onomastique un objet d’étude spécifique (notamment en France, Maurice Laugaa [5], Jean-François Jeandillou [6] et, dans une mesure moindre, Gérard Genette [7] et Gérard Lerclerc  [8]).

Au Québec, l’histoire du pseudonyme reste toujours à faire. Excepté un article de Manon Brunet portant sur l’anonymat et le pseudonymat au dix-neuvième siècle [9], aucune analyse n’a tenté de prendre l’empan de ce phénomène dans une perspective diachronique. La signature d’emprunt s’avère pourtant un indicateur précieux de l’évolution du littéraire dans la culture. Qui plus est, elle porte la marque des transformations historiques du statut de l’auteur. Face à ce régime de signature singulier, plusieurs questions se posent. Pourquoi, par exemple, le nom de plume transparent devient-il presque une mode dans les années vingt et trente, au point qu’Aegidius Fauteux s’exclame : « Jamais peut-être le pseudonyme ne s’est épanoui dans le jardin des lettres plus largement et plus librement qu’aujourd’hui [10] » ? Pourquoi est-il alors de mise de se doter d’une fausse identité qui ne mystifie plus personne ? Dans quelle mesure le nom supposé a-t-il véritablement servi de masque dans l’histoire littéraire du Québec ? Comment permet-il aux auteurs de se déplacer ? Quelles formes de profits symboliques peuvent escompter les auteurs qui en usent ? Quelles stratégies, en rapport avec l’acte de création, les y incitent ? Quelles contraintes hors champ (politiques, religieuses, etc.) les y obligent ? En définitive, quels en sont les effets sur le littéraire ?

Il importe d’abord de circonscrire précisément notre objet sur le plan quantitatif, puis sur le plan notionnel. Afin d’éviter de transformer cette étude en toile de Pénélope, j’ai choisi de ne m’arrêter qu’à l’usage du pseudonyme dans les livres et brochures au Québec. Grâce à l’ouvrage Pseudonymes québécois de Bernard Vinet [11], aux bibliographies des six premiers tomes du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec [12] et au Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord [13], j’ai répertorié 1 192 cas de brochures ou de livres publiés sous un nom d’emprunt au Québec, des origines à 1979. Puisque la production littéraire totale pour la même période (basée sur les bibliographies du DOLQ) compte au bas mot 10 285 publications, notre corpus représente donc 12 % des livres ou brochures publiés. Depuis les débuts de l’imprimerie jusqu’en 1979, 1 192 fois un auteur a choisi, devant une page couverture vierge, de ne pas inscrire son nom légal, mais autre chose. Dans cette perspective, la question mérite notre attention.

Mais qu’est-ce, au demeurant, qu’un pseudonyme ? Question en apparence banale, vite expédiée par Genette dans Seuils, qui définit le pseudonymat comme « le fait, pour un auteur, de “signer” son oeuvre d’un nom qui n’est pas, ou pas exactement, ou pas complètement son nom légal [14] ». Cette définition a peut-être le mérite de ne rien laisser au hasard, par contre elle crée rapidement des problèmes de frontières qui l’empêchent d’être opératoire. Marie de l’Incarnation, le frère Marie-Victorin, ne sont « pas exactement » les noms légaux de ces auteurs. La question se complique par exemple lorsque les auteurs du DOLQ accolent au patronyme « Malouin » la mention « pseudonyme de Reine Voizelle [15] », alors qu’il s’agit plutôt du nom de son mari.

De tous les théoriciens, Jean-François Jeandillou est celui qui a défini le plus rigoureusement les travestissements onomastiques. Pour lui, le nom réel peut subir des modifications : s’il reçoit la caution d’une autorité publique, il devient alors un nouvel orthonyme. À partir de ce postulat, on rejettera les noms attribués par les communautés religieuses ou par le mariage. Jeandillou qualifie par contre de « nom supposé [16] » toute appellation qu’un individu substitue lui-même à son nom légal (sans recevoir la caution d’une autorité publique). S’il décide de changer d’identité, l’auteur se retrouve donc devant deux avenues : usurper le nom de quelqu’un d’autre (un allonyme) ou en inventer un nouveau (les noms forgés à plaisir). Ces derniers se subdivisent à leur tour : l’hétéronyme, accompagné souvent d’une biographie inventée, de faux manuscrits, veut mystifier et laisser croire en l’existence d’un autre écrivain (c’est le cas d’Émile Ajar) ; le pseudonyme ne consiste qu’en une substitution de signature qui semble réelle, mais il n’est pas assorti d’un discours biographique fictif (comme pour Pauline Réage). Enfin, une dernière notion transversale s’ajoute à ces deux catégories : le cryptonyme. Différent des deux autres par sa nature, il comporte en lui-même une clé pour résoudre l’énigme. Le cryptonyme peut aussi bien être hétéronyme que pseudonyme, ou n’entrer dans aucune de ces catégories. Jeandillou range sous cette appellation les anagrammes, initialismes, apocopes et, finalement, tous les noms qui « apparaissent comme manifestement cryptés [17] », notamment les périphrases. Cette dernière distinction nous sera utile pour décrire l’usage du nom supposé car la signature manifestement cryptée, dont le caractère apocryphe est patent, prédomine largement au dix-neuvième siècle. Le pseudonyme apparaît quant à lui vers 1860, se répand vers 1880, mais son usage ne devient majoritaire qu’au début du vingtième siècle.

En étudiant la pratique du nom supposé dans une perspective diachronique, on peut dégager cinq grandes périodes, qui ont tout intérêt à être analysées en regard de l’évolution de la fonction-auteur. Pour Foucault, la fonction-auteur s’exerce d’abord par l’appropriation du texte. Cette propriété est toutefois historiquement seconde par rapport à l’appropriation pénale. Comme le note Foucault, les « textes, les livres, les discours ont commencé à avoir des auteurs […] dans la mesure où l’auteur pouvait être puni, c’est-à-dire dans la mesure où les discours pouvaient être transgressifs [18] ». Deuxième caractéristique, la fonction-auteur ne s’exerce pas d’une façon universelle et constante sur tous les discours. Foucault donne l’exemple du discours scientifique qui devait, au Moyen Âge, s’accompagner de la caution d’un nom d’auteur, alors que la littérature était, prétend Foucault, bien reçue dans l’anonymat. Les rôles seraient maintenant inversés et, ajoute-t-il, « l’anonymat littéraire ne nous est pas supportable ; nous ne l’acceptons qu’à titre d’énigme [19] ». De plus, la fonction-auteur ne se forme pas spontanément comme l’attribution d’un discours à un individu. Elle est le résultat d’une série d’opérations complexes desquelles émerge un certain « être de raison », une figure construite qu’on appelle l’auteur. Ajoutons que cet être de raison n’est pas uniquement élaboré par l’écrivain, mais plutôt par l’ensemble des agents qui participent à la vie littéraire. Enfin, dernière caractéristique, la fonction-auteur est présente dans le texte par des signes qui renvoient à l’auteur, cette icône qui n’est incarnée ni par l’écrivain réel ni par le narrateur [20]. On verra que les cinq périodes de l’usage du nom supposé répondent directement à l’évolution générale de la fonction-auteur dans l’histoire littéraire du Québec, par conséquent de la figure et du statut de l’auteur.

L’auteur collectif (1809-1839) : 22 cas

Dans les livres et brochures, l’usage du nom supposé commence, au Québec, en 1809 avec la publication des Considérations sur les effets qu’ont produit en Canada, la conservation des établissements du pays, les moeurs, l’éducation, etc. de ses habitans ; et les conséquences qu’entraîneroient leur décadence par rapport aux intérêts de la Grande Bretagne [21]. Le titre à lui seul est évocateur, autant que la signature, « Un Canadien », derrière laquelle se cache Denis-Benjamin Viger. La majorité des noms supposés de cette période sont des cryptonymes, plus particulièrement des cryptonymes dont la facticité apparaît à une simple lecture. L’auteur admet d’emblée qu’il se cache, et l’appellation périphrasique choisie le désigne vaguement. En même temps qu’elle sert de masque, la cryptonymie est un gage de vérité. Semblable à l’anonymat, le cryptonyme se présente paradoxalement comme un mensonge honnête, puisque l’auteur ne cherche pas à camoufler sa dissimulation. La pratique de la cryptonymie plutôt que de l’anonymat signifie néanmoins une certaine prise de possession par rapport au nom, puisque le signataire utilise une expression qui le caractérise. « Un Canadien », « Un loyal Canadien », « Un ami du pays » symbolisent une appartenance et agissent comme arguments discursifs servant à appuyer le propos, annonçant d’emblée les couleurs des signataires. Comme l’ont remarqué les auteurs de La vie littéraire au Québec, le journal Le Canadien donne, à partir de 1806, une voix propre aux Canadiens « dans la lutte pour l’hégémonie sur l’opinion publique en servant de creuset pour la formation d’un nouveau projet collectif [22] ». Le projet collectif est clair puisque plusieurs fausses signatures appartiennent au paradigme nationaliste. Enclos dans un lexique identitaire, le nom supposé se présente comme un outil pouvant servir au nationalisme, au même titre que l’est par exemple la poésie publiée dans Le Canadien. En ce sens, le nom d’auteur reste alors entièrement subordonné à la cause. Que le premier nom supposé apparaisse en 1809 n’est pas un hasard. La pratique existait auparavant dans les journaux ainsi que l’ont montré Pierre Hébert et Jacques Cotnam dans leur article sur les pseudonymes dans La Gazette littéraire [23]. Après la fondation du Canadien, l’apparition du nom supposé sur la couverture de livres et brochures illustre bel et bien l’appropriation d’une voix et d’un projet collectifs. La cryptonymie devient ici une variante de ce que Gérard Leclerc a nommé la « signature institutionnelle » : « L’auteur, à travers l’identité collective qu’il a choisie, ne signe pas en son nom individuel, mais au nom du groupe qu’il représente [24]. » Bien sûr, il ne faudrait pas perdre de vue les vertus protectrices du masque. Cette première période est certes celle qui entretient le lien le plus étroit avec la censure. L’auteur, la plupart du temps aussi éditeur et imprimeur, défend seul la responsabilité de l’imprimé devant l’autorité censoriale. De 1809 à 1839, 22 publications sur un total de 37 sont coiffées d’un faux nom (c’est-à-dire 59 % de la production totale, selon le DOLQ). On pense à Denis-Benjamin Viger et à Ludger Duvernay, emprisonnés pour leur action mais aussi pour leurs écrits, pour se convaincre des dangers inhérents à l’engagement de l’intellectuel au sein de la cause nationaliste. L’usage du nom supposé est à ce point tributaire du champ politique qu’on ne peut pas dire qu’il s’agisse encore d’une pratique propre au champ littéraire ou d’une facette particulière du nom d’auteur. Il faut donc lier l’abondance des noms supposés à la question de l’appropriation du texte. Foucault affirme, en effet, que

[le] discours, dans notre culture (et dans bien d’autres sans doute), n’était pas, à l’origine, un produit, une chose, un bien ; c’était essentiellement un acte — un acte qui était placé dans le champ bipolaire du sacré et du profane, du licite et de l’illicite, du religieux et du blasphématoire. Il a été historiquement un geste chargé de risques avant d’être un bien pris dans un circuit de propriété [25].

Pendant cette première période, l’usage du nom supposé au Québec est presque exclusivement rattaché à une parole transgressive. On peut en déduire que la caractéristique première de la fonction-auteur, la question de l’appropriation du texte par son auteur, ne se pose pas encore et ne surgira que beaucoup plus tard. Essentiel, le masque n’en est pas moins fugace et fragile puisque, tôt ou tard, les coupables répondent publiquement de leurs actes. Moins les agents sont nombreux, plus les sanctions risquent de frapper directement les malfaiteurs ; or, en cette première moitié du dix-neuvième siècle, la poignée d’hommes qui savent écrire et posent leur tête sur le billot au nom du patriotisme sont facilement identifiables.

L’auteur moderne en coulisses (1840-1879) : 88 cas

La production sous nom supposé coïncide, pour cette période, avec l’évolution du littéraire telle qu’elle a été observée par l’équipe de La vie littéraire au Québec. En effet, l’échec

des Patriotes, que vient sceller l’union des Canadas, favorise la montée du clergé, qui profite de la conjoncture pour accroître son emprise sur l’enseignement, la presse et l’assistance publique. […] La lutte déborde bientôt la simple politique pour envahir le terrain religieux [26].

L’icône de Papineau, dans l’imaginaire populaire, est remplacée par celle de Mgr Bourget. Reléguée aux oubliettes, la question nationale cède la place aux polémiques religieuses, ce que reflète l’usage du cryptonyme. Ce ne sont plus de « loyaux Canadiens » ou des « amis du pays » qui signent, mais « Un chrétien », « Un membre du clergé canadien », « L’abbé Ste-Foi », « Un catholique », etc. En fait, 18 des 62 cryptonymes de cette période appartiennent au vocabulaire religieux, et plus que 3 rappellent les luttes nationalistes. Pendant cette période, 42 % des auteurs du corpus sont des religieux. Ce pourcentage témoigne bien de l’essor du pouvoir clérical, qui aura des effets tangibles sur plusieurs aspects sociaux, dont la littérature. Le tribut à payer, en échange de cette position de force, sera de devoir supporter la contestation : sort inévitable car, dit-on, les « époques sans hérétiques sont des époques sans croyants [27] ». La fausse signature a pourtant ceci de particulier qu’elle émane justement des « croyants » et non des « hérétiques », contrairement à ce qu’on serait porté à penser a priori.

Les débats opposant Louis-Antoine Dessaulles aux abbés Alexis Pelletier et Alphonse Villeuve sont exemplaires de cet état de fait. Dessaulles, en gage d’authenticité, signe ses pamphlets de son propre nom et déplore vertement que ses opposants, tous du côté du pouvoir établi, ressentent le besoin de se masquer. Ont-ils à ce point honte de leurs opinions ? Dans Quelques observations sur une averse d’injures à moi adressées par quelques savants défenseurs des bons principes, il s’écrie, indigné :

Qu’un homme sérieux se présente à moi sous son nom et écrive comme les gens bien élevés doivent le faire, je tiendrai mon engagement tel que formulé. Ce n’est pas moi qui crains de lutter visière levée ! Et il est bien remarquable que ce soient les gens qui prétendent couvrir la religion de leur corps qui n’osent pas se nommer [28] !

En clair, Dessaulles en appelle à l’authenticité et à la transparence ; l’usage du nom supposé lui apparaît mensonger et condamnable. Mais Dessaulles soulève cette question sans tenir compte du statut de ses adversaires. Il faut interroger la liberté dont jouit un Alexis Pelletier, certainement le champion caméléon de cette période puisqu’il utilise à lui seul 8 noms supposés pour 16 brochures publiées. Pour Pelletier, un boutefeu suscitant l’ire de ses supérieurs par son ardeur combative, le masque est indispensable, puisqu’il s’agit du seul expédient qui lui permet de défendre son point de vue sans être bâillonné. Il publie sous le « voile de l’anonyme, afin de se soustraire aux persécutions qui n’auraient pas manqué de sévir contre lui, s’il eût été connu [29] ». Le masque lui fournit une liberté telle que lorsque Mgr Baillargeon condamne par circulaire les brochures de George Saint-Aimé (Alexis Pelletier) et enjoint l’auteur (dont il ne connaît pas l’identité) de se rétracter publiquement, de brûler ses manuscrits et de ne plus rien écrire sur le sujet, Pelletier ne se sent pas le moins du monde concerné. Il écrit même plus tard qu’il croyait nulles les peines portées contre lui, puisqu’il n’était pas connu comme l’auteur des brochures condamnées, et que rien ne l’obligeait à se conduire publiquement comme censuré [30] … Le nom supposé lui fournit donc un sauf-conduit qui le soustrait temporairement à l’autorité cléricale. En se renommant, Pelletier se met au monde : « je » devient « autre ». La lame a pourtant deux tranchants, car en troquant son nom contre un simulacre, Pelletier renonce à son autorité d’auteur. Le masque enlève de la crédibilité à sa signature. Signer ou ne pas signer, telle est la question qui se pose désormais. La signature du texte est une garantie ; en apposant son nom, l’auteur endossera ses propos comme on peut endosser un chèque. Ne pas signer équivaut pour Dessaulles à une sorte de désaveu du texte. La distance entre le texte et l’auteur, palpable chez les Patriotes de la première période qui n’adoptaient que timidement un nom collectif, s’amenuise. L’auteur moderne, semblable à Montaigne clamant le fameux « Je suis moi-même la matière de mon livre [31] », l’auteur donc qui voudra affirmer haut et fort le lien intime qui l’attache à son texte, se prépare à quitter les coulisses.

L’auteur entre en scène (1880-1919) : 215 cas

Au tournant du siècle, les opuscules de protestation contre la pendaison de Louis Riel et les tracts contre l’alcool représentent la majorité des titres publiés sous noms supposés. Sur 215 titres répertoriés, 144 appartiennent à la prose d’idées (67 %) et sont encore arrimés aux sphères religieuse ou politique. On dénombre cependant de plus en plus de romans, contes, recueils de poésie et pièces de théâtre publiés sous noms supposés. Vers les années 1880, on voit poindre un nouveau phénomène, soit l’adoption d’un pseudonyme permanent [32]. Si 125 titres sont signés de cryptonymes, le pseudonyme accompagne en revanche 90 titres. Le nom supposé n’est plus purement épisodique, utilisé dans le feu de polémiques qui s’éteignent rapidement. La fausse signature est maintenant vraisemblable, elle accompagne divers genres littéraires, et revient, en plusieurs occurrences, au fil des publications d’un auteur.

Cela peut vouloir dire essentiellement deux choses. D’abord, l’un des avantages à publier sous un nom supposé plutôt qu’anonymement reste de pouvoir établir plus facilement ses droits de propriété s’il y a contrefaçon. Le piratage était devenu, à la fin du dix-neuvième siècle, un véritable fléau. Lucie Robert situe vers 1860 une « tendance de plus en plus marquée chez les auteurs à signer leurs oeuvres, de leur nom réel ou non [33] ». Ensuite, dans une perspective moins pragmatique, le choix d’un pseudonyme permanent peut signifier que, dans le monde des lettres, la signature sert maintenant à établir une distinction entre l’individu social et l’image de l’auteur. Le choix d’un nom supposé peut ainsi permettre l’émergence d’une voix qui, sans cette mise en scène, n’aurait pu se frayer un chemin. On peut penser par exemple aux femmes, mal acceptées dans la sphère publique et pourtant de plus en plus présentes. Pour cette période, elles publient à elles seules 19 % des titres, contre un titre seulement pour la période précédente (en 1879, Un amour vrai de Laure Conan). Les Élèda Gonneville, Josette, Françoise, Madeleine, Colombine, Atala, Gaétane de Montreuil, Fadette, Michèle Le Normand, Andrée Jarret se sont créé des masques transparents, des loups qui ne les cachent guère, mais qui établissent une barrière symbolique entre les sphères publique et privée. Pour la période de 1870 à 1894, l’équipe de La vie littéraire au Québec propose un échantillon de 16 auteures représentatives : seulement 4 d’entre elles ne signent pas d’un nom supposé [34] ! On sait que Laure Conan devra insister à plusieurs reprises pour que Henri-Raymond Casgrain ne fasse pas allusion à son identité dans la préface d’Angéline de Monbrun. Pourquoi ? Elle avoue à Casgrain avoir « déjà assez honte de se faire imprimer [35] ». Elle revient à la charge le 14 janvier 1884, et encore le 18 mars, dans une lettre incisive où elle s’écrie : « J’aime cent fois mieux que le livre ne soit jamais publié [36] », plutôt que de voir son identité révélée. Fait à noter, cette lettre est signée « Laure Conan » : il s’agit bien d’une identité distincte de la personne civile, icône chargée de représenter l’auteure dans le monde littéraire. Sans cet adjuvant qu’est le pseudonyme, Félicité Angers oserait-elle tenir ainsi tête à l’influent « Père de la littérature canadienne » ? Par-delà les velléités de protection, le pseudonyme implique ici une rupture avec la société, comme le note encore Gérard Leclerc :

Le pseudonyme peut signifier également : je suis dans et par l’écriture autre que celui que j’ai été avant l’écriture. Je suis celui que me fait l’écriture de l’oeuvre. Ce que je suis pour les autres, ce que je suis pour l’état civil, c’est mon nom de famille, le nom de mon père, de mes ancêtres. Par le pseudonyme, je signe d’un nom propre, d’un nom que j’ai choisi, le texte qui m’est propre. […] [P]ar le pseudonyme, je quitte la société pour la culture, la vie civile pour la Littérature [37].

Dans cette perspective, l’usage du pseudonyme comme naissance symbolique peut donner à lire le roman Angéline de Montrbrun comme une singulière mise en abyme. La quête d’Angéline, qui tente de s’affranchir de la tutelle patriarcale pour accéder, dans son journal, à une voix autonome, n’est-elle pas elle aussi une seconde naissance dans la Littérature ? Malgré tout, s’il est laborieux d’« écrire dans la maison du père [38] », pourquoi ces femmes n’ont-elles pas choisi d’adopter des pseudonymes masculins ? Laure Conan y avait même songé. Pour ces étranges créatures qui se piquent d’écrire, il n’existe qu’un espace limité et précis : on leur réserve les sujets liés à la sphère privée, dont elles deviennent en quelque sorte les spécialistes. Cela est vrai au point que Benjamin-Antoine Testard de Montigny utilise, à la fin du dix-neuvième siècle, le cryptonyme « Lisette » pour signer la chronique « La politique d’une mère de famille » dans L’Étendard. L’usage de l’identité féminine est ici particulièrement perverse ; Lisette ne se fait pas porte-parole de l’émancipation de la femme, mais conforte au contraire celle-ci dans son rôle au foyer. Elle conspue les bas-bleus et signe sa chronique « avec la permission de son mari [39] », quand ses nombreux enfants sont endormis.

Même si le sujet est fondamental pour cette période, il ne faut pas restreindre l’étude du nom supposé à l’usage qu’en ont fait les femmes écrivaines. En définitive, des hommes aussi ont décidé de publier romans, contes, poésies et essais, sous un nom supposé. Au carrefour où apparaissent de plus en plus d’oeuvres littéraires accompagnées de faux noms, une question est incontournable : pourquoi le nom supposé n’était-il pas plus répandu, en littérature, avant 1880 ? Avant le tournant du siècle, pourquoi reste-t-il surtout réservé aux querelles politiques et religieuses ? À l’opposé, quelles transformations s’opèrent et lui permettent alors de se répandre ?

Dans son article sur l’anonymat et le pseudonymat au dix-neuvième siècle [40], Manon Brunet soulevait une hypothèse intéressante en avançant que l’édition par souscription, (modèle d’édition dominant au dix-neuvième siècle, au moins jusqu’aux années 1870) force l’auteur à se faire connaître et donc décourage l’usage de pseudonymes. Difficile, en effet, de passer incognito lorsque l’on doit soi-même recueillir les fonds nécessaires pour l’impression d’un livre. Il faut ajouter à cette première piste la question du statut de l’auteur, dont le travail est socialement dévalorisé pendant une bonne partie du dix-neuvième siècle. Comme l’a bien noté Daniel Mativat [41], écrire, pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, équivaut à perdre son temps. Ainsi, il vaut mieux pour l’écrivain soit de garder l’anonymat, soit d’adopter un discours justificateur qui le dédouane — discours souvent présent dans les préfaces des romans de l’époque. Joseph Doutre, dans la préface des Fiancés de 1812, soulève la question du nom d’auteur. Il prétend que la signature est accessoire au Canada, puisque peu d’écrivains jouissent d’une « assez puissante célébrité pour n’avoir besoin d’autre recommandation que celle de leur nom [42] ». Autrement dit, le nom d’auteur n’aurait pas de résonance, et la fonction-auteur, telle qu’elle est conçue par Foucault, n’agirait d’aucune façon. Le nom serait un bocal vide, sans étiquette : pourquoi s’en embarrasser ? Pas plus que l’orthonyme, le nom supposé ne peut avoir sa raison d’être dans le champ littéraire. On touche ici à la deuxième caractéristique de la fonction-auteur : celle-ci ne s’exerce pas universellement et de façon constante sur tous les discours. L’exemple de Dessaulles protestant contre l’anonymat est révélateur : dans le discours polémique, la signature est primordiale. Si l’auteur n’ose signer, c’est qu’il est couard ! Or, parce qu’elle est peu valorisée, l’activité littéraire s’accommode bien de l’anonymat, et la fonction-auteur est conséquemment nulle. Si Joseph Doutre signe, c’est pour lui « assez grand effort [43] ». La préface de G. H. Cherrier à Charles Guérin illustre toutefois l’amorce d’un changement dans le statut de l’auteur : « En même temps qu’il s’est formé des écrivains qui n’ont pas eu honte de signer leurs écrits (chose très rare autrefois : pendant près de vingt ans toute notre littérature a été anonyme), il s’est aussi formé un public qui commence à apprécier et à encourager leurs travaux [44]. » Le public se crée peu à peu des habitudes de consommation. Le lecteur qui a apprécié un roman voudra vraisemblablement en lire un deuxième du même auteur. Le lecteur commence à se faire une image de l’auteur, par une série de descriptions qui renvoient aux titres des oeuvres lues. Joseph Marmette se sert précisément de son statut de « littérateur » et évoque le succès de ses deux derniers romans pour justifier une demande de hausse salariale à son supérieur, en 1872 [45]. « Joseph Marmette », ce n’est plus une simple désignation, c’est maintenant une description du type « X est l’auteur de… ». Parallèlement, on sait que des changements importants s’ébauchent, pour les auteurs, au tournant du siècle. Grâce à un taux d’analphabétisme de plus en plus bas, à la distribution de livres de prix dans les écoles et aux améliorations des imprimeries, il devient peu à peu payant — toutes proportions gardées — de publier des livres. Les auteurs s’organisent progressivement (fondation de revues, nouvelles pratiques associatives, etc.) et osent parfois, même à pas timorés, revendiquer leurs droits devant la cour (preuve en est le procès — perdu — intenté par Laure Conan contre Leprohon et Leprohon). Comme l’a bien noté Lucie Robert, l’auteur prend conscience, au tournant du siècle, de la nécessité de signer. Elle cite notamment Jules Fournier qui, ulcéré d’avoir vu sa prose anonyme reproduite dans divers journaux, décide de signer de son propre nom, de manière à apposer sur son texte une étiquette, car ce qu’il écrit, dit-il, lui « appartient tout autant qu’à l’épicier du coin l’huile à lampe qu’il vend  [46] ». Il y a là une transformation notable : le discours n’est plus uniquement, pour reprendre Foucault, un acte. Il devient un bien qui s’insère dans un circuit de propriété.

Indéniablement, à la fin du dix-neuvième siècle, le nom d’auteur possède un capital symbolique qui lui faisait auparavant défaut. En 1893, Sylva Clapin met en oeuvre une des rares mystifications de l’histoire littéraire du Québec en publiant le pastiche d’un récit de voyage que Paul Bourget aurait rédigé lors de sa venue au Québec. Lorsqu’elle démasque l’auteur réel, la critique pousse des cris d’orfraie. Clapin devient un « vil plagiaire », « un malheureux débris », un « noyé » et son larcin est décrit comme un « innommable attentat à la propriété littéraire [47] ». Un journaliste du Courrier de Saint-Hyacinthe commente pourtant le débat avec lucidité. Il constate que là où on passait l’éponge à Bourget, considéré d’abord comme l’auteur du récit, on semonce vertement Clapin : « L’autorité des noms et des réputations pèse décidément beaucoup dans les plateaux du critique littéraire en notre pays [48]. » La vertu classificatoire du nom d’auteur, qui en fait une description (du type « X est l’auteur de telle oeuvre »), s’exerce maintenant : un nouvel élément de la fonction-auteur est en place. L’attribution d’un discours à son auteur est le résultat d’une série d’opérations complexes, relayées par les divers agents. Ainsi, la découverte de la supercherie vient altérer le fonctionnement du nom d’auteur : on ne reconnaît pas à Clapin les mêmes droits ni la même autorité qu’à Bourget. C’est dire que le nom de l’auteur n’est plus un bocal vide. Chaque auteur a son bocal, son contenu propre, et chaque bocal est dûment identifié. Qu’on mélange les contenus ou les étiquettes et la critique proteste, car, par le fait même, on invalide une méthode de rangement savamment organisée, privant ainsi le nom d’auteur de sa fonction classificatoire.

L’auteur, auteur de lui-même, en aparté (1920-1959) : 549 cas

Pour que la fonction-auteur agisse pleinement, l’auteur doit entrer en contact avec les autres agents du champ. Sans eux, il n’existe pas. Aspire-t-il à la renommée ? Il aura besoin que la critique le consacre, c’est une lapalissade. Mais encore ? Veut-il projeter l’image mythique du créateur pur, au-dessus de toute préoccupation matérielle ? Il ne pourra le faire sans le secours de l’éditeur, qui assumera alors le côté marchand, souvent occulté, de l’activité intellectuelle.

Dans les années vingt et trente, plusieurs changements majeurs influencent la production sous nom supposé. Il est clair que le processus d’autonomisation du littéraire, amorcé au tournant du siècle, s’accélère. Les sociétés littéraires se multiplient, les premiers éditeurs indépendants apparaissent, la critique littéraire se spécialise. Josée Vincent voyait dans ces changements des indices tangibles du « début de la fermeture du champ littéraire sur lui-même [49] ». On doit, bien sûr, ajouter comme autre signe (et Josée Vincent en fait l’objet de sa thèse) la fondation de la section française de la Canadian Authors Association, en 1921, qui s’affranchit de sa contrepartie de langue anglaise en 1936 en devenant la Société des écrivains canadiens.

L’usage du nom supposé, dans les années vingt, se révèle un autre indice de la clôture progressive du champ littéraire sur lui-même. Au cours de cette période, la critique se dote de son premier dictionnaire de pseudonymes [50], dans lequel on constate que le pseudonyme « fleurit » dans le jardin des lettres canadiennes comme jamais auparavant. Désormais perçu comme une coquetterie, le pseudonyme est un mensonge inoffensif qui ne trompe plus personne. Accepté par les agents, le nom supposé perd sa valeur subversive. Signe certain de l’institutionnalisation de cette pratique, la critique se l’approprie : les années vingt et trente voient paraître des recueils de Louis Dantin, de Valdombre et d’Henri d’Arles, trois noms supposés.

Toutes époques confondues, c’est dans les années vingt et trente que les noms supposés sont les plus nombreux au Québec et, cependant, ils ne masquent que très rarement les auteurs. Pour tenter d’expliquer cette pratique en apparence inutile, on a souvent parlé de « mode » du pseudonyme. Une hypothèse plus intéressante nous est fournie par l’évolution du littéraire. Dans le processus d’autonomisation du champ littéraire, trois phénomènes principaux sont impliqués, à savoir la différenciation (la constitution d’univers qui ont des lois fondamentales propres), la spécialisation des agents et leur hiérarchisation. L’usage du nom supposé dans les années vingt et trente est un bel exemple du processus de différenciation, car la tendance qui se dessinait au tournant du siècle dans l’usage du pseudonyme transparent atteint ici son apogée. Les littéraires se constituent un univers qui possède ses lois, jusque dans la création du nom d’auteur. Ainsi, plusieurs écrivains décident en même temps d’adopter une identité qui les représente dans le monde littéraire et qui favorise la création d’une figure auctoriale quasi mythique. Dans le cas de Lionel Groulx, pour ne donner que cet exemple, l’allonyme Alonié de Lestres (totalement transparent en 1932 lors de la publication d’Au Cap Blomidon) permet à la critique de classer hiérarchiquement les oeuvres d’un écrivain prolixe qui inonde de sa production la scène littéraire. L’image de « l’écrivain d’histoire » ne doit pas être contaminée par celle, plus frivole, du romancier, aussi non seulement implore-t-il la critique, dans la préface de l’oeuvre, de ne pas « s’occuper de ce divertissement de vacances », mais encore interpose-t-il, entre l’auteur, le public et la critique, une ombre de Chine : le nom supposé. La représentation est symbolique, mais elle se généralise chez plusieurs auteurs précisément parce que le littéraire s’est autonomisé davantage. On le voit très nettement, le nom supposé, à cette époque, a moins de liens avec les sphères politique et religieuse. Il s’apparente de plus en plus à une pratique proprement littéraire et devient un jeu. Tout doucement, on voit germer la quatrième caractéristique de la fonction-auteur. L’auteur, cette construction, n’est ni l’écrivain réel ni le narrateur, mais un intermédiaire qui court en marge du texte et correspond à une pluralité d’ego. Ainsi s’explique l’usage transparent du pseudonyme, qui semblait à première vue gratuit. Comme le souligne Nathalie Heinich :

Du masque au choix, cette nuance manifeste ce qui, dans le pseudonyme, relève non d’une contrainte (être obligé de prendre un faux nom) mais d’un choix positif (vouloir se donner un autre nom), par où un sujet sort de son identité assignée pour se donner une identité dont il soit, pour ainsi dire, l’auteur, au sens où de son propre gré il l’a créée, puis rendue publique [51].

En jouant à s’inventer, l’auteur n’est plus uniquement auteur de son texte ; il devient auteur de lui-même.

Dernier indice du rapatriement du nom supposé à des fins typiquement littéraires, pour la première fois, le roman domine dans le corpus. Qui plus est, le nom supposé investit littéralement la sphère de grande production (dans la littérature jeunesse, d’une part, avec les Maxine, Joyberte Soulanges, Marjolaine, et d’autre part, dans la collection « Le roman canadien » d’Édouard Garand [52]). Comme le mentionne François Landry, jusqu’en 1920, « la législation sur les droits d’auteur laissait la voie libre au piratage éditorial [53] ». Après cette date, les éditeurs ne peuvent plus contrefaire les feuilletons européens : Garand fonde donc la première collection de romans populaires canadiens. Voilà un autre aspect majeur des transformations du littéraire autour des années vingt. La nouvelle législation permet l’éclosion d’une production locale de littérature de grande diffusion, existante avant cette date mais difficile à développer devant la concurrence européenne. Ce n’est donc qu’à partir des années vingt que le champ commence vraiment à se polariser : apparaissent la sphère de grande production et la sphère de production restreinte. À l’opposé de la production de masse, une littérature résolument plus bourgeoise utilise aussi le nom supposé. C’est l’âge d’or du pseudonyme transparent, façon Bertrand Vac, François Hertel, Claire France ou Claire Martin. La professionnalisation croissante du métier d’éditeur entraîne dans son sillon la mythification de la figure de l’auteur, dont l’usage du nom supposé n’est qu’une manifestation parmi d’autres. La statue du créateur est progressivement placée sur un socle érigé au nom de la gratuité de l’art et de la pureté des principes. Dans ce système, l’éditeur devient peu à peu ce que Pascal Durand appelle le « garant négatif » de l’auteur. En acceptant d’assumer la partie moins noble de l’activité de l’écrivain — l’aspect économique —, l’éditeur endosse la peau d’âne du marchand et permet à l’auteur de « communier à l’idéologie du désintéressement [54] ». À partir de l’entre-deux-guerres, on note des modifications dans le discours d’auteurs comme Groulx, par exemple, qui prend bien soin, lorsqu’il réclame des droits d’auteur, de mettre des gants blancs. Il répugne à parler d’argent parce que, dit-il, il entend rester un auteur et se refuse à devenir un marchand [55].

Le rideau tombe sur l’auteur mort (1960-1979) : 318 cas

La publication des Insolences du frère Untel en 1960 marque un tournant dans l’histoire des noms supposés au Québec. D’inoffensive qu’elle était, la signature d’emprunt recouvre temporairement son statut subversif. Je passerai rapidement sur une genèse somme toute bien connue [56]. André Laurendeau choisit le pseudonyme de Jean-Paul Desbiens, publie ses lettres qui font boule de neige et ouvrent un débat sur l’éducation. La plupart des participants à la polémique, qui publient dans Le Devoir, n’osent pas signer. Qui plus est, le cryptonyme est surutilisé. Dans un article fondamental, André Laurendeau se demande « Pourquoi cette peur ? » : « Chacun a son pseudonyme tout prêt [57]. » Force lui est de constater que la censure existe encore (quoi qu’en dise Guillaume Untel, alias Lionel Groulx, dans son article sur « La grande peur [58] »), et Jean-Paul Desbiens, après la publication de ses Insolences en recueil, sera effectivement forcé à l’exil. On se croirait, en fait, revenu à la fin du dix-neuvième siècle, puisque se conjuguent dans ce cas les éléments typiques de la deuxième période : sphère religieuse, censure et cryptonymes.

En même temps qu’il réinstaure la subversion dans la signature, le frère Untel est atypique à son époque. Au début de la Révolution tranquille, le pseudonyme transparent domine toujours. Il doit pourtant rivaliser de nouveau avec le cryptonyme, qui cette fois déconstruit complètement la sacro-sainte inscription du nom d’auteur, dont Roland Barthes [59] proclame d’ailleurs la mort au même moment. En revisitant le nom d’auteur, Foucault rêve de son côté d’une société où tous les discours se dérouleraient dans l’anonymat. C’est dans une perspective de mise à mort de l’auteur qu’il faut appréhender des noms supposés comme Papartchu Dropaôtt, Lichépou la mallèche eçassuit, Dersem, Snoute, Effaime Stéréo, Voukirakis, Gazounaud, Duguay Yaugud Raoul Luoar, Berith, Oslovik, etc. L’influence du mouvement de la contre-culture est claire, le pied de nez aux institutions, évident, et le désir de mystification est présent, notamment à travers Camille Bilodeau, un hétéronyme modelé sur la figure de Réjean Ducharme. En 1979 paraît en effet Une ombre derrière le coeur, aux Éditions Quinze. Les auteurs du DOLQ  [60] l’attribuent à Wilfrid Lemoine, mais Mario Pelletier, dans La traversée des illusions, précise qu’il s’agissait en fait d’un collectif d’écrivains réunissant André Major, François Ricard, Gilles Archambault, Wilfrid Lemoine, Jacques Brault et Nicole Deschamps :

Nous l’avons publié aux Quinze sous le pseudonyme de Camille Bilodeau, en souhaitant que cet auteur pluriel puisse mystifier le public autant que Réjean Ducharme. Mais cette petite mascarade est tombée à plat, dans le grand désert d’indifférence du public québécois [61].

Si la mystification échoue, ce n’est pas faute de l’avoir alimentée : Jacques Brault lui-même en fait une critique complaisante dans Spirale, et peut se permettre des propos objectifs puisque, dit-il, « l’auteur lui est inconnu [62] ». La fausse biographie de la quatrième de couverture évoque effectivement celle de Ducharme. Camille Bilodeau est « [n]é quelque part au Québec dans le milieu des années quarante », il se réfugie dans le récit « pour échapper à sa biographie ». On voit que la fiction se prolonge, au-delà du texte, dans le paratexte, et le jeu ludique du nom d’auteur peut être perçu comme une caractéristique postmoderne. Papartchu Dropaôtt, auteur de romans « police-tiques » comme L’histoire louche de la cuiller à potage ou Les noires tactiques du révérend Dum, en est un autre exemple. Papartchu est un narrateur autodiégétique qui signe ses propres livres sans autre mention de l’auteur réel ; la fiction et la personnalité de l’auteur sont donc intimement enchevêtrées. Dans une entrevue accordée à Lettres québécoises, François-Marie Gérin-Lajoie, le père de Papartchu, a exposé les raisons de ses nombreux cryptonymes. Il voulait, semble-t-il, faire une entrée fracassante dans la littérature en créant non pas un monde peuplé de personnages, comme Balzac, mais un monde peuplé d’auteurs :

Il y avait donc dans mon esprit un Papartchu Dropaôtt, qui écrivait ses propres aventures policières ; un Papartchu Alfraède […], le poète du clan ; une Papartchu Madeleine […] autrice de romans psychologiques ; un Papartchu Montciel, auteur de mélodrames, etc. [63].

Gérin-Lajoie abandonne vite son projet car, selon son constat, les lecteurs « achètent d’abord un nom [64] » ; la stratégie intellectuelle s’avère complètement désastreuse du point de vue commercial. Comme dans le cas de Camille Bilodeau, il s’agit pourtant d’un projet de création d’auteur aussi important que le texte de fiction. J’aurais pu donner d’autres exemples, qui nous auraient menés à la même conclusion : ces projets d’auteurs fictifs et ces noms d’auteurs insolites mettent en évidence la mort de l’auteur, car en créant une personnalité auctoriale factice, ils pointent du doigt l’incohérence d’une explication du texte par la vie de l’auteur, celle-ci étant fictive. En fait, l’usage du nom supposé au Québec dans les années soixante et soixante-dix fait écho au fameux « Critiques, vous êtes des veaux [65] ! » lancé en 1948 par Boris Vian. La création de Vernon Sullivan par Boris Vian démontrait à quel point l’explication des textes littéraires par la biographie de l’auteur était erronée. Néanmoins, tous les critiques ont lu J’irai cracher sur vos tombes comme un livre de Vian, malgré les prétentions de celui-ci au seul titre de traducteur des textes de Sullivan. Indigné, Vian pose des questions fondamentales, en insistant sur l’analyse du texte au détriment de l’auteur :

Quand donc ferez-vous votre métier de critique ? […] Quand cesserez-vous de vous demander, au préalable, si l’auteur est péruvien, schismatique, membre du P.C. ou parent d’André Malraux ? Quand oserez-vous parler d’un livre sans vous entourer de références sur l’auteur, ses tenants et aboutissants [66] ?

L’auteur est une figure construite, ni écrivain ni narrateur ; l’usage du nom supposé de la dernière période illustre éloquemment la quatrième caractéristique de la fonction-auteur. En même temps que les écrivains façonnent des sculptures d’auteurs fictifs, ils s’empressent de leur faire hara-kiri en les sabordant.

Banal, inintéressant, marginal, l’usage du nom supposé ? Presque exclusivement lié aux sphères politique et religieuse pendant plus de la moitié du dix-neuvième siècle, il est peu à peu approprié par les littéraires comme une pratique propre. Amorcé vers 1880, le renversement se complète au cours des années vingt et trente. Pendant la dernière période, le rapport est inversement proportionnel : le nom supposé devient l’apanage de la littérature et a de moins en moins de liens — exception faite du frère Untel — avec d’autres sphères, politique ou religieuse. Les écrivains s’en servent dans un but ludique qui n’a de sens qu’en regard des lois internes au littéraire. Qui est, par exemple, ce Papartchu ? Personne. Il n’a d’exis-tence que par la littérature.

Les spécialistes du nom d’auteur s’entendent sur un point : l’auteur moderne n’arrive, dans l’histoire, qu’au moment où le rédacteur revendique un lien indissociable et unique avec son texte. La notion d’auteur moderne est inextricablement nouée à celle de l’originalité ; ainsi, l’auteur moderne est « celui qui produit un énoncé porteur d’innovation [67] ». L’auteur moderne défend certes ses droits d’auteur au sens légal, mais il est également jaloux de son individualité ; il développe son propre style. En France, cette évolution se fait progressivement, à partir du dix-septième siècle. Au dix-neuvième siècle, pour résumer à outrance, la figure de l’auteur romantique représentera le mythe du créateur individuel à son apogée. Au Québec, il en va autrement. Dans la pièce de théâtre qui met en scène l’évolution du statut de l’auteur, le nom supposé peut être vu comme les didascalies qui nous informent, entre autres, des déplacements des acteurs. Ainsi, l’auteur est d’abord collectif, utilisant une signature institutionnelle qui lui permet de prendre la parole au nom d’un groupe et de servir la cause nationale. Il revendique l’originalité, mais ne peut toutefois assumer seul la parole. La fausse signature semble collective et reste la même, à quelques variables près. « Un Canadien » résume et englobe l’auteur ainsi que ses prétentions. Progressivement, toutefois, la signature s’individualise, marquant un pas de plus vers l’autonomie de l’auteur. L’acte même de signer ou de ne pas signer se charge de sens. Ainsi, celui qui use d’une fausse signature perd de la crédibilité et se prive de l’autorité auctoriale. Dans les polémiques de la fin du dix-neuvième siècle, signer devient une question d’honneur. Puis, au tournant du siècle, l’auteur moderne entre en scène. Le marché de la littérature se développe et fait naître des enjeux économiques. D’accessoire, la signature devient impérative ; Jules Fournier l’apprend à ses dépens. Pour des raisons matérielles, mais aussi symboliques, le cryptonyme tend à laisser de plus en plus la place au pseudonyme, qui a l’avantage de ressembler à un « vrai » nom. Laure Conan, Henri d’Arles ou Louis Dantin : ces signatures ne dévaluent en rien le propos de l’auteur, contrairement à des inscriptions comme « Un illuminé » ou « Luigi », automatiquement contestées parce qu’elles sont perçues comme mensongères. De fil en aiguille, l’auteur se crée donc une identité fictive, chargée de représenter l’individu social dans le monde parallèle de la Littérature. La fausse signature perd son contenu subversif au profit de l’émancipation de la figure auctoriale. L’auteur devient son propre auteur, affichant une radicale autonomie ; il se met lui-même au monde. Qu’y a-t-il d’étonnant au fait que, dans la dernière période, l’écrivain tue sa création de sa main, en présentant ouvertement l’auteur comme un personnage factice, issu d’une pure fiction ? Le mythe de l’Auteur-Dieu, avec A majuscule et piédestal, se dégonfle, pour laisser toute la place au texte, comme le souhaitait Barthes. Aux aurores du vingt et unième siècle, chaque rentrée littéraire entraîne encore dans son ressac une pléthore d’auteurs fictifs. Un des derniers arrivés, Jésus K., auteur des Misères de Banane, est né en 1773 et mort en 1789 après avoir découvert « le tire-bouchon, le démarreur à distance, la piscine hors terre, etc. [68] »… En interrogeant le statut apocryphe de l’oeuvre, la quatrième de couverture pose l’un des enjeux actuels de la fausse signature : « Le présent ouvrage lui est attribué, mais peut-on vraiment être certain de son authenticité ? Peu importe : l’essentiel est de saisir l’occasion pour créer un héros, ce qui est très rentable et tout le monde aime bien les héros [69]. » Après avoir déconstruit le personnage de l’auteur, l’écrivain d’aujourd’hui tire le rideau.