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La guerre. La littérature québécoise en parle certes, mais indirectement. La remarque vaut déjà pour le xixe siècle, durant lequel la majorité des textes romanesques évoquent les rébellions de 1837-1838, le plus souvent sans les décrire [1]. Les allusions aux Rébellions sont ténues et ne s’offrent pas comme des récits mettant en jeu une collectivité guerrière dans des tableaux de batailles où se croiseraient les destins individuels. La figure du Patriote dessinée par Henri Julien, qui se détache seule sur le blanc du papier, sans environnement graphique, témoigne de cette absence de tableau général. Le choix de cette figure esseulée [2] comme cristallisation identitaire et l’oubli des tableaux décrivant les engagements armés des Rébellions dessinés par le même Henri Julien témoignent de ce que l’iconicité de la figure agit au détriment d’une vision globale explicite. Cet effacement de la dimension collective de la bataille renvoie l’événement guerrier du côté de la sphère privée ou à tout le moins d’une sorte de non-dit collectif. Nous ferons ici l’hypothèse que, dans le discours québécois, les événements guerriers sont donnés moins comme participant de récits collectifs, en tant que pièces d’un puzzle ou d’une fresque, que comme des éléments qui témoigneraient d’une mémoire individuelle privée d’horizon général. Tout le contraire de la visée du peintre, dans le roman d’Arturo Pérez-Reverte Le peintre de batailles [3], lequel cherche, en intégrant à sa toile un dernier élément intime, à donner au récit collectif sa plénitude. Ainsi la Grande Guerre, comme les actions des Québécois qui y furent engagés, serait-elle exclue de la mémoire collective, faute d’avoir échappé à la nature individuelle ou intime des récits qui en rendent compte.

Afin de mettre cette hypothèse à l’épreuve, nous nous arrêterons à des textes de factures diverses, parus à deux moments de la construction mémorielle. D’abord durant la guerre même, alors que dans la contemporanéité s’accumulent les matériaux discursifs premiers, sans lesquels il n’est pas de mémoire possible. Nous les trouverons dans la presse du temps, mais aussi dans des textes littéraires écrits durant le conflit, et dans un curieux objet, le journal L’aide à la France. To France the Heroic and Indomptable !, document publié à l’occasion de la Foire montréalaise organisée par le « Women’s Section » du Comité France-Amérique. Nous aborderons ensuite brièvement quelques textes qui relèvent d’une mémoire accomplie dans le temps, rédigés dans les années 1930 et 1940.

Des matériaux pour la mémoire

En 1999, Roch Legault et Jean Lamarre soulignaient la faible contribution québécoise à la compréhension de la Grande Guerre et à la mémoire que l’on en construit [4]. Le numéro du Bulletin d’histoire politique intitulé « Le Québec et la Première Guerre mondiale [5] » témoignait, en 2009, d’un intérêt nouveau, particulièrement auprès des jeunes chercheurs. Jusqu’à présent, les travaux ont surtout porté sur l’histoire militaire, sur la question incontournable de la réaction des Québécois à la conscription [6], bien que la question de la circulation de l’information [7] et celle de la dimension mémorielle dans l’histoire culturelle [8] soient également posées.

On dispose tout de même de quelques travaux qui témoignent de l’expérience de la guerre telle qu’on pouvait la découvrir dans les journaux. Ceux de Pierre Vennat [9] retracent l’importance du discours sur la Grande Guerre dans La Presse entre 1914 et 1918 et permettent de lire de larges extraits de ce journal, nous restituant ainsi une partie du discours de l’époque. La Presse est alors un journal qui touche un important public, « le journal le plus vendu au Canada » selon son slogan publicitaire. Très engagé dans la défense de la France, il jouera un rôle actif dans la création du Royal 22e Régiment et appuiera le travail du Comité France-Amérique, de même que plusieurs entreprises caritatives visant à soulager les combattants et les populations civiles en France. Il appuie les positions du gouvernement Borden [10], en opposition avec les convictions nationalistes d’un Henri Bourassa, par exemple. La Presse s’intéresse à tout ce qui touche l’implication des Canadiens français dans la Grande Guerre, particulièrement aux volontaires, souvent nommés individuellement dans le journal, et à leurs actions, dont on fait l’éloge. Vennat fait de ces occurrences (noms, photos, textes) un relevé sinon exhaustif, du moins substantiel et précis [11]. Il reproduit, par exemple, le récit daté du 1er avril 1915 du major Émile Ranger, ex-rédacteur du journal et commandant d’une compagnie de deux cent cinquante hommes volontaires. Ce récit, le premier « véridique, complet et détaillé reçu au Canada » (éditorial du 1er avril), prend la forme d’un journal personnel et raconte la vie dans les tranchées du nord de la France (près d’Armentières puis de Bas-Saint-Maure), entre le 11 février et le 6 mars 1915. Le texte est substantiel, totalisant une quinzaine de feuillets. Ranger écrit librement, convaincu de ne pas trahir les règles de la censure (LPQ, 68 [3 mars 1915]). Il raconte les conditions matérielles de la vie : la boue, l’eau, les barbelés, les conditions d’hygiène et la monotonie de l’attente. Il explique aussi les relations avec les habitants, avec les autres régiments et avec ceux d’en face — globalement des « Boches », qui sont aussi distingués comme Saxons, Prussiens ou Bavarois. Il révèle les ambiguïtés de sa position d’officier, mieux traité que les autres — mais pas trop — et susceptible de mettre en danger la vie de ses hommes : « Je me reprochais d’avoir engagé la vie de mes hommes par pure fanfaronnade et j’aurais préféré être avec eux » (LPQ, 67 [28 février 1915]). Le récit est vivant, rédigé par quelqu’un qui est habitué à manier la plume. S’il met en relief la bravoure des volontaires, il est implicitement critique à l’égard de la gestion des troupes, pour lesquelles les périodes de repos sont quasi plus éprouvantes que la vie dans les tranchées. Enthousiaste, car les coups d’éclat du régiment sont présentés comme illustrant l’importance de la contribution des Canadiens français, le nationalisme du major se loge aussi en des endroits inattendus — par exemple, les soldats regrettent vivement les bottes canadiennes, car les bottes anglaises ne sont pas étanches [12] (LPQ, 69 [4 mars 1915]). Une entrevue de Ranger sera publiée en juin. Celui-ci décrit alors avec précision son expérience, entre autres à propos des gaz asphyxiants, et ne répugne pas aux comparaisons : « Nous n’avons pas reçu moins de 3 000 bombes, qui faisaient des trous grands comme ce piano. » (LPQ, 134) Il n’enjolive pas les choses, toujours décrites du point de vue des combattants eux-mêmes. Ainsi, sur le caractère violent et troublant des combats à la baïonnette :

Quand nous chargeons à la baïonnette, nous ne pensons en aucune façon au danger, ni à ce que la rencontre peut avoir d’affreux.

Nous n’avons qu’une seule pensée, une seule volonté : rencontrer un ennemi pour « l’embrocher ».

LPQ, 135

Vennat reproduit aussi des lettres de soldats à leur famille publiées dans La Presse, des textes de correspondants, de nombreux entrefilets sur les Canadiens engagés, textes qui tous témoignent de la place importante qu’occupe la guerre dans le journal [13]. Certaines des lettres reproduites sont proprement terrifiantes, tout en n’étant pas dépourvues d’un certain humour noir. Ainsi, le lieutenant Dansereau rapporte, dans une lettre privée reproduite dans La Presse du 23 mai 1915, sa conversation avec le roi, en visite à l’hôpital militaire londonien où il est traité : « Sa Majesté m’a dit combien il appréciait le service rendu par les Canadiens et comme il nous remerciait tous de notre résistance. » Il ajoute : « Il devrait plutôt appeler cela “cauchemar”. Ce serait plus près de la vérité. “The performance started at 6 o’clock”, jeudi. » (LPQ, 119) Il raconte ensuite sans transition une attaque aux gaz empoisonnés, sa traversée de la ville d’Ypres, où « les obus tombaient drus [sic] » et où il y avait « des civils, hommes, femmes et enfants, étendus morts sur les trottoirs et sur la chaussée » (LPQ, 122). Il confesse : « Je ne suis pas en mesure de te raconter ce que firent les autres bataillons, parce que j’étais trop occupé avec le mien pour regarder faire les autres », et avoue avoir conscience de faire « un récit décousu » (LPQ, 123). Ce qui rejoint le témoignage antérieur de Ranger :

Ce journal n’est pas une histoire de la guerre. Je ne raconte que mes impressions et ce que j’ai vécu et vu. Le Général en chef ne me consulte pas. Et depuis mon arrivée en France, je n’ai pas lu cinq fois les journaux.

Un soldat est une bien petite unité dans une guerre comme celle-ci et je suis certain que les Anglais dans nos rangs ignorent pour la plupart du temps l’endroit où ils se trouvent. Il ne peut en être autrement, on le conçoit.

Seulement, je raconte la vie de tous les Canadiens français sur le front en racontant la mienne.

LPQ, 71

La Presse constitue donc un important substrat, le plus souvent livré à travers le filtre du regard et des enjeux canadiens, qui contribue à la construction d’une mémoire populaire du conflit. Les récits eux-mêmes, qui sont des témoignages, sont écrits à la première personne. Ils construisent une image qui met en jeu des compagnonnages, des bataillons et une géographie de la guerre. Pourtant, ils se donnent pour des pièces sans commune mesure avec la totalité de la guerre : la mémoire du combat demeure ainsi individuelle, privée du tableau général dans lequel elle prendrait un sens. Une dépêche anonyme reproduite par Vennat l’illustre éloquemment à propos de la bataille de Courcelette, en décrivant la sortie des tranchées après la victoire : « ils avaient l’air de triomphateurs. Ils avaient des centaines d’histoires à raconter. Les blessés, qui étaient ruisselants de pluie, avaient aussi des récits à faire » (LPQ, 273 [19 septembre 1916]). À chacun son récit…

Au contraire de La Presse, Le Devoir et Le Nationaliste, entraînés par Bourassa dans un conflit où se trouvent mêlés la querelle des écoles françaises de l’Ontario et le caractère colonial du soutien apporté par le Canada à la Grande-Bretagne et indirectement à la France, ne voient pas l’enrôlement volontaire d’un bon oeil. Selon Bourassa, les pertes du côté des Canadiens français ne seront jamais remplacées par l’immigration ; le devoir national de sauvegarde du français imposerait donc plutôt de se battre contre le gouvernement de l’Ontario. Hélène Pelletier-Baillargeon rapporte que, selon les anciens journalistes du Devoir, Henri Bourassa aurait même demandé que le nom d’Olivar Asselin ne soit plus prononcé dans les bureaux du journal après la publication de Pourquoi je m’enrôle [14]. Mais la ténuité de l’information sur la guerre dans ces deux journaux nous semble aussi tenir à l’espace relativement restreint qu’ils consacrent à l’actualité internationale [15]. L’Action, dirigé par Jules Fournier, fait quant à lui une place considérable à la Grande Guerre. Les éditoriaux de Fournier y font souvent référence, Olivar Asselin y publie des textes, on publie aussi des textes d’écrivains français sur la guerre et on publicise de manière importante la brochure d’Asselin. Ces trois journaux offrent une image moins polyphonique et plus officielle de la guerre que La Presse et répercute, plutôt que les informations brutes, leur commentaire. Comme leur lectorat est restreint et plutôt bourgeois, ils ne se définissent pas comme des médias populaires. La contribution de ces journaux à la circulation de matériaux propres à enrichir la mémoire collective immédiate du conflit paraît donc avoir été plus modeste que celle de La Presse.

L’étude des témoignages publiés dans La Presse montre une dispersion narrative qui semble échapper à la constitution de récits plus généraux. Il existe, parallèlement, un discours sur la guerre qui se donne pour englobant et véridique sans renvoyer aux batailles et aux morts dans leur matérialité, sinon dans une perspective comptable. Il s’agit du discours officiel. En effet, la Grande Guerre remet à l’honneur Anastasie, comme le rappellent Fabrice d’Almeida et Christian Delporte [16] : l’administration de la censure est constante et efficace en France dès les débuts du conflit, et il en est de même en Grande-Bretagne. Au Canada, la censure de la presse est imposée dès les débuts du conflit : les photographies, par exemple, doivent faire l’objet d’une approbation, tout comme les textes des correspondants de guerre. Si les articles publiés dans La Presse que nous avons cités ne témoignent guère de ces restrictions à la diffusion, c’est parce qu’il faut attendre le « 15 juillet 1915 pour la création d’un véritable Bureau de la censure canadien et la nomination d’un censeur en chef de la presse [17] », décisions dont les effets ne se feront sentir qu’en 1916. L’ouvrage de Pierre Vennat révèle d’ailleurs l’effacement des témoignages immédiats des combats dans La Presse qui en résulte : à partir du milieu de 1916, les textes cités sont souvent de source officielle ou encore postérieurs à la fin du conflit ; ils célèbrent la bravoure des héros. On sait que le courrier des militaires était censuré avant d’être réacheminé [18] : il ne faut pas démoraliser la société engagée dans l’effort de guerre. Les travaux de Claude Beauregard et de Germain Lacasse [19], qui portent sur la photographie et sur les films de propagande, révèlent quant à eux le caractère formaté des récits qui en ressortent. Pas de photographies de cadavres ou d’engagements armés, mais plutôt des photographies du travail de tranchée, des loisirs des tranchées, du quotidien montrable des tranchées : repas, rédaction de lettres, aménagements concrets d’une vie d’où a été omis le bruit, par la force des choses, mais aussi la boue, la pluie, le froid, l’éblouissement des lumières des combats, les cadavres et les membres dispersés qui jonchent les champs de bataille. La censure de la photographie et le cinéma de propagande visent précisément à évacuer la matérialité des affrontements — boue, sang, cadavres — au profit d’images plus propres, moins susceptibles d’émouvoir. De ce point de vue, les textes des correspondants de La Presse que nous avons évoqués ont échappé à la stratégie censoriale.

Germain Lacasse relève le caractère uniforme de la représentation :

La caméra insiste longuement sur ces routines « paisibles » par un mouvement qui est le stéréotype du film de guerre canadien : lent panoramique vers la droite sur une rangée de soldats qui vaquent à leur routine, puis retour sur la gauche pour les revoir et en montrer d’autres. Cette tactique est semblable à celle de la publicité télévisée contemporaine : un message peu attrayant rendu mémorable par la répétition [20].

Mais est-ce bien cela, la Grande Guerre [21] ? Où sont les batailles, les anecdotes absurdes, avec ou sans héroïsme, les morts ? Des « récits » à ce point privés de matériel narratif sont-ils en mesure de contribuer à la configuration d’une mémoire commune ?

La littérature comme outil mémoriel

La littérature semblerait pouvoir assumer ce rôle configurant. Pourtant, les textes littéraires écrits à distance des combats témoignent eux aussi de la difficulté de dresser un tableau général qui inclurait l’expérience intime de la bataille. Deux romans sur la guerre paraissent entre 1914 et 1918 et sont signalés par Mourad Djebabla-Brun [22]. La fiction d’Ulric Barthe, Similia Similibusou la guerre au Canada. Essai romantique sur un sujet d’actualité [23], parut en 1916 avec l’objectif explicite de convaincre les Canadiens français de la nécessité de la conscription. Écrit par un journaliste du Soleil attaché au Parti libéral canadien, ce récit imaginaire raconte l’invasion de Québec par les Allemands. Ce qui se révélera un mauvais rêve du héros comporte quelques scènes saisissantes d’atrocité, directement inspirées à Barthe par sa connaissance de l’invasion de la Belgique en 1915 et des exactions commises auprès des populations civiles, scènes dont le caractère véridique est attesté par les sources convoquées. La guerre qui se trouve ainsi racontée l’est du point de vue de la population qui la subit, et la mémoire belge est donnée pour assimilable, « simili similibus », par les Canadiens. Mais les combats entre Canadiens et Allemands ont une dimension fantaisiste qui les rend invraisemblables et comiques. N’était l’insistance mise sur l’usage de la baïonnette, les engagements armés sembleraient des combats d’opérette, tant leur issue est rapide et prévisible. Le roman populaire de Jules Jehin Prume, Les aventures extraordinaires de deux Canayens. Charivari littéraire et scientifique [24], est plutôt dans le registre du fantastique et de l’anticipation. Deux Québécois fabriquent un engin volant extraordinaire grâce auquel ils interviennent dans la guerre qui fait rage en Europe. Jehin Prume use de toutes les ressources du roman populaire de la période : dessins comiques, jeux de langage, allusions à l’actualité. La Grande Guerre est occasion de satire et de caricature, malgré quelques pages de propos compatissants quant aux malheurs provoqués par l’Allemagne. Les combats engagés par les deux héros sont loufoques. Ce texte mériterait une étude approfondie dans le contexte d’un examen de la représentation de la guerre dans d’autres genres, populaires, comme le théâtre, la revue et la chanson [25]. Mais son apport à une mémoire de l’expérience du champ de bataille est nulle. Ainsi, les deux romans de guerre parus durant le conflit ne semblent pas avoir pu contribuer à la configuration d’une mémoire du combat.

Les sonnets d’Albert Lozeau, publiés durant la guerre dans Le Devoir et rassemblés plus tard dans le recueil Lauriers et feuilles d’érable [26], paraissent constituer des objets plus conformes à nos attentes. En effet, il est exclusivement question de la guerre dans la section de ce recueil intitulée « Lauriers », bien qu’elle y soit traitée de manière abstraite. Les sujets mis en scène sont d’emblée hissés au rang de personnages héroïques — le cardinal Mercier, Joffre, Déroulède, le pape, Henri Fabre, etc. — et les combats décrits mettent aux prises des entités abstraites — la Haine, l’Orgueil, le Drapeau, l’Histoire, l’Ogre, la Patrie. On y trouve, sans cesse recommencé, un seul récit, celui des forces du Bien contre les forces du Mal, combat désincarné dont l’importance se manifeste par les nombreuses majuscules signalant les prosopopées. Cette vision synthétique de la Grande Guerre est davantage attachée à célébrer les valeurs patriotiques qu’à témoigner des combats. Une seule strophe laisse de côté l’interprétation héroïco-religieuse de la guerre pour évoquer l’expérience concrète des soldats :

Mais, là-bas, où la Mort, avec l’hiver, s’élance,

La neige, tristement, aux soldats accablés

Prépare un glorieux linceul, dans le silence [27]

Les autres sonnets de Lozeau s’inscrivent dans l’ethos du Devoir, selon lequel la guerre est lointaine de toutes les façons, et dans la filiation de la poésie patriotique québécoise antérieure.

L’examen de plusieurs recueils de poèmes publiés entre 1914 et 1918 ou publiés plus tard mais susceptibles de contenir des textes rédigés entre 1914 et 1918 s’est révélé décevant [28]. Ceux d’Albert Dreux, de Pamphile Le May et de Blanche Lamontagne-Beauregard ne comportent pas de poèmes sur la guerre. Les poèmes publiés dans les recueils d’Alphonse Beauregard (Les alternances, 1921) et de Jean Charbonneau (L’âge de sang, 1921) ne sont pas datés. Le recueil Poèmes de cendre et d’or [29] de Paul Morin, paru en 1922, contient deux poèmes sur la guerre dont la rédaction est antérieure à 1918. Le poème « Nuits de mai » (PCO, 224-227) est un diptyque : la première partie, fortement élégiaque, est datée de 1914. La seconde, de 1915, transforme le bonheur des sens qui imprégnait la première partie en tragédie : « Ah, le douloureux silence/des tragiques nuits de France !/Nuits de Senlis, nuits d’Arras » (PCO, 226). Les deux parties du poème ne s’opposent pas seulement du point de vue de leur ethos ; elles se distinguent aussi par leur rapport au nombre. Même s’il y a « mille rêveurs qui veillent » (PCO, 224), les sensations du poète, en 1914, sont toutes singulières : il s’agit « du train qui vient de Passy » (PCO, 224), de « ce tilleul et de ce hêtre », il y a une seule « demoiselle en maraude » (PCO, 224), et dans le Sorrente imaginaire rêvé par le poète en plein seizième arrondissement, il n’y a qu’une voix, celle de Bilitis, qu’une muse, celle du poète, sa « muse, païenne et volage » (PCO, 225) : les nuits de mai se fondent en une seule. En 1915, il n’est plus question d’une nuit, mais « des nuits ». Il n’y a plus un seul lieu, multiplié par l’imagination, mais des milliers, dont Arras et Senlis sont les symboles. Tout est multiple en cette section de poème, depuis les sujets de l’action perçue jusqu’à l’affliction, depuis « le cri des trains » (PCO, 226) jusqu’aux morts. Il y a « mille gares », « mille brancards », « mille fantômes hagards », et les « héros obscurs,/les nonnes pâles,/et les fiévreuses infirmières » sont, eux aussi, innombrables (PCO, 226). Il y a « cent sirènes », « cent moteurs » et s’il n’y a qu’un canon, il « scande le choeur funèbre et la sanglante orgie » en lesquels se dissout l’individualité (PCO, 227). La multiplicité est incommensurable :

Mais plus hallucinant encore,

c’est, du crépuscule à l’aurore,

dans toutes les rues, par tous les chemins,

le bruit sourd, harassé, pressé, des silencieux troupeaux humains

qui marchent vers le Minotaure

PCO, 227

Rien ne reste qui serait unique, pas même l’absence, vécue par une multitude : « Que de femmes tordent leurs bras/en pensant […] à l’Absent » (PCO, 226). Cet accent mis sur le nombre, ce déplacement du singulier vers le pluriel n’a pas seulement une fonction anaphorique et rythmique. À la fois hyperbole et litote, le nombre diffracte la nuit en une multitude de récits. La saisie synthétique passe par le pluriel, par la multiplication des récits que crée, dans son abstraction, la forme poétique.

Le second poème dans l’ordre de composition, « Sépulcre » (PCO, 174), daté de 1916, est un sonnet qui se présente comme un « tombeau » de Verhaeren, tombeau poétique directement enté sur le tombeau réel du poète : « Le peuple français demande que le corps de Verhaeren soit gardé au Panthéon jusqu’à ce que l’Allemagne ait évacué la Belgique » (PCO, 174), lit-on en exergue. Entre « le linceul sacré », « la paix marmoréenne » de « La Ville » et de « Ses poètes » et le poète au « pauvre corps sanglant,/ Déjà meurtri par la brute tentaculaire », il existe une union contre l’ennemi, « le talon allemand [30] ». La mort prend ici une dimension qui paraît moins abstraite qu’institutionnelle, elle est ancrée dans les collectivités en jeu — les « cyprès français » et le « beffroi flamand », métonymies des communautés nationales —, mais aussi dans la communauté des poètes. Si Emile Verhaeren est appelé à venir au Panthéon « dormir le vivant sommeil des demi-dieux », il témoigne, par cette possible translation même [31], d’une communauté des grands hommes de l’humanité. La guerre s’inscrit dans la durée : « Donc, aussi, celui-là », dit le poète au début du poème. Mais le destin le plus singulier se dissout dans une collectivité, fût-elle celle des « demi-dieux ». Au-delà de la riche tradition du tombeau littéraire, comment ne pas penser ici à la « fonction qu’assigne Michel de Certeau à l’histoire comme geste de sépulture, comme construction par l’écriture d’un tombeau pour le mort » telle que la rappelle François Dosse [32] ? Le poème de Morin s’inscrit dans un souci historiographique qui tend vers un collectif dont la pierre de touche est une dépouille individuelle, celle de Verhaeren. Ainsi y a-t-il des milliers de récits maintenus dans l’abstraction du poème. Verhaeren lui-même raconte la guerre semblablement dans Les ailes rouges de la guerre ; véritable sujet de l’action qui va « disséminant » (« Le monde s’arme »), la guerre « disperse » (« Au Reichstag »), « parsème » (« Premiers aéroplanes »), « propage » (« La cathédrale de Reims »), « passe » (« Les Exodes »), le poème intégrant dans ce mouvement la mémoire des actes singuliers. Cela nous ramène aux témoignages parus dans La Presse. Vécue au ras des événements individuels, la guerre échappe à ceux qui en font l’expérience : il y a trop de récits, disséminés et incomplets, en attente d’être racontés. Les soldats qui cherchent à lire les journaux, qui veulent savoir ce qui se passe, souvent représentés dans les témoignages, n’ont pour tout savoir que leur propre perception de la guerre, qui n’est pas mémoire, mais demande de mémoire.

Le poème que Gonzalve Desaulniers écrit en 1918, Pour la France. Lettre d’une petite Canadienne française à son fiancé se battant quelque part en France dans les rangs du 22e bataillon [33], développe quant à lui un seul thème, celui de la fiancée qui exprime la grandeur du sacrifice offert à la France :

Pars, mon ami, la route est longue. Va là-bas

Pour qu’un poète un soir nous chante tes combats.

Va là-bas pour qu’un peu de tes triomphes fasse

Comme un nouveau manteau de gloire pour ta race ;

Pour que la France en toi reconnaisse les siens

Ô petit paysan des champs laurentiens [34] !

Le poème, qui déploie son lyrisme sur six strophes, est tout entier tourné vers les souvenirs des temps heureux évoqués par la jeune fille, l’exaltation du sentiment patriotique et les réminiscences de la mère patrie. La dimension collective est présente à travers l’abstraction, rendue émouvante, du désir de sauver la France. Les « combats » sont « là-bas », le lien entre la France et le Québec est thématisé dans la rime « siens »/« laurentiens » et l’action du paysan canadien dans celle qui unit « fasse » et « gloire pour ta race ». Pas de nombre ici, que la parole individuelle coulée dans un chant qui se veut prière. Mais malgré cette élévation, le poème ramène la guerre à la mesure des perceptions de la jeune Canadienne française ; il est mémoire de ce qui précède la guerre et projection vers une mémoire commune à construire. La guerre elle-même, avec son bruit et son fracas, n’est présente que métonymiquement, à travers le tocsin :

Comme elle vibre en ce moment la cloche ailée !

On dirait que son âme à notre âme est mêlée

Et qu’heureuse elle prête à son battant d’airain

Pour raffermir nos coeurs les accents du tocsin [35].

Il n’y a pas de trace de la guerre vécue par celui-là même qui est à l’origine du récit.

Souvenirs prêts-à-porter

Le journal L’Aide à la France. To France the Heroic and Indomptable ! est, lui, résolument tourné vers le collectif : il s’agit de libérer la France ! Publié et sans doute vendu pour contribuer aux efforts caritatifs du Comité France-Amérique déployés lors d’une foire tenue au parc Lafontaine [36], ce journal bilingue comporte de nombreuses publicités, des photographies des membres du comité d’honneur, des poèmes, des témoignages, et des reportages sur la foire. Publication luxueuse placée « under the distinguished patronage of Their Excellencies The Duke and Duchess of Devonshire [37] », dont on voit d’ailleurs les photographies en première page, au-dessus des autres membres du comité d’honneur [38], le journal affiche de nombreuses signatures prestigieuses. La rédactrice de la partie française est Mme Huguenin (Madeleine) et celle de la partie anglaise, Miss Guerin. Rien d’étonnant à ce qu’on y trouve des représentations proches du discours officiel sur la guerre. C’est le caractère ouvertement exemplaire de ces représentations qui nous retiendra, d’autant qu’il s’agit d’une sorte de programme-souvenir, anticipation de la mémoire commune en devenir.

Les publicités pleines pages du Plaza Hotel de New York, de l’hôtel Greenbrier (West Virginia), de la Banque de Montréal, des entreprises de transport (Pioneer Railway, Canadian Steamship Lines), des bijoutiers (Mappin and Webb et Birks) et des grands magasins à la mode (Fairweather, Murphy’s, Goodwin’s, Henry Morgan and Co) donnent le ton. Les entreprises financières canadiennes — lire canadiennes-françaises —, telles que la Banque provinciale du Canada, le Crédit foncier franco-canadien, la Banque d’épargne de la cité et du district de Montréal, sont présentes, de même que le Ritz-Carlton et la Compagnie des tramways de Montréal. Les publicités décrivent une vie américaine inchangée, ou presque (mode, voyage, commerce, entrepreneuriat). Pourtant, Ogilvy annonce, sur une pleine page, sa farine de guerre, « un produit conforme à la loi, destiné à conserver les ressources alimentaires du Canada et, en même temps, à donner au public la meilleure farine qu’il soit possible de fabriquer suivant l’étalon légal » (ALF, 22). La St. Lawrence Flour Mills Company n’est pas en reste ; elle publicise, plus modestement (1⁄4 de page), sa « nouvelle farine de guerre “Regal” » (ALF, 33). L’annonce du joaillier Birks porte comme en-tête : Une industrie de ralliement. Dans les deux langues, l’entreprise évoque la diversité des origines des produits qu’elle propose, en commençant par la France, précise les nationalités des artisans qu’elle emploie, et souligne le fait qu’elle emploie « dans une proportion à peu près égale, des Canadiens de langue française et de langue anglaise » (ALF, 26). La guerre est loin, mais elle pèse à la fois sur la vie quotidienne (celle de ceux qui se soucient de trouver de la farine pour cuisiner) et sur une certaine façon de penser son rapport au monde : la France suscite la compassion de tous, des Canadiens français, des Canadiens anglais et des Américains. Elle appelle à la solidarité entre l’Amérique et l’Europe.

Les textes occupent moins du tiers du journal : un récit du soutien apporté à la France par le Comité (signé Raoul Dandurand, président de l’Aide à la France, qui deviendra le premier président de la Société des Nations) ; des textes en hommage à la France : « France Holds the Premier Place in The Congress of the World » (JNO. Donnelly, Pter), « Galliae ignotiae » (F. Valentin-M. Breton, O.F.M), « À la France » (Madeleine) ; un texte plus politique, directement lié au conflit, « Mensonges allemands » (Louvigny de Montigny) ; une biographie du major Olivar Asselin (Madeleine) ; une vingtaine de témoignages de soutien à la France de la part de personnalités diverses, dont plusieurs écrivains comme Robert de Roquebrune et Arsène Bessette ; des récits sur l’inauguration de la Foire et ses attractions (The Red Cross, The Chinese Theater, Yesterday’s Activities) et une visite du site par Madeleine (« À travers la Foire montréalaise »). Enfin, il y a plusieurs poèmes, en français (« Matin de Québec » d’Albert Ferland, « La Maison » de René Gautheron, « À la langue française » d’Atala [Léonise Valois], « Hommage à la France » d’Albert Lozeau et « 1918 » de Joseph Nolin), et en anglais (« Joan of Arc » de Bellelle Guerin et « The Men of France » de Beatrice Redpath). Plus que sur la guerre elle-même, ces poèmes portent sur la France éternelle, saisie métaphoriquement à travers le personnage de Jeanne d’Arc ou la maison familiale abandonnée. Les batailles sont décrites dans leur portée héroïque plutôt que dans leur dimension concrète. « Victoire » rime avec « gloire » chez Nolin, « gloire » avec « Histoire » et « mémoire » chez Lozeau. Et si le mot « gloire » rime aussi avec « nuit noire », c’est que cette nuit est déchirée par la bravoure : « Tes hommes dans la mort se dressent, éclatants » (ALF, 25). Le mémorable ici, c’est bien davantage l’image grandie que l’on a de la France, telle qu’en elle-même on la vénère, que la guerre elle-même. S’il n’y avait la biographie d’Asselin et les publicités de farine, de même que l’évocation des installations de fortune de la Croix-Rouge reproduites dans un stand, cette guerre n’aurait pas de réalité. Les visiteurs de la Foire se souviendront d’y être allés, d’y avoir vu de grands personnages. Ce sont des souvenirs d’un temps de guerre. Pas des souvenirs de guerre.

L’après-coup de la mémoire : la guerre des autres

On pourrait imaginer qu’une fois le conflit terminé, une mémoire a pu se constituer grâce à la clôture narrative que constitue l’Armistice. C’est à ce second temps de la configuration mémorielle que nous allons maintenant nous attacher. Au Québec, les textes qui évoquent la Grande Guerre sont rares, plus rares que ceux qui évoquent la Seconde Guerre mondiale. Cependant, sans viser à l’exhaustivité et en nous limitant aux auteurs canoniques de la période, nous en avons identifié quelques-uns, écrits par Ringuet et Robert de Roquebrune.

La Grande Guerre se déroule loin des trente arpents d’Euchariste Moisan [39]. Pourtant, ses échos parviennent aux paysans, grâce au journal hebdomadaire. Quatre scènes renvoient explicitement au conflit et permettent de voir comment on passe de la dimension collective à la dimension individuelle, sans toutefois que le rapport à la communauté nationale soit entièrement gommé. La première est brève, saisie sur le vif. Ephrem, le fils d’Euchariste, affirme, après la lecture du journal : « Quiens, une nouvelle, i’paraît qu’i va y avoir la guerre dans les vieux pays. […] Où ça ? demanda Albert en poussant un pion […]. » (TA, 149-150) La partie de dames en cours n’est pas interrompue et Euchariste profite de la distraction d’Albert, son homme engagé, en ajoutant : « Ben ! i’s peuvent toujours se battre ! Pour ce que ça nous dérangera ! » (TA, 150) L’affirmation d’Euchariste est confirmée par la continuation du jeu mais minée par la distraction d’Albert, qui en perd la partie.

La seconde scène suit immédiatement la première dans le roman et a lieu le samedi soir suivant. Aucune action ne concurrence cette fois la nouvelle apportée par Ephrem :

— Vous savez pas ? L’diable est aux vaches dans les vieux pays. I’s sont tous poignés les uns avec les autres. Y a la Russie, pi… l’autre pays, pi un autre, pi y a l’Angleterre étou, pi l’Allemagne…

Albert s’était retourné tout d’une pièce. Mais sa voix restait quand même calme.

— Et puis la France ?

— Ben oui ! Je l’ai dit, la France avec.

Dans le silence on entendit un bruit lointain de tocsin : un bidon que le vent balançait sur un piquet.

TA, 149-150

La scène se prolonge dans le « nuage de fumée des pipes ». Euchariste se souvient qu’Albert vient des vieux pays. Albert prend le journal, le lit et explique les alignements. Il rappelle qu’il est Canadien depuis douze ans — « ça ne me regarde pas ». Euchariste pense à la France, tiraillé entre une affection qui s’ignore — « [le nom de France] n’était pour lui qu’un nom mais il n’avait pas aux lèvres le même goût que les autres » — et une « impossibilité de concevoir ce qui se passait ailleurs » — « Comment ces gens-là pouvaient-ils songer à se battre alors que la moisson n’était pas encore faite ? » (TA, 151).

Euchariste trouve à résoudre son dilemme en pensant que, comme le curé l’a dit, la France est punie pour avoir chassé les prêtres. Albert affirme : « Ils se battront bien sans moi » (TA, 152), et Euchariste découvre, émerveillé, la montée du cours du foin et des grains, un effet de la guerre qui débute. Par le journal viennent des nouvelles du lointain qui produisent des effets, différents pour chacun, et la scène montre à la fois le sentiment de distance et d’étrangeté à l’égard du conflit et l’impossibilité de sa mise à l’écart. Tout aussi bien, l’incompréhension d’Euchariste témoigne de l’incompatibilité entre le temps de la guerre et celui, circulaire, des saisons et des travaux des champs.

La troisième scène place elle aussi en parallèle le cours du foin et les nouvelles de la guerre :

Et voilà qu’un soir, il [Albert] se leva brusquement, tout pâle, hésita, jeta par terre la feuille qu’il lisait et sortit sans mot dire, dans la nuit. Euchariste ramassa le journal. […] Qu’y avait-il là qui pût troubler un homme d’ordinaire aussi calme qu’Albert ? Euchariste passa aux pages intérieures, chercha la cote du foin, vit qu’il avait touché dix-huit piastres et vingt-deux sous et sourit presque en songeant à son fenil, plein jusqu’au faîte.

TA, 154

La dernière scène est un dialogue entre Albert et Euchariste, entrecoupé par des réflexions prêtées à chacun des deux personnages par le narrateur. Albert annonce qu’il « faut » qu’il parte ; il explique : « Je ne peux plus rester, monsieur Moisan, ça n’est plus possible, quand je pense que ces cochons d’Alboches sont en France. » (TA, 155) Euchariste ne le retient pas — « Fais à ton idée, Albert, t’es ton maître » —, mais le questionne :

[…] j’pensais que tu voulais pu retourner là-bas.

— Ah ! on dit ça, monsieur Moisan. Je peux bien vous l’avouer aujourd’hui… c’est pour ne pas être soldat que je suis parti autrefois. J’ai déserté ; cela c’était facile. Tandis qu’aujourd’hui…

Il ne trouvait plus ses mots.

TA, 155

Euchariste a des certitudes : « ce qui se passait là-bas était venu toucher au fond d’une calme paroisse du Québec un homme paisible […], la guerre, c’était le départ. […] ses fils ne partiraient pas, puisque cela ne les touchait point. […] l’homme qu’il avait en face de lui [Albert] jamais n’avait été complètement des leurs » (TA, 154). Albert a une question : « Et la question qui lui venait n’était pas pourquoi lui, Albert Chabrol, Français insoumis, allait partir, mais bien pourquoi l’autre ne disait rien, rien, et ne partait pas. » (TA, 155) Pour Albert, le « Français insoumis » (TA, 155), Euchariste est un « véritable déserteur […] que les malheurs de la Patrie laiss[ent] aussi impassible » (TA, 155).

Plusieurs motifs sont ici entrecroisés. Celui du tocsin de pacotille qui sonne dans la campagne canadienne et qui évoque celui, réel, des campagnes françaises. Celui de la partie de dames, métaphore du conflit, qui montre en petit ce qui se produira en grand : la vie continuera malgré cette guerre, meurtrière pour les Européens, source provisoire de profits pour les paysans comme Euchariste. Enfin, celui du devoir à l’égard de la France, étroit et abstrait d’abord, puis concret et élargi aux descendants de la race française, accepté par Albert, ignoré par Euchariste.

Cette discontinuité du temps et de l’espace de la Grande Guerre par rapport au temps et à l’espace québécois est également présente dans Le poids du jour [40]. La guerre y constitue un motif narratif crucial puisque le héros — un antihéros en fait —, Michel, après avoir découvert fortuitement qu’il n’est pas le fils de celui dont il porte le nom, Ludovic Garneau, mais celui de son parrain, monsieur Lacerte, décide de s’enrôler dans l’armée. Or il sera réformé, à cause de ses pieds. Cela lui permettra de bâtir, à l’écart de la guerre, une fortune sur laquelle édifier sa vie, détachée de tout véritable sentiment sauf l’amour qu’il développera pour ses enfants. La guerre a littéralement lieu hors du roman : il en est question à la fin de la première partie, alors que Michel, tout à sa honte d’être « bâtard », déambule dans la ville, sous la pluie, avec des bottines percées, puis entre au bureau de recrutement, où il contemple une affiche criarde — « L’ARMÉE A BESOIN DE VOUS ! » —, les pieds dans une mare d’eau illuminée par le soleil, et demande à signer un engagement : « Où est-ce qu’on signe [41] ? » Il en est ensuite question au début de la seconde partie, l’action romanesque se situant après la fin de la guerre, alors que Michel vient de rembarrer un homme qui, de retour du front, est à la recherche d’un emploi :

Ses pieds, chaussés de bottines solides et bien cirées, étaient à hauteur des yeux. Rien d’anormal à ces pieds. Et pourtant de les voir le fit rire intérieurement. Grâce à eux il avait été rejeté de l’armée alors qu’il s’offrait, poussé par une bouffée d’écoeurement. N’eussent été ses pieds, il serait peut-être celui qui tout à l’heure demandait l’aumône d’un peu de travail [42].

Il y a bien ellipse : la guerre est placée hors champ mais elle laisse des traces, permet à Michel de passer de ses bottines percées à des bottines « solides et bien cirées ». Pour Michel, il est clair que la guerre, c’est celle des autres, et qu’elle a eu des effets détachés de leur cause. Les vétérans ont peut-être fait la guerre, mais surtout, ils ont été absents…

Dans Confidences [43], Ringuet évoque à nouveau la Grande Guerre. La première fois, dans « Quand la mort faisait triple moisson », texte qui porte sur l’épidémie de grippe espagnole à Trois-Rivières, c’est pour rappeler l’annonce de l’armistice :

Puis un jour, nous entendîmes les cloches de la ville sonner à toute volée ! […] La nouvelle était fausse. Lorsque, quelques jours plus tard, ce fut l’armistice pour de vrai, la joie n’avait plus le même goût. Ce n’était qu’une joie de seconde main.

CO, 76

La seconde fois, dans « Le nouvel Icare », Ringuet raconte son rêve d’enfant de devenir aviateur et sa déception de s’être enrôlé trop tard, après la conscription, au moment où les camps débordent et où son désir de voler le conduit à faire « la corvée de vaisselle à Valcartier » (CO, 166). Il évoque la participation à l’aviation britannique de ses amis, Victor Barbeau, Louis Arcand, Roger Maillet, Philippe Laferrière. Cette participation à la guerre est étonnamment non belliqueuse, lyrique plutôt : « chacun se sentait pousser des ailes » (CO, 165).

Dans les deux extraits, la guerre est frappée d’irréalité. La fausse nouvelle de l’armistice signale à la fois l’éloignement du conflit et son peu de substance, puisque l’armistice réel se trouve finalement exclu, en quelque sorte : « Ce n’était qu’une joie de seconde main ». Le second extrait déréalise le combat, réduit à des vignettes. Il s’agit avant tout de « voler » : Louis Arcand se contente [euphémisme troublant] de « tomb[er] du ciel » (CO, 165) avant de passer dans un autre régiment ; Roger Maillet, qui s’est en fait illustré par le grand nombre d’avions ennemis qu’il a abattus, « s’envol[e] sur le front » et est présenté comme un « aviateur accompli » (CO, 165), mais sa contribution à la mémoire de la guerre est détachée du conflit, réduite à une image coquette : il laisse « le plus joli portrait d’aviateur » (CO, 165). Comme si la guerre, vue de loin, était une galerie de figures détachées de la matérialité des combats, de la fatalité de la mort.

Un semblable sentiment d’étrangeté frappe le lecteur des mémoires de Robert de Roquebrune, Cherchant mes souvenirs [44]. N’ayant pu retourner à Paris pendant la guerre, Roquebrune et sa femme se dépêchent d’y rentrer sitôt après l’armistice. Ils y seront à la recherche de leurs souvenirs heureux de l’avant-guerre, et le caractère brutal de leur reprise de contact avec la France, au sortir du bateau, illustre bien que la guerre a été pour eux une parenthèse dont ils ne semblent pas avoir perçu jusque-là la réalité :

Au Havre le débarquement eut lieu à la nuit tombante et j’avais le coeur un peu chaviré par la tristesse de l’heure et du lieu. Le port et la ville gardaient l’aspect de la guerre encore si proche. Des soldats belges arpentaient les rues. […] Je ne me sentais pas en France.

CMS, 110

Le premier contact avec Paris n’est pas différent :

Nous montâmes dans une chambre peu chauffée […]. Mais quoi ! il y avait eu la guerre et il était logique de trouver changé un pays qui sortait à peine d’une telle épreuve. […] Un million et demi de Français tués n’avaient pas vidé les appartements de Paris et des villes de province. On eût dit que tous ces pauvres morts occupaient les maisons de leurs ombres errantes et douloureuses.

CMS, 111

Il y a eu des morts mais ce sont des « ombres ». La mémoire de la guerre circonscrit donc plutôt le manque, l’absence, basculant dans le non-dit. Et ce manque est encombrant. La Grande Guerre est aussi étrangère au jeune couple, si francophile soit-il, qu’elle l’était à Euchariste Moisan. Elle semble n’avoir d’existence qu’à travers ses effets sur leurs projets individuels, ou dans l’ordre d’un discours dont ils récusent la dimension mémorielle, jugée trop officielle et désincarnée :

Déjà les places de chaque ville et de chaque village étaient encombrées par les « monuments aux morts » de la guerre, hommages touchants et d’une laideur désolante. Des industriels les fabriquaient en série et les vendaient aux municipalités

CMS, 116

Le refus de cette mémoire officielle est justifié ici par la laideur des monuments. Mais il ne semble pas y avoir d’autre mémoire. La guerre est-elle occultée dans la recherche de la vie qui continue ?

Dans tous les cas étudiés, on assiste à la mise entre parenthèses de la Grande Guerre dans l’ordre de la narration. Le caractère crucial de ce qui se trouve alors omis révèle la conviction des auteurs qu’il existe une mémoire individuelle de la Grande Guerre, assez puissante pour nourrir le lecteur et lui permettre d’interpréter le rôle de l’ellipse dans le récit. Si le destin collectif infléchit le destin individuel, c’est individuellement que se joue la dimension mémorielle.

Curieusement, le texte littéraire québécois le plus connu portant sur la Grande Guerre doit sa notoriété au fait qu’il fut censuré. Contrairement aux textes de Ringuet et de Roquebrune, il n’a donc guère pu contribuer à configurer une mémoire de l’expérience des combats. Le roman d’Adolphe Brassard, Les mémoires d’un soldat inconnu [45], paru en 1939, fut en effet retiré de la circulation, car il nuisait à l’effort de guerre, selon les censeurs. Roman antimilitariste dans lequel la vie de tranchée, l’horreur des combats et les appétits des grands capitalistes sont abondamment illustrés et commentés, ce texte se présente comme la transcription du calepin d’un soldat canadien mort dans une absurde échauffourée après l’Armistice. Il fera partie des cadavres expédiés pour « occuper » les tombes des soldats inconnus. On y retrouve le type de descriptions présentes dans les premiers récits publiés dans La Presse, de même que des anecdotes frappantes par la brièveté de leur narration et par leur dimension vivante et inattendue. Mais cet ouvrage, qui joint à la mémoire intime une interprétation générale pacifiste, n’a pas été lu.

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Réduite au rang de parenthèse dans la vie collective, désignée comme ce qui doit être dépassé et oublié, la Grande Guerre ne semble pas avoir donné lieu à une récapitulation mémorielle qui prenne en considération la dispersion des récits entraperçus dans le discours commun de la période du conflit [46]. Cet échec de la mémoire commune des combats n’est pas que littéraire, comme l’a déjà affirmé Robert Comeau :

Les Québécois ne semblent avoir retenu de la Grande Guerre que cette manifestation [celle de Québec, contre la conscription], sanglante certes, mais sans commune mesure avec l’horreur des tranchées que pourtant de nombreux Canadiens ont connue [47].

À la lumière de nos précédentes analyses, nous pouvons avancer que cet échec, perceptible dans la rareté des traces du conflit dans le discours littéraire légitimé qui suit la Grande Guerre, et dans sa réduction à une présence en creux chez Roquebrune et Ringuet, deux des auteurs les plus importants de l’entre-deux-guerres, trouve sa source dans la nature intime et non synthétique des matériaux mémoriels premiers qui circulent pendant la guerre et dans les caractéristiques des supports sur lesquels ils circulent.

En effet, les témoignages liés aux combats s’offrent comme des bribes de récits dispersés. La distance est incommensurable entre leur caractère immédiat et intime et la nature des discours officiels qui circulent concurremment, dans la photographie et la cinématographie autorisées, dans L’Aide à la France, dans les commentaires de journaux comme Le Devoir. Cet écart empêche la configuration d’une mémoire de la guerre en un récit intégrant les détails intimes car les discours officiels en gomment les images réelles en interposant une interprétation du conflit toujours déjà là, sans les prendre en compte, les évacuant comme des déchets. Privé de cette dispersion narrative, le lecteur qui cherche à comprendre la Grande Guerre en se la remémorant est empêché de mener le travail de préfiguration [48] qui conduit à la configuration d’un récit mémoriel. Ainsi, les ellipses mises en oeuvre par Ringuet sont-elles inaccessibles à ceux qui ne savent pas qu’il existe ou qu’il devrait exister une mémoire québécoise de la Grande Guerre.

Sans doute le caractère personnel, irrémédiablement non collectif des récits des volontaires a-t-il contribué à la non-légitimité de leur témoignage et à leur évacuation dans les poubelles de l’histoire. Mais il faut remarquer les effets des supports sur lesquels circulent ces textes. Le peu d’intérêt accordé à ce qui circule dans les journaux populaires comme La Presse et La Patrie [49], pendant et après le conflit, nous semble ici jouer un rôle crucial. La fixation de la critique littéraire sur la « belle écriture », et celle des historiens sur les textes des ténors de l’idéologie nationaliste, a conduit à occulter ce que l’on pouvait lire et voir dans les journaux plus populaires, ceux qui présentent davantage d’images et de publicités et qui vivent de l’accumulation des témoignages et des faits divers. D’où la réduction de l’enchevêtrement des récits au profit des seules synthèses, distanciées certes, mais sans prise sur les matériaux premiers. Les rares lambeaux de récits qui, dans l’ordre littéraire, introduisaient la dispersion et le nombre ou rendaient compte de la béance de l’occultation, publiés au sein de recueils ou de romans, n’ont pas non plus fait l’objet d’une reprise mémorielle qui les singulariserait pour les insérer dans une autre trame narrative. Ils n’ont pas apporté leur matérialité têtue à l’accumulation des archives susceptibles d’offrir des événements pour une mise en intrigue. Ils ont été oubliés. Ce qui a prévalu dans la mémoire commune, c’est la certitude d’une absence et d’une ignorance à l’égard de la Grande Guerre, auxquelles la lecture des journaux populaires de la période apporte pourtant un démenti flagrant. Cette mémoire, officielle, se lit dans la poésie patriotique, les entreprises caritatives de l’élite, les séquences vides d’actions de la propagande nationale. L’autre, celle qui était appelée par les textes qui n’ont pas été relus pour être intégrés à une synthèse dans laquelle la mémoire intime aurait statut de matériau, est toujours en attente. Nous pouvons dire, avec Paul Ricoeur : « Une force retorse d’oubli est à l’oeuvre ici résultant de la dépossession des acteurs sociaux de leur pouvoir originaire de se raconter eux-mêmes [50]. » C’est à ces acteurs originaux que la lecture et l’analyse, même tardives, peuvent restituer une dignité, qui tient au fait que, se racontant, chacun contribue à la complexité et à la justesse d’une fresque narrative générale, celle à laquelle aspirait le peintre de batailles d’Arturo Pérez-Reverte et à laquelle devrait aspirer toute collectivité, si enchevêtrés que soient les récits.