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Le Québécois, chez lui ou à l’étranger, n’a pas le sens de l’universel. Ses récits de voyage nous l’ont assez prouvé : de grâce, qu’il trouve autre chose[1].

Les voyages à l’étranger se multiplient. […] Ces voyages sont aussi dans le nombre l’exceptionnelle occasion d’un réveil. […] Les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes[2].

Les années 1940 marquent au Québec un tournant pour la pratique du récit de voyage. Rappelons qu’au cours du xixe siècle et au début du xxe siècle, on voyage bien souvent dans le but de commémorer un patrimoine culturel et religieux[3]. Dans le contexte clérico-nationaliste de l’époque, les destinations privilégiées, notamment Rome, Paris et Jérusalem, illustrent la tendance à célébrer la patrie par pays interposés. Pour les voyageurs, il importe d’aller contempler les sites, les monuments et les vestiges qui témoignent du fondement de leur identité collective et de leur culture religieuse. Aussi leur réaction la plus courante consiste-t-elle à se servir de la culture de l’Ailleurs et de l’Autre pour conforter la leur, et plus précisément à retrouver les traces de leur propre culture dans celle de l’Autre.

Il en va autrement au cours des années 1940, alors que la pratique du récit de voyage tend à se renouveler. Désormais, pour de plus en plus d’auteurs, « le vrai voyage n’a d’autre but que lui-même[4] » et offre avant tout la possibilité de prendre « contact avec les gens et les choses qui ne nous sont pas accoutumés[5] ». En fait, on assiste pendant cette décennie à une forme de continuité et de rupture : continuité en ce que le récit de voyage reste pour plusieurs l’occasion de promouvoir le nationalisme, mais rupture dans la mesure où il est aussi le lieu d’expression d’une expérience personnelle et d’une ouverture sur le monde. Le présent article s’intéresse à cette période de transition.

Tourisme et nationalisme

La pratique du récit de voyage reste en partie liée à des visées nationalistes pendant les années 1940. Deux tendances importantes en témoignent, soit l’intérêt pour le pèlerinage culturel en France et la promotion des voyages touristiques au Canada. D’une part, l’Europe, et en particulier la France, « pays de nos pères[6] », suscite toujours autant la fascination des voyageurs canadiens-français. Dans une causerie faite en novembre 1940 devant la Société des écrivains canadiens au sujet de l’importance des voyages comme source d’enrichissement culturel, Philippe Panneton considère la France comme le pays « dont nous avons le plus besoin, dont le contact nous est le plus nécessaire si nous voulons non seulement survivre, mais vaincre […] dans la lutte pour l’affirmation de notre qualité de Canadiens français ». Le voyage en France continue donc d’offrir avant tout aux auteurs l’occasion de faire un « pèlerinage au pays des ancêtres[7] » qui leur permet de retourner aux sources de leur culture française et de valider des acquis identitaires. La guerre suscite relativement peu de changements dans cette façon de considérer la France. Certes, quelques témoignages, comme ceux de Simone Routier (Adieu Paris !, 1940), de Pierre Triolet (À travers la France meurtrie, 1941) et de Marcel Dugas (Pots de fer, 1941), en font désormais un lieu menaçant et chaotique qu’il faut fuir. La description d’un pays assiégé s’intègre alors à une intrigue liée aux nombreuses difficultés (formalités administratives, longues attentes de trains et de navires, etc.) à résoudre pour le quitter. En outre, quelques auteurs décrivent, au lendemain de la guerre, une France qui a un peu perdu de son lustre. Dans son récit Un Canadien à Paris, 1945 (1947), Louis-Marcel Raymond témoigne des ravages causés par l’Occupation. Le Havre, par exemple, n’est plus qu’une « ville de désolation, où la misère morale, au fur et à mesure que nous la visitons, nous apparaît plus grande que la misère physique : prostitution, marché noir, combines, vol, exploitation de toutes sortes[8] ». Mais ce genre de témoignages reste malgré tout marginal par rapport au discours traditionnel qui entretient « le culte de la France[9] » comme lieu de pèlerinage culturel pour les Canadiens français[10].

La seconde tendance qui témoigne de la dimension nationaliste de la pratique du récit de voyage concerne la promotion du voyage au Canada. En effet, au cours des années 1930 et 1940, les écrivains sont plus que jamais appelés à contribuer au développement du tourisme au pays. Selon le journaliste Jacques Boulanger, « la littérature […] est à la base de la fortune touristique de certain [sic] pays[11] ». Pourquoi n’en serait-il pas ainsi au Canada, se demande-t-il ? Que ce soit sous la forme de volumes ou d’articles dans les périodiques, plusieurs écrits de ces années semblent répondre à cet appel en faveur d’une « propagande touristique » et, partant, participer à un vaste programme de patrimonialisation[12] qui se propose d’inventorier et de mettre en valeur les attraits naturels, historiques, folkloriques et artistiques du pays[13]. Dans Visions du Labrador, publié chez Albert Lévesque, Louis-Philippe Côté, qui a visité la région à quelques reprises, entend faire mieux connaître les « richesses touristiques inconnues et inexploitées[14] » du Labrador canadien[15]. Dans Au coeur de Québec, le folkloriste Marius Barbeau signale certains traits historiques, légendaires ou pittoresques qu’on trouve à Québec, au Portage du Témiscouata, à Baie-Saint-Paul, aux Éboulements, à L’Isle-aux-Coudres, à La Malbaie et à l’île d’Orléans[16]. Pendant la guerre, voyager au Canada, loin de n’être qu’un pis-aller, s’impose pratiquement comme un devoir national, s’il faut en croire Édouard Montpetit. Dans un texte publié en 1939 dans la Revue trimestrielle canadienne, puis reproduit en 1940 en brochure sous le titre Prends la route, Montpetit estime que le tourisme est devenu une « industrie, et, pour chaque pays qui l’exploite, une industrie nationale[17] ». En mettant en valeur nos beautés naturelles, artistiques et monumentales, soutient-il, « nous affirmons notre fidélité au passé et nous intensifions notre durée française[18] ». Damase Potvin, avec Le Saint-Laurent et ses îles[19], et Eugène Achard, avec À travers le Canada[20], semblent répondre à cet appel en désignant à l’attention des lecteurs certains faits historiques, géographiques, topographiques et légendaires rattachés à des lieux comme l’île d’Orléans, L’Isle-aux-Coudres, le cap Race de l’île de Terre-Neuve, l’île d’Anticosti, les îles de la Madeleine, le Labrador, les Bois-Francs, les chutes Niagara, etc. Plusieurs autres écrivains (Jean-Charles Harvey, Michelle Le Normand, Aimé Plamondon, Françoise Gaudet-Smet, Raymond Tanghe, Gabrielle Roy, etc.) ont également publié dans des périodiques de l’époque des reportages ou des récits de voyage concernant certaines régions du Québec ou du Canada. Le cas de Gabrielle Roy, qui collabore de façon régulière au Bulletin des agriculteurs, est particulièrement intéressant. De 1940 à 1945, ses activités de journaliste vont lui permettre de parcourir diverses régions du Québec et du Canada, et de produire des reportages qui, comme nous le verrons plus loin, illustrent bien l’évolution qui commence à caractériser la pratique du récit de voyage à l’époque.

D’une approche descriptive à une approche personnelle

Au cours des années 1940, les auteurs tentent de plus en plus de donner une dimension créative et personnelle à leur récit, de se démarquer d’une approche essentiellement descriptive se limitant à reproduire le discours et le savoir culturel convenus au sujet des principaux sites et monuments visités. Certains, notamment, n’hésitent pas à déplacer l’attention du référent au narrateur, du voyage au voyageur. Dans son récit sur Haïti, l’écrivaine Reine Malouin, par exemple, justifie d’entrée de jeu le fait d’accorder autant d’importance à ses sensations, à ses souvenirs et à ses émotions qu’aux lieux, aux paysages et aux rencontres qui les ont suscités :

Au cours de ce petit voyage épistolaire, écrit-elle, il m’arrivera fréquemment d’user du « moi haïssable », je m’en excuse dès maintenant. Croyez bien que je ne cède pas à la sotte vanité de vouloir à tout prix peindre ma propre effigie, mais que ce « moi » a été trop intimement lié à tout ce que j’ai vu et vécu pour qu’il me soit simplement possible de l’en dégager[21].

Pour personnaliser leur récit, d’autres vont porter leur attention sur leurs activités en voyage, sur leurs lectures, sur leurs rencontres. Dans les récits de voyage en France notamment, ce procédé est d’autant plus présent qu’il participe bien souvent d’une forme de rite de passage pour les écrivains et les artistes[22]. En effet, séjourner à Paris, « capitale du savoir et de l’intelligence[23] », haut lieu d’« enrichissement de l’esprit[24] » où « naissent les idées les plus modernes[25] », et y nouer des relations représente une stratégie efficace de valorisation au sein de l’espace littéraire canadien-français. C’est pourquoi certains auteurs ne manquent pas à leur retour de faire l’étalage de leurs excursions intellectuelles dans les milieux parisiens, voire d’en proposer une reconstitution stratégique et personnelle[26]. Leur voyage en France ne relève plus alors d’un retour aux sources qui consiste à aller admirer in situ les lieux et les vestiges emblématiques de la patrie, mais d’un rituel initiatique individuel. Ainsi, avec son récit On disait en France, publié en 1941, l’éditeur Paul Péladeau cherche visiblement à s’attirer du capital symbolique. Il y relate avec force détails ses « échanges intellectuels » avec des diplomates, des chefs politiques, des journalistes [maurrassiens pour la plupart], des académiciens et des écrivains. Dans Un Canadien à Paris, 1945, le critique littéraire Louis-Marcel Raymond déploie une stratégie semblable à celle de Péladeau pour personnaliser et rentabiliser symboliquement son voyage : il n’hésite pas à énumérer et à décrire les représentations théâtrales et cinématographiques auxquelles il a assisté, les cafés et les librairies qu’il a fréquentés, mais surtout ses rencontres avec diverses personnalités littéraires, artistiques et journalistiques. En bons Rastignacs de province, certains auteurs semblent donc rechercher une forme de reconnaissance symbolique associée à un séjour en France, et notamment à Paris, un séjour qui, depuis quelques décennies déjà et pour quelques-unes encore, restera un passage obligé pour quiconque aspire à parfaire sa formation littéraire, à faire carrière dans le monde des arts et des lettres, voire à se compter parmi l’élite de la société.

Pour personnaliser leur récit, plusieurs auteurs des années 1940 cherchent à se démarquer des lieux communs que se transmettent les générations de voyageurs. À cette fin, ils s’intéressent au potentiel qu’offre à la création littéraire la réalité du terrain, tentent de faire advenir des images nouvelles et de se livrer à diverses expérimentations textuelles. À titre d’exemple, dans le récit de son voyage en Espagne, Paul Toupin entend se tenir « à l’écart des grandes routes touristiques[27] » et voir ce pays avec un regard neuf. Voyageant « sans guide Michelin[28] », Toupin ne vise pas uniquement à décrire ce qui fait partie des impératifs culturels et historiques, mais aussi les petits spectacles de la route, les scènes et les paysages inattendus, ces « non-lieux que le voyage tient pour nous dans sa manche[29] », pour reprendre l’expression du célèbre écrivain voyageur suisse Nicolas Bouvier. Exemple particulièrement probant de ce nouveau regard, la scène attendue de la corrida devient sous la plume de Toupin l’occasion d’une parodie. Le courage et la témérité laissent place à la dérision : « les taureaux sont encore moins vaillants que leurs toréros. Chacun fuit devant chacun », ce qui amène la foule insatisfaite à conspuer les promoteurs (« Allez vous-mêmes combattre vos vaches ! ») et la police à protéger « le gradin d’honneur… si déshonoré par des taureaux et toréadors si déshonorants[30] ». Au demeurant, il ne s’agit plus de décrire l’inconnu à partir du connu, mais bien de rendre méconnaissable le connu (la corrida) ou d’innover dans la façon de le donner à connaître. À une époque où les guides touristiques se répandent de plus en plus et tendent à réduire l’espace du voyage « à la description d’un monde monumental et inhabité[31] », l’ouvrage de Toupin fait plutôt voir l’Espagne d’une façon essayistique, réflexive et originale, en rupture avec le « mirage des vérités extérieures[32] ».

Dans son récit Mektoub !, le militaire Jean-Marie Marcotte fait également preuve d’une certaine originalité. Par exemple, il met côte à côte « Alger-la-Blanche », celle des guides touristiques, et la Casbah « mal tenue, malodorante, malfamée », qui a fait « couler l’encre des romanciers et des “immoralistes”[33] » et qui a été rendue célèbre par le film Pépé-le-Moko[34]. Plus encore, il n’hésite pas à décrire la danse des prostituées dites « Ouled-Naïls » à laquelle il a assisté. Aussi la critique bien-pensante lui reproche-t-elle « un souci exagéré de couleur locale » et « des descriptions discutables et hasardeuses[35] ». D’autres critiques, en revanche, estiment que « l’attrait de son livre découle de la valeur de ses réactions personnelles devant un sujet observé consciencieusement[36] ».

De la description d’espaces déjà construits, tributaires de configurations reconnaissables, voire érigés en objets de consommation, on passe donc peu à peu à la représentation de points de vue personnels, de décors et de situations anecdotiques. Cette approche, qui privilégie la création au savoir, ou plutôt l’« augmentation du savoir par la création[37] », s’imposera au cours de la seconde moitié du siècle comme l’une des principales solutions pour renouveler la pratique du récit de voyage.

Les reportages que Gabrielle Roy fait paraître dans le Bulletin des agriculteurs témoignent éloquemment de cette dimension plus personnelle des récits de voyage[38]. De 1940 à 1945, ses activités de journaliste vont lui permettre de parcourir diverses régions du Québec et du Canada afin de produire une série de reportages décrivant les particularités géographiques, économiques et culturelles de ces régions. Reporter consciencieuse, Roy est également indépendante. Même si elle n’hésite pas à « rendre justice à l’oeuvre immense de la colonisation qui s’applique à diriger, à seconder, à guider les efforts des colons[39] », voire à considérer l’entraide entre les colons et le développement du bien-être collectif qui en résulte comme « un premier pas vers un socialisme chrétien[40] », son propos n’est pas mis au service de « la croisade du retour à la terre[41] » que mène par exemple Félix-Antoine Savard dans L’abatis. Il ne vise pas non plus à signaler l’intérêt touristique des endroits visités comme certains récits mentionnés ci-dessus. Roy s’attache plutôt à découvrir les traits caractéristiques de chaque lieu et à relever les moeurs particulières de la vie de ses habitants. Pour mener à bien cette opération de dévoilement distincte de la visée propagandiste et du traditionnel regard folklorisant, elle livre sans cesse ses impressions personnelles, recueille des renseignements sur place, rapporte des discussions, déploie un style éminemment narratif et littéraire (personnification des lieux, images, métaphores, etc.) et n’hésite pas à prendre à l’occasion le contre-pied du discours convenu de l’époque. Tantôt par exemple, elle est ravie que la Côte-Nord n’ait « encore rien concédé au tourisme » et à « l’essor des industries de bricole[42] ». Tantôt elle dénonce à mots à peine couverts le ministère de la Colonisation qui, pour éviter les dépenses, a fait construire en Abitibi des maisons à bon marché et toutes semblables. En Gaspésie, elle nuance la représentation passéiste et folklorique entretenue par la plupart des touristes, une représentation qui se limite à certains stéréotypes comme celui du pêcheur pauvre mais courageux ou encore de la femme au rouet[43]. Certes, dit-elle, « on retrouve ces visions singulières d’une autre époque un peu partout sur la côte nord de la péninsule. […] Mais elle [la Gaspésie] n’en reste pas là. Elle a désormais deux visages : celui de la tradition et celui du progrès[44] ». Plus loin, à son retour, elle note : « Et tout en gagnant rapidement la vallée de la Matapédia où je dois prendre l’Océan Limitée pour Montréal, je ressasse les impressions contradictoires et multiples que tout voyageur doit rapporter de la Gaspésie[45]. » Enfin, Gabrielle Roy reconnaît la diversité culturelle et la part des immigrants dans la colonisation canadienne. Son récit sur le père Dimytro Sup et sa famille, des Galiciens qui ont su en l’absence de route se frayer un chemin à la hache sur les bords du lac Castagnier, remet en question le mythe « voulant que l’Abitibi ait été défrichée et fondée uniquement par la “race” canadienne-française et catholique[46] ». Cette ouverture à l’Autre, qu’on retrouvera également à travers les personnages ukrainiens de ses romans et nouvelles à venir, caractérise de plus en plus la pratique du récit de voyage au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

De l’ethnocentrisme à l’ouverture sur le monde

Les récits des voyageurs québécois des années 1940 témoignent d’un intérêt croissant pour de nouvelles destinations. Certes le progrès des transports et le développement des circuits touristiques contribuent en grande partie à cet intérêt, mais l’inconnu recherché par les voyageurs n’est pas étranger à la fascination qu’ils éprouvent pour certains pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique. Jacques Hébert, qui a publié huit récits de voyage au cours des années 1948-1953, privilégie précisément des destinations nouvelles comme l’Amérique du Sud, l’Afrique, l’Inde, l’Extrême-Orient. Dans son premier récit de voyage, intitulé Autour des trois Amériques (1948), il traverse en quatorze mois vingt et un pays, dont dix-huit en automobile. Fait à remarquer, il « ne s’attarde que très peu aux États-Unis, qu’il a parcourus du nord au sud et où il a séjourné plus d’un mois. Hébert considère les États-Unis comme étant un prolongement de son pays, le Canada, donc un territoire connu, en l’occurrence moins attirant[47] » :

Notre voyage commence vraiment à la frontière mexicaine. Les États-Unis, c’est un pays séduisant, certes, mais ressemblant au nôtre : un Canada colossal, plus bruyant, plus populeux, plus américanisé… Le Mexique, au contraire, c’est un pays lointain, mystérieux[48].

De l’approche du voyage correspondant à ce que le sociologue Jean-Didier Urbain appelle une forme de tourisme dite « initiale[49] », tourisme de reconnaissance culturelle, d’entretien et de diffusion de la mémoire collective, proche à cet égard du pèlerinage, on passe donc peu à peu à une forme dite « expérimentale » de tourisme, « en quête d’aventures, de risque et de destinations nouvelles[50] ». La recherche du connu cède alors la place, chez plusieurs, à « l’appel de l’inconnu[51] », à « l’art de l’aventure[52] », au besoin d’être surpris et dépaysé :

Ce petit coin de l’univers désigné sous le nom de Guatémala apporte aux voyageurs en quête d’émotions une suite continuelle de surprises, d’enchantements, d’agréments qui communiquent à l’âme sensible, à l’âme poétique des joies indicibles, inconnues jusqu’alors, presque divines[53].

Mais surtout, la Deuxième Guerre mondiale entraîne un changement dans la façon de rendre compte d’un voyage à l’étranger. Jusqu’alors, la plupart des auteurs colportaient dans leur récit une perception ethnocentrée de leur culture. Parcourir le monde consistait bien souvent à célébrer, par culture interposée, la civilisation occidentale et la religion catholique. Dans ce contexte, la représentation de l’ailleurs relevait d’une mission civilisatrice qui ignorait ou aliénait la culture de l’Autre. L’abbé Jean-Charles Beaudin, par exemple, malgré une approche essentiellement descriptive des lieux qu’il visite, ne peut s’empêcher de les considérer bien souvent en fonction de ses préjugés, notamment sur le plan religieux. En Inde, il établit spontanément une corrélation entre ce qu’il appelle la « stagnation physique et morale » du peuple indien et sa religion, « l’hindouisme aux conceptions si basses, si vulgaires et si démoralisantes[54] ». Comme plusieurs avant lui, Beaudin estime que seule leur conversion au christianisme pourra conduire les populations asiatiques au véritable progrès et les « sauver » de l’ignorance et de l’indigence.

Après la guerre, cette rhétorique ethnocentrique a de moins en moins cours. Elle cède peu à peu au désir d’apprendre à mieux connaître et à apprécier les moeurs et les coutumes des autres peuples de la planète. Comme le mentionne Oswald Mayrand, rédacteur en chef et directeur de La Patrie, dans une conférence prononcée en 1946 au onzième Gala national de la poésie canadienne, le voyage doit de plus en plus être considéré comme une façon « d’établir des contacts avec des gens qui ne vivent pas, qui ne pensent pas comme nous, et d’acquérir ainsi des renseignements sur leur compte qui nous les font apprécier davantage[55] ». Ce changement ne se fait toutefois que progressivement et, chez certains auteurs, ethnocentrisme et ouverture à l’Autre coexistent au sein d’un même discours. Dans son récit Le Mexique de mes souvenirs, publié en 1945, l’abbé Olivier Maurault adopte en grande partie une approche conservatrice qui consiste non pas à représenter l’Autre, mais à faire en sorte qu’il ne soit plus tout à fait autre. Dans sa différence, le Mexicain n’offre guère d’intérêt ; comme fervent catholique, il constitue en revanche un phénomène digne d’attention. Ainsi, Maurault ne tarit pas d’éloges pour le peuple mexicain, qui fait preuve « dans ses églises d’une foi si expansive et si émouvante, qui baise la main des prêtres même en public, fixe des images saintes dans les autobus, plante une croix sur tous les chantiers de construction et proclame à qui veut l’entendre qu’il est catholique[56] ». À certains moments du voyage, toutefois, cette approche traditionnelle est nuancée, voire abandonnée. En visitant les ruines aztèques, par exemple, Maurault exprime son admiration pour le « passé prestigieux du pays et du peuple mexicain[57] » :

Les hommes qui créèrent ces oeuvres n’étaient évidemment pas des sauvages ; ils étaient, au contraire, très évolués et, si païens qu’ils fussent et adonnés aux sacrifices humains, ils jouissaient d’une civilisation qui les rapprochait des Perses et des Assyriens[58].

Pour sa part, le journaliste Maurice Allaire profite de son séjour au Mexique pour rappeler aux Canadiens que l’Amérique ne se réduit pas au Canada et aux États-Unis. Son récit de voyage, Le Mexique, pays de contrastes…, publié en 1947, vise à faire redécouvrir à ses lecteurs ce « pays de contrastes […] où les ruines des civilisations disparues voisinent les monuments de l’époque coloniale espagnole et les édifices modernes[59] ». Certes, si à l’occasion Allaire cherche, comme les voyageurs du début du siècle, à retrouver les traces de sa propre culture dans l’ailleurs (comme en témoignent les allusions à Champlain, au Dr Joseph Painchaud, à Faucher de Saint-Maurice, à la religion catholique, à la langue française, aux livres canadiens à Mexico et à Chapultepec, etc.), il apprécie l’exotisme et les particularités qui sont propres au Mexique, et trouve même quelques leçons à tirer pour les Québécois, notamment en ce qui concerne la préservation et la restauration d’édifices anciens. L’intérêt pour les autochtones ne réside plus uniquement dans le fait qu’ils se soient convertis ou non à la religion catholique. Leur culture, leur histoire et leurs croyances sont prises en considération pour ce qu’elles sont. Les ruines de Teotihuacan témoignent même, aux yeux d’Allaire, « du haut degré de civilisation atteint par les Indiens[60] ». Il faut dire qu’Allaire voyage à titre de secrétaire d’une délégation d’hommes d’affaires de la Société des industriels de Québec, la première entièrement de langue française à se rendre au Mexique, dont l’objectif est de favoriser les échanges commerciaux et culturels entre les deux pays.

Enfin, avec le nouvel ordre du monde engendré par la guerre, un discours anticolonialiste commence à poindre dans certains récits. L’apologie coloniale dont étaient lestés plusieurs récits du début du siècle laisse place au doute et à la réprobation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, dans son récit de voyage en Afrique, intitulé Blanc et noir et publié en 1944, la journaliste Hélène J. Gagnon (Hélène Jobidon) n’hésite pas à dénoncer les colonisateurs britanniques et « l’irréductible bêtise des Blancs[61] », plus enclins à s’approprier « les richesses naturelles du pays[62] » qu’à fournir l’aide nécessaire au développement de la population noire. Son mari, le journaliste Jean-Louis Gagnon, qui publie la même année le récit de voyage Vent du large, estime également que l’Occident doit cesser de chercher à tout prix à imposer sa civilisation et « négocier d’égal à égal avec les peuples orientaux[63] ». En un sens, ces récits participent de l’« élargissement de la conscience collective de l’humanité[64] » — selon la formule d’Edgar Faure — qui a résulté du conflit mondial.

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En somme, au cours des années 1940, bon nombre de récits de voyageurs canadiens-français restent rattachés à des fins nationalistes. Plusieurs auteurs se servent du récit de voyage pour faire mieux connaître certaines régions du Canada et ainsi contribuer au développement et à la promotion du « tourisme national[65] », voire à l’enrichissement de « notre héritage national[66] ». D’autres parcourent le monde, la France et l’Europe en particulier, dans le but de célébrer leur patrie par pays interposés. Pendant ces années toutefois, de plus en plus d’auteurs tentent de personnaliser leur récit et délaissent une approche essentiellement descriptive qui se limite à valider le savoir culturel convenu au sujet des lieux visités. Leur voyage ne leur sert plus seulement à aller vérifier in situ leurs connaissances et à commémorer leur culture. Il leur donne également l’occasion de se mettre en scène, d’exprimer leurs impressions personnelles, voire de remettre en question les discours organisés et les idées reçues de leur époque. En un sens, le récit de voyage retrouve sa puissance de révélation et devient, un peu comme à la Renaissance avec la découverte du Nouveau Monde, l’occasion « d’interroger le connu à partir de l’inconnu[67] ». Les bouleversements de l’histoire au lendemain de la guerre incitent désormais les voyageurs à parcourir et à voir le monde autrement, à faire preuve de plus de nuance et d’ouverture à l’égard de l’altérité des divers pays visités.

Ces modifications dans le discours et dans la façon de le diffuser, notamment par la radio, susciteront bientôt un intérêt nouveau pour la pratique du récit de voyage. À partir des années 1950, des écrivains comme Alain Grandbois (animateur de l’émission radiophonique hebdomadaire Visages du monde de 1950 à 1952) et Jacques Hébert (auteur de la série Aventures autour du monde, huit récits publiés de 1948 à 1953) s’emploieront à tenter de relire le monde en le parcourant. Pour ces écrivains voyageurs, il ne s’agit plus de retrouver sa propre culture dans celle de l’Autre, mais d’entreprendre une quête de dépaysement, d’inconnu et de différence. Le voyage à l’étranger devient de plus en plus l’occasion de se désaliéner d’une perception ethnocentrée de sa culture au profit d’une meilleure (re)connaissance de l’Ailleurs et de l’Autre.