Chroniques : Poésie

Poèmes d’ombre et de lumière[Record]

  • André Brochu

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  • André Brochu
    Université de Montréal

Nées à un an d’intervalle au milieu des années 1950, Marie Uguay et Louise Warren appartiennent à une génération de femmes qui a non seulement donné de grandes voix à la poésie québécoise — de ces voix, il y en a eu plusieurs depuis les années 1930 —, mais aussi offert une contribution sensiblement égale, en nombre, à celle des hommes. La littérature, désormais, se fait à part égale entre les sexes, de sorte que la singularité de chaque femme poète s’accuse beaucoup plus qu’à l’époque où l’écrivaine incarnait seule ou presque l’écriture au féminin. On est passé du générique à l’individuel. Uguay et Warren sont des exemples d’inspiration bien particularisée, dont la dimension personnelle s’impose avec force. Comment se faire une idée juste de Marie Uguay ? Elle est toute jeune, elle meurt de cancer à 26 ans, et pourtant elle laisse une oeuvre, non certes considérable mais digne du nom d’oeuvre, qu’on lit et dont on se réclame avec ferveur dans plusieurs milieux. Trois recueils, dont le dernier est posthume, et maintenant une bonne mesure de poèmes inédits , plus un Journal  qui devrait, comme celui d’Hector de Saint-Denys Garneau, constituer un accompagnement incontournable de l’oeuvre poétique. La jeunesse, donc, et un accomplissement. Ce sont des choses qui jurent un peu si l’on considère que, sauf rares exceptions, la parole poétique requiert une longue maturation, sur laquelle comptait Marie Uguay elle-même . Le silence lui est venu par la mort, et non d’une exacerbation du don poétique. Toutefois, la conscience de son destin tragique a pu hâter, chez la jeune femme, l’épanouissement des talents. Mais le paradoxe Uguay ne tient pas qu’à cela. Il y a aussi la nature même d’une inspiration à la fois très simple et éminemment complexe. Les poèmes, par exemple, semblent « couler de source » (ce qui est justement contraire à la nature de l’écriture véritable, affirme Uguay , mais l’aisance dans son cas n’est qu’un effet de surface), ils font appel au vocabulaire des réalités les plus quotidiennes, comme si le texte enregistrait ou modulait la perception d’un instant dense pénétré de choses, d’objets donnés immédiatement à la conscience, et c’est toute la sensibilité qui se livre à travers ce fragment du vécu, une sensiblité qui oscille constamment entre l’angoisse la plus poignante et une joie de vivre portée par un immense désir. À l’instar de poètes comme Michel Beaulieu ou Pierre Nepveu, c’est par le chant de soi, en rapport avec les circonstances de la vie de tous les jours, que Marie Uguay élabore une poétique non seulement personnelle mais originale , à l’écart de l’école formaliste qui s’imposait alors. Le formalisme a libéré les mots de leur poids référentiel, ouvrant la voie à d’infinies combinaisons. Chez Uguay, la logique du vraisemblable est sans doute allégée, mais le foyer des affects, et non quelque stratégie de langage, propulse le texte dans des directions qui restent liées au proche et au familier. Le tout premier recueil, Signe et rumeur, réunit des poèmes d’une grande concision, sortes d’instantanés du coeur sensible dans lesquels solitude et présence amoureuse se disputent le moi : Ce sont les mots de l’intériorité, bien avant qu’elle devienne (ou redevienne) un thème littéraire majeur sous le couvert de l’autofiction. Le renoncement sans gratitude évoque quelque complexe posture psychologique, un rapport à l’autre qui comporte une part de don et une part de refus. Mais cette intériorité est mêlée de références au monde puisque le renoncement est un geste, un mouvement du corps. Le geste inhibé participe de la stagnation de février — l’hiver glace toutes les …

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