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Soifs est le premier roman d’un cycle situé dans un univers insulaire « ouvert au Chaos du monde [2] », qui a donné à l’oeuvre de Marie-Claire Blais un nouveau souffle [3]. Véritable fresque à ce jour inachevée, tirant de son inachèvement une force d’expansion dont on ne voit pas encore la fin, Soifs et les romans subséquents ont suscité des lectures attentives à la manière dont Blais entrelace « l’art et la vie », le « personnel et le politique [4] ». Elle réactualise, dans son oeuvre « visionnaire », un humanisme engagé qui épouse la fin d’un siècle et le début d’un autre à travers les nombreuses « figures de naissance et de mort [5] » qui la parcourent et réfractent, à leur manière, le mouvement de renaissance constitutif de l’oeuvre. La complexité et l’amplitude du cycle sont telles qu’il apparaît réducteur, malgré l’égalité du style [6], l’omniprésence d’affects compassionnels et de thèmes humanistes, de ramener l’oeuvre au message que, pourtant, elle livre. L’art serait le lieu où une telle parole aux accents « prophétiques [7] » serait possible, lieu à la fois réflexif et chargé d’émotions qui, aussi prononcées soient ses « thèses », n’a rien de simple. C’est bien comme un ensemble complexe que Nathalie Roy conceptualise et analyse le cycle de Soifs, montrant comment l’esthétique réflexive de Blais réactualise à sa manière une exigence romantique : l’oeuvre chorégraphique ou chorale s’inscrit à l’aune d’une totalité qui ne se laisse pas saisir ni (inachèvement oblige) arrêter, totalité paradoxale dont elle tire une puissance esthétique et philosophique [8]. Il me semble que, en deçà de la totalité paradoxale à laquelle s’intéresse Roy, cette complexité à l’oeuvre tient aussi à un geste esthétique élémentaire que l’on retrouve à différents niveaux, dans un « étagement » susceptible de construire une cohésion traversière et mobile. Ce geste serait celui de l’émergence : émerger consiste à sortir d’un milieu de manière à « apparaître à la surface », à se manifester, à « apparaître plus clairement [9] ». Parce qu’elle se répète, l’émergence s’avère indissociable, chez Blais, de la résurgence, de ce qui rejaillit. Émergences et résurgences, avec ce qu’elles comportent de ruptures et de reprises, de vitesse et de lenteur, sont un trait de style et de composition, mais elles figurent aussi le rapport au monde, au passé et à l’art. Sans prétendre à l’exhaustivité, j’aurai pour objectif de dégager cette figure, principalement dans Soifs, pour en interroger les effets de sens et les enjeux esthétiques. Car, de par sa dynamique, la figure de l’émergence répond — au sens dialogique du terme — à celle d’une juxtaposition temporelle, présente chez Blais, laquelle implique une vision spatiale et picturale de l’oeuvre. C’est entre autres cela que la figure de l’émergence infléchit dans une approche esthétique cinétique.

Le visage de Renata

Pour mieux cerner le geste esthétique de l’émergence, nous partirons d’une scène exemplaire tirée de Soifs. La scène prend place au tout début du roman : Renata voit son visage dans la glace et pense à ce qu’il peut évoquer pour la manucure lui procurant des soins :

Renata évoquait-elle pour celle-ci l’une de ces figures stigmatisées comme on en voit souvent dans la foule, nos visages ne sont pas complètement à nous, ne remontent-ils pas des ravages de temps qui nous ont précédés, des cruautés de l’histoire, un visage fermé et silencieux devient celui d’une mère, d’une tante, d’une cousine disparue dans des circonstances mystérieuses […]

S, 19

Passant du particulier au général, la scène visualise et condense la juxtaposition temporelle pratiquée par l’écrivain Daniel qui « peignait le monde comme Jérôme Bosch et Max Ernst » : « il juxtaposait dans ses compositions le monde moderne et l’ancien » (S, 274). La critique a souligné à quel point la « cohabitation chaotique des hommes avec le passé » (S, 196), caractéristique de l’écriture picturale de Daniel, réfléchit celle de Marie-Claire Blais dans le cycle de Soifs et pose les bases d’une construction non linéaire de l’Histoire [10]. C’est ainsi que le visage ancien, le visage étrange venu de générations lointaines et disparues, apparaît sous le visage actuel et, le temps d’un regard, le transfigure et le révèle : métamorphose d’une longue mémoire qui échappe à l’expression comme à la conscience (« un visage fermé et silencieux devient… ») et qui, pourtant, se voit. La lecture de l’autre en soi par autrui (ici, la manucure) est, certes, une projection de Renata. Elle reste suspendue dans une question virtuelle, dans une spéculation inquiète. Mais cette question sans appel n’en pose pas moins une vérité générale qui, de par sa dimension rhétorique et sa prise en relais à l’échelle du roman, oriente l’interprétation. Se donne à voir, dans ce visage dont la singularité s’estompe au profit d’une vaste mémoire indéfinie, une métamorphose proche du processus créateur de transposition dont parle Marie-Claire Blais à propos de son écriture des personnages, et que Nathalie Roy relie à « l’espace derrière » :

L’écriture apparaît comme une façon de consigner le souvenir des personnes connues, mais ceci se fait selon un modèle qui rappelle les visées de l’archétypologie créatrice, en ce qu’il préserve des êtres connus non pas les détails de leur biographie, mais la trace de leur passage et, en quelque sorte, leur humanité […]. Ainsi, écrire l’histoire de Sylvia, c’est la faire « renaître » sous les traits d’un personnage fictif qui ne garde d’elle, du moins on le suppose, que bien peu de choses qui puissent rendre l’individu, Sylvia, identifiable dans sa nouvelle incarnation. La mémoire dont il est question ici semble donc encore appartenir à l’espace derrière, celui où se trouve la clé du mystère de cette nature qui nous lie à tous ceux qui nous ont précédés [11].

Le visage antérieur tapi derrière le visage actuel figure cette mémoire venue de loin, mémoire collective se donnant, dans une curieuse spirale temporelle, comme le devenir du présent : derrière le désastre de Tchernobyl, l’Apocalypse (S, 188-190) ; dans le racisme du Ku Klux Klan, les « Blancs Cavaliers de l’Apocalypse, les fantômes de la suprématie blanche surgis de leur invisible enfer » (S, 87). Mais le visage de Renata, alors même qu’il figure « l’espace derrière », s’impose aussi comme force d’apparition. C’est le mouvement de remontée au sein d’un milieu temporel qu’on pourrait dire océanique [12] — sorte de masse désastreuse et sans fond (« ne remontent-ils pas des ravages du temps » [S, 19]) — que le visage de Renata fait affleurer.

Indissociable des circonstances de son apparition, le passé s’avère, du coup, infiniment disponible. Le visage émergeant n’est pas celui d’une filiation singulière mais plutôt celui d’une parenté virtuellement infinie avec le monde des visages engloutis : « un visage silencieux devient celui d’une mère, d’une tante, d’une cousine disparue […] » (S, 19 ; je souligne). Il ne s’agit pas, dans le cycle de Soifs, de représenter le passé, l’Histoire, mais d’en exprimer l’émergence emblématique dans un mouvement à la fois ponctuel et ouvert à l’infini. Le devenir-là du passé est aussi une pure virtualité qui, alors qu’elle apparaît et prend figure, ne se singularise pas pour autant de façon arrêtée : les visages émergeant sont comme flottants, relativement interchangeables. Le visage de Renata renvoie autant aux membres de sa famille exterminés en Pologne par les nazis qu’à celui de toutes les femmes, comme si, dans la mort, elles formaient une grande famille dont Renata rassemblerait la figure. L’émergence de l’autre visage de Renata est également celui de l’amante dégagée de ses liens avec Franz, l’homme avec qui elle vivait : « Renata voyait son visage dans la glace, cette tête austère dont le coiffeur avait mouillé les cheveux, qu’il avait peignés vers l’arrière, elle avait pensé, je serai ainsi désormais, c’était cette tête, ce crâne qui surgissaient victorieux de l’abîme de l’humiliation de Franz, de ses infidélités […] » (S, 19). Dans cette première manifestation de l’émergence, qui précède la remontée « des ravages du temps », le surgissement du visage austère dans la réflexion du miroir coïncide avec une libération. Encore étroitement liée à l’histoire personnelle de Renata, cette libération apparaît à son tour, dans le mouvement généralisant qui suit immédiatement, comme une figure disponible, transposable, susceptible de prendre d’autres formes, de surgir d’autres histoires. Révélateur d’une identité féminine collective, le visage peut aussi se lire comme une métonymie de l’être vivant (« cette tête ») et de la Mort (ce « crâne [13] »).

Aux motifs obsédants qui traversent et structurent le cycle de Soifs correspond ainsi une ouverture interprétative, une lisibilité en réseau, qui résiste à la simplification. Les figures de l’émergence et l’émergence des figures ne se laissent pas « résumer », sauf à les abstraire des méandres de la phrase. Elles ne s’équivalent que si on les réduit à des symboles détachés du mouvement dans lequel et par lequel elles signifient. Sans suite ni conséquence, ces affleurements révoquent tout enchaînement événementiel pour instaurer un autre type de durée romanesque, qui s’amorce dans d’éphémères, mais récurrentes, apparitions, dont le visage inconnu de Renata est un bon exemple.

Dramaturgie de l’apparition ordinaire

Avant toute mise en oeuvre d’une scène de mémoire capable d’ouvrir, dans l’espace présent, un autre espace virtuellement sans fin, le monde se donne à percevoir dans des détails, puissantes métonymies qui le parcellisent et le totalisent. À plusieurs reprises, ces détails se manifestent dans un mouvement d’émergence frappant. Par comparaison avec la réflexion du visage de Renata dans le miroir, ces moments où le monde point [14] semblent relativement simples, peu réfractés.

L’émergence est, en premier lieu, une manifestation sensible saisie dans son jaillissement. Une simple rue apparaît ainsi comme une vision onirique dont le silence contraste avec le bruit ambiant : « La longue rue silencieuse qui menait à l’océan dans les reflets de la lune apparut à Luc qui bavardait avec ses amis de la fenêtre ouverte d’un bar où il balançait les jambes […] » (S, 51 ; je souligne). Le surgissement d’un autre monde dans le monde, c’est-à-dire, ici, du silence dans le bruit, de l’onirique dans le prosaïque, ne relève pas de la mémoire ni de l’art. L’étrange beauté d’une rue ordinaire émerge dans un moment quelconque, elle ébauche cet « espace derrière » dans le mouvement d’un regard que la phrase tient en équilibre. La venue à peine retardée du verbe apparaître, placé après la courte description de la rue (dont, à la lecture, on se demande tout de même, pendant un très bref instant, où elle mène), épouse le mouvement même de l’avènement, dans une « dramaturgie du sens [15] » qui donne corps, dans le tempo de la phrase, à l’expérience temporelle du surgissement. La rue ne débouche sur aucun incident, sur aucune révélation autre qu’elle-même, dans la nouveauté de son apparition soudaine [16]. Cette force d’émergence passe par le biais de la perception d’un personnage (Luc), médiation minimale dans un univers qui multiplie les intermédiaires.

Dans un même ordre d’idées, la voix téléphonique se présente, dans Augustino et le choeur de la destruction, comme une manifestation soudaine surgie comme par enchantement : « […] et Mélanie entendit la voix de Marie-Sylvie, jaillissant du minuscule appareil téléphonique aux vertes phosphorescences, à son oreille […] » (ACD, 269). L’émergence de la voix sortant de l’appareil passe là encore par une dramaturgie du sens : la phrase retarde le contact attendu du téléphone avec l’oreille, qui normaliserait le phénomène plutôt que d’en faire ressentir l’étrangeté [17]. Dans l’apparition bouleversante du monde d’ici se cristallise la découverte de la face inconnue des choses libérées des habitudes, comme si c’était une première fois.

Presque insaisissable dans la voix, le surgissement du monde se manifeste aussi de façon plus marquée :

[…] mais le jeune-homme ne semblait-il pas inquiet que quelqu’un vînt ici le surprendre, pensait Jean-Mathieu, qui était-il, il émanait de lui une force si compacte et solitaire, et soudain Jean-Mathieu vit le côté gauche du jeune homme d’où manquait un bras, […] il y avait de la grandeur dans ce corps amputé de son bras gauche, une farouche autonomie dans toute la personne du nageur exprimant une telle souplesse de sa main droite dans le maniement de son masque de plongeur, non, ce dieu broyé ne devait pas savoir qu’un vieil homme trottait sur la plage avec sa canne […]

S, 253-254 ; je souligne

La vision soudaine correspond à un choc émotif dont l’impact vient perturber la scène : le moignon interrompt le flux des pensées du vieil homme, sa méditation se suspend momentanément pour reprendre aussitôt avec une glose sur la force de cette vision, et, pour finir, à partir du « non », replonger dans la masse fluide des pensées se détachant à nouveau du monde alentour. La voix narrative enchaîne les différents paliers entre intériorité et extériorité avec souplesse, dans de subtils déplacements qui répercutent la force bouleversante de l’apparition du moignon contre toute attente de lecture [18]. Derrière le côté droit, habile et athlétique, le côté gauche surgit qui, tout comme le visage austère de Renata, figure une vitalité « farouche » et fait basculer l’apparition du côté du sublime.

La fulgurance est un des traits récurrents de l’émergence, mais la soudaineté va de pair avec une certaine amplitude qu’elle rompt, dans la dynamique contrastive des phrases dramatisant le jeu des apparitions. L’alternance de la vitesse et de la lenteur, du surgissement et du report, se contracte parfois singulièrement, comme dans le passage suivant : « […] et montaient soudain la voix criarde des sirènes des patrouilleurs dans la ville et les cris de Mama qui se chamaillait avec Vénus sur la véranda […] » (S, 78). Cette montée connote une lente émergence que le soudain contrecarre aussitôt, dans une torsion violente [19]. Les voix, les gens et le monde extérieur se manifestent subitement et dans une paradoxale montée, à la fois progressive et brusque. Qu’elle porte sur une vision d’horreur ou d’enchantement, l’émergence transfigure une rue ou une voix ordinaire du moment qu’elle apparaît, elle fait naître le monde dans de minuscules épiphanies. Ces naissances — qui ont pour pendant l’engloutissement et la disparition — affleurent à tout moment. Elles correspondent à des scènes de pure perception. La défamiliarisation du regard et de l’ouïe est le premier geste esthétique de l’émergence : elle transforme la vision du monde en en dramatisant le surgissement, découvrant ainsi la nouveauté de l’habituel [20]. Ce qui émerge, ce qui naît est l’autre monde ici même, sa soudaine, parfois violente, étrangeté dans le moment de son apparition, que l’écriture ravive. Mais la perception, aussi élémentaire soit-elle, n’est pas dissociable d’une conscience mobile qui occupe, dans le cycle de Soifs, un terrain considérable.

Intériorité et mémoire

L’absence d’enchaînement événementiel tient à la prédominance de l’univers intérieur. Sans se couper de la réalité extérieure [21], la pensée se détache à partir d’un détail ou d’une vision, elle dérive et enchaîne non pas les faits mais les remémorations, les réflexions, les interrogations. S’instaure ainsi un univers intérieur délié dont la voix narrative démultiplie les niveaux tout en jouant des variations de la distance et de la focalisation. En fait, le monde n’apparaît pas en dehors des médiations qui l’opacifient et le révèlent d’un même geste, dans un foisonnement spéculatif, mémoriel et imaginaire parfois très complexe dont la vision réfléchie du visage de Renata fournit un bon exemple.

Afin de mieux souligner le geste esthétique de l’émergence et son imbrication avec « l’espace derrière », je partirai de deux exemples dans lesquels la superposition temporelle d’ordre mémoriel thématise à peine le mouvement d’apparition qu’elle engage pourtant. Le premier concerne les lieux, susceptibles de se dédoubler à tout moment : « l’ancienne mémoire exposait à sa vue tous ceux qu’on avait lynchés, sur une falaise, dans un vallon, tous les arbres de la rue Bahama, de la rue Esmeralda, détenaient à leurs branches, dans l’abondance des fleurs, ces cous pris dans des cordes, oui, c’est ici à droite qu’il fallait bifurquer » (S, 288). Le monde est un gigantesque écran où les temps se télescopent (ce qui se traduit, en l’occurrence, par un brusque passage au présent déictique : « c’est ici à droite »), où l’ancien fleurit dans le présent et la mort, dans la vie, pour former un étrange tableau, tout en surimpression. De manière ténue, mais sensible, le côtoiement dans une même phrase des fleurs abondantes et des cous pris dans des cordes fait surgir les pendus dans une image concrète et violente, plus percutante qu’un savoir d’ordre général (« ceux qu’on avait lynchés »).

Le second exemple concerne les voix, qui relèvent elles aussi d’une superposition temporelle :

[…] si séduisants, si charmants, ces jeunes gens au fond du jardin, dans l’orchestre, Renata croyait entendre ces cris, ces gémissements s’exhalant des lèvres bâillonnées, des poitrines des étudiantes lacérées au couteau, par une belle nuit de juin […] et parmi ces cris, ces plaintes, ces pleurs et ces sanglots, Renata entendait passer la liturgique musique de la jeune fille et la mort, sur chacun des cadavres, sur ces lèvres où n’affluait plus la couleur vermeille, s’étendait tel un drap mortuaire, la liturgique musique de Schubert, la jeune fille et la mort, Der Tod und das Mädchen, la jeune fille et la mort.

S, 143-144

On notera, dans ce dernier exemple comme dans le précédent, le vif contraste entre le lieu paradisiaque (que l’orchestre au fond du jardin comme, plus haut, les fleurs, figurent métonymiquement) et les visions d’assassinat [22]. La juxtaposition n’est décidément pas pacifique. Elle est contrastée et génère, à la lecture, un malaise, une tension qui n’est pas, ne sera pas résolue. Les images se projettent comme un film, opérant le passage de vie à trépas à une vitesse saisissante sur le fond d’une « bande son » de Schubert [23].

La puissance de la vision s’affermit également au passage : au « croyait entendre » initial, qui, par la modalisation épistémique, introduit un doute mettant l’audition à distance, succède le « entendait passer » qui abolit toute distance, comme si l’audition, d’éventuelle, devenait soudain réelle et le souvenir, actuel. Dans ces modulations fines, qui soulignent les multiples médiations mettant le réel à distance tout en opérant, de façon répétée, de brusques rapprochements, le processus de l’émergence se laisse capter. Car, de croire entendre à entendre, c’est le surgissement de la musique qui s’impose au lecteur, le sens de son apparition immédiate qui se découpe sur le fond, jamais oblitéré, d’une conscience inquiète. Cette musique qui sort de son milieu virtuel pour s’actualiser un bref instant avant de replonger dans le flux de la conscience de Renata n’est pas réfléchie comme telle : l’effet qu’elle produit relève d’un simple changement dans la modalisation. Mais l’effet d’émergence, qui procède ici d’une modification de la distance énonciative dans la phrase, n’émerge lui-même qu’en relation avec des scènes plus marquantes qui, de par leur force visuelle et leur dimension réflexive, frappent l’imagination et orientent l’attention du lecteur.

Je m’en tiendrai à une scène indicative de la manière dont l’art et la mémoire se trouvent saisis ensemble dans la figure de l’émergence. Il s’agit d’une analogie que l’adolescent Carlos établit entre une légende de l’île et le mythe de l’Atlantide [24] :

Où était Polly, apeurée, seule dans cette foule, pensait Carlos, et Rayon de Soleil, où était-il, selon la légende de la nuit de fête, toute une île et ses habitants avaient été perdus, engloutis, c’était cette Atlantide au fond de l’océan qui jaillissait des eaux d’un cataclysme, d’un désastre, avec ses colonnes de pierre, ses trésors que chacun regardait, des balcons, des vérandas, où était Polly dans cette foule zigzagante, avait-elle été engloutie avec les milliers d’habitants de l’Atlantide perdue […]

S, 259

La force du passage tient dans la capacité à rapprocher des mondes radicalement étrangers (la chienne Polly et l’Atlantide) et à réunir des contraires (émergence et engloutissement, trésor réapparu et perte désastreuse) dans une phrase fluide dont l’équilibre repose autant sur les ruptures (on « saute » de Polly à Rayon de Soleil puis, après l’image de l’Atlantide, de nouveau à Polly) que sur les anaphores qui tiennent, dans un même souffle, cet ensemble disparate et contrasté. L’analogie entre l’île légendaire et l’Atlantide est donc le point de départ d’une suite plus étonnante qui, dans le passage du plus petit (Polly) au plus grand (un monde) et, bien sûr, par le biais de la figure de l’île, ramasse métonymiquement, là encore, la totalité du cycle et de ses fêtes insulaires saisies entre aubes et crépuscules, vie et mort, émergence et disparition. Dans ce mouvement remarquable de totalisation (qui s’inscrit d’ailleurs dans un ensemble plus large « zigzaguant [25] » d’une pensée à l’autre, d’une voix à l’autre, pour produire un effet de choeur), l’Atlantide fait apparaître, derrière la réalité anodine, la légende, derrière le présent, un passé mythique annonciateur du futur. L’Atlantide est l’image fantasmatique de ce bloc de passé englouti jaillissant intact « des eaux d’un cataclysme », faisant surgir, derrière un désastre enfantin (la perte d’une chienne), un désastre majeur (une fin du monde). Pourtant, il ne s’agit pas seulement de faire apparaître, en surimpression, un passé englouti. En faisant coïncider l’émergence de l’Atlantide avec la mention réitérée de sa perte et de son engloutissement, Blais suspend ce moment d’équilibre fragile entre apparition et disparition, « [fugace instant] d’éternité » (S, 162) qu’elle file et dramatise dans la phrase sans le résoudre. L’émergence est irréductiblement liée à l’engloutissement dans une sorte de fugue « zigzagante » qui relance le même autrement, le renverse, le refigure, dans une ligne suspendue dont, symptomatiquement, on ne sait jamais quand elle va s’arrêter.

La juxtaposition du monde moderne et de l’ancien, à la manière de Jérôme Bosch, dont il est question à propos du manuscrit de Daniel, a l’intérêt de condenser et de réfléchir, dans une image simple et frappante, la cohabitation du passé et du présent. Des bribes du passé remontent dans le présent comme l’autre visage de Renata émerge de l’oubli, ouvrant ainsi un espace derrière l’ici et maintenant. Toutefois, ce que l’idée d’une juxtaposition ne montre pas, c’est la dimension mémorielle de cette cohabitation, une mémoire intériorisée, virtuellement infinie, susceptible d’émerger au présent. Comme la Vénus de Botticelli, la peinture de Jérôme Bosch est un trésor de la mémoire collective qui devient, à son tour, un « effecteur de mémoire [26] ». Si l’émergence est affaire d’attention sensible au monde, elle est aussi affaire d’une mémoire « engloutie », dont on ne prend conscience qu’au moment de son surgissement créateur. La peinture ne se borne pas, alors, à juxtaposer présent et passé ; elle est l’espace d’un jaillissement inconscient : « mon rêve était de revoir tous ces endroits où nous avons vécu, mon frère et moi, comme on peut le faire dans un tableau, lorsqu’on peint ces régions inconscientes qui sortent du passé » (ACD, 200 ; je souligne). Les régions inconscientes sont ce passé enfoui qui resurgit à tout moment, ce temps proche et lointain, atroce et sublime, dans lequel baigne notre humanité et que l’art révèle. L’émergence de l’autre visage de Renata n’est autre que l’émergence d’une ancienne mémoire qui s’actualise dans le présent. La mémoire sort du temps au sens où elle sauve de l’oubli tout en faisant, paradoxalement, entrevoir l’oubli — la masse inconsciente — d’où elle sort. Cette masse mémorielle, aperçue au fil de visions passagères que la lecture ravive, sort le passé d’une temporalité chronologique linéaire, d’une événementialité pourvue de conséquences, pour en faire une réserve inconsciente dans laquelle se joue et se rejoue le combat mythique, immémorial, du bien et du mal, de la vie et de la mort. En ce sens, malgré la présence d’événements historiques et actuels marquants, l’oeuvre de Blais se détache de toute historicité pour basculer dans ce que j’appellerais une temporalité étale, « éternelle » pour reprendre un terme de Blais, proche du rêve et, bien sûr, de l’art. Le surgissement « de la longue rue silencieuse » (S, 51) relève aussi de cette bascule, de cette ouverture d’une temporalité autre dans le présent. La mémoire du siècle n’est pas, chez Blais, un conservatoire. Aucune poétique de la trace (comme présence d’une absence) non plus. La mémoire en émergence est plutôt une puissance d’actualisation, d’intériorisation et de métamorphose du passé, toujours susceptible de resurgir mais incapable de s’écouler. Je terminerai donc ce parcours avec les résurgences comme mode d’enchaînement cyclique.

De l’émergence aux résurgences

La résurgence de ce qui « apparaît brusquement de nouveau [27] » transforme le phénomène de l’émergence en principe rythmique et formel significatif qui structure l’ensemble du cycle. Plus facilement perceptible que l’émergence de par sa récurrence principielle, la résurgence parcourt l’oeuvre sous différents modes, qui relancent chaque fois et le surgissement du monde, et son engloutissement. L’idée d’une remontée à la surface correspond à celle d’une circulation souterraine également structurante, représentative du travail inconscient à l’oeuvre [28].

Divers éléments resurgissent ainsi de loin en loin, qu’il s’agisse d’anciens traumas, d’idées ou de détails. Cela se manifeste par des verbes récurrents soulignant l’activité des personnages, comme c’est le cas pour Jacques : « Et il la revit » (S, 35) ; « Et soudain il la revit » (S, 59) ; « soudain, lui qui ne voyait plus ceux qui l’entouraient, il revit [29] » (S, 71) ; etc. Le retour du verbe « revoir » épouse celui de la mémoire qui repasse des figures et des scènes, les fait revivre en les actualisant. À cette remémoration active, doublée d’une énonciation formulaire mémorable, correspond la reprise de figures, de scènes et de « refrains » dans le roman. Les personnages, là encore, sont les premiers relais de cette longue chaîne. Ainsi, Jacques, cité plus haut, revoit maintes fois « la femme au noble profil » (S, 59), dont la réapparition imaginaire se double d’une tournure mémorable qui, elle aussi, revient.

Mais la résurgence se manifeste aussi dans un geste d’autorité narrative se détachant de toute psyché individuelle pour engager la mémoire comme un principe actif, autonome, à l’échelle de l’oeuvre. Pensons à la « creuse sensation de soif » dont la formule resurgit et parcourt l’entièreté du premier volume. Souvent assumée par la voix narrative qui épouse, sans se confondre avec lui, le point de vue de Renata, la sensation de soif circule dans le roman. La première mention se greffe au point de vue de Claude, compagnon de Renata (« cette tremblante soif qui était la sienne, la soif de Renata » [S, 15]), elle passe ensuite du côté de Renata, pour resurgir, plus discrètement, du côté de Jacques (« Jacques avait sans doute très soif » [S, 71]), du Pasteur Jeremy à propos de Jacques dans une image évoquant le Christ en croix (« on posait sur ses lèvres une ouate imbibée d’eau, il avait si soif » [S, 80]), de Carlos et Polly (« et Carlos avait Polly, Polly qui avait soif » [S, 95]), etc. Le motif passe d’un point de vue à un autre, dans un recul narratif constant, il fait appel à la mémoire du lecteur pour construire un espace collectif fluide, en réseau. Dans cette série de résurgences, la signification symbolique de la soif s’étoffe : l’instinct de vie, dont elle est le signe le plus sûr, jouxte le supplice de l’agonie (celle de Jacques) ou fraye avec les ombres de la mort (la soif de Renata, convalescente, pour les cigarettes interdites par le corps médical).

L’isotopie de la soif construit ainsi la cohésion thématique du roman en dehors de toute intrigue. On ne saurait cependant réserver la résurgence aux motifs à portée symbolique universelle (la soif, l’aube, le crépuscule, la lumière, la noirceur, etc.). La résurgence est un procédé omniprésent qui concerne autant les objets quotidiens [30] que l’art [31], les formules [32], les figures historiques [33] et les personnages eux-mêmes [34]. La dissémination et le retour en série sont précisément ce qui construit le réseau souterrain d’une mémoire à l’oeuvre, mémoire qui ne s’écoule pas dans une temporalité chronologique mais s’actualise par vagues, en d’innombrables variations. Le cycle tire sa cohésion interne de la résurgence. Cette composition qui, depuis Soifs, s’est amplifiée de façon considérable n’est pas seulement un dispositif complexe de reprises, de variations et d’amplifications. La façon dont ces reprises elles-mêmes apparaissent rejoue le moment du jaillissement. La qualité émergente de ce qui revient est précisément ce qui fait de la mémoire une force naissante et renaissante. L’écriture dramatise cette force dans sa capacité à passer, sans transition, d’un personnage ou d’un motif à l’autre, créant un effet de fulgurance qui bouscule momentanément le lecteur. À cette brusquerie correspond un déploiement anaphorique considérable et une ponctuation multipliant les virgules, créant des effets d’échos et de retours dans une fluidité très grande [35]. En cela, la résurgence n’est pas dissociable d’une esthétique qui, depuis la phrase jusqu’au cycle dans son entier, dramatise et rend sensible la temporalité ténue de l’avènement.

Émergence et symbole

Le reflet de Renata laisse affleurer, dans Soifs, des visages qui débordent les contours immédiats de l’individu pour révéler par réfraction une identité autre, multiple et ancienne. On peut le considérer comme un exemple des rapprochements entre le présent et le passé, le proche et le lointain, l’individuel et le collectif. Pourtant, en raison de la portée symbolique des figures, on tend aussi à voir dans ce visage le retour du même : sous la diversité des apparences, c’est la danse immémoriale de la vie et la mort, de la création et de la destruction, de la grâce et de l’horreur, qui recommence. Une sorte de combat épique, non résolu, entre les forces du Bien et du Mal se rejoue sur le fond d’une Apocalypse qui, elle aussi, remonte de loin. Les tragédies historiques et actuelles révèlent le substrat mythique dans lequel nous baignons, vaste inconscient collectif qui remonte à la surface, abolissant les distances, franchissant la frontière entre vie et mort, présence et absence. L’art se présente comme l’un des moyens de raviver ce qui n’est plus, de donner un visage aux visages engloutis. Mais ce pouvoir n’a rien de rassurant : la façon inextricable dont Blais mêle les forces opposées et les fait émerger ensemble génère une tension ouverte, sans catharsis.

Les figures font appel à un imaginaire mythique et religieux qui, en un sens, opère une réduction : elles renvoient à des archétypes et à des valeurs universelles dont elles sont le symbole. Mais elles sont aussi le point de départ d’une tension et d’une complexité de rapports, toujours susceptibles de resurgir autrement, dont on ne peut pas faire abstraction. Cela reviendrait à perdre de vue le processus esthétique de signification, à dissocier les symboles du mouvement qui réfracte le sens et le fait circuler. D’où ma tentative de ressaisir ce processus à travers le geste premier de l’émergence, afin de souligner ce qui, dans l’écriture de Blais, résiste à la réduction symbolique vers laquelle, pourtant, elle tend. Avec l’émergence, c’est l’intrication d’une figure, d’un style, d’une disposition et du cheminement du sens que je cherche à désigner, sans évacuer les forces (perceptives, cognitives, affectives, mémorielles) impliquées dans son surgissement. Les nombreuses résurgences reconduisent en les exemplifiant la remontée du souvenir et le soudain ébranlement du neuf. Il s’agit, en somme, d’envisager la juxtaposition du présent et du passé dans une perspective dynamique, et de relancer la question de la mémoire à travers une dramaturgie du sens capable de rendre compte de la temporalité à l’oeuvre au fil d’une lecture qui l’expérimente et l’actualise.