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J’ai souvent changé de nom, de couleur et de sexe [1].

En guise de préface à Cette langue dont nul ne parle [2], Jean Basile signe l’un des textes les plus éclairés qu’il m’ait été donné de lire sur un poète qu’on a souvent réduit à quelques clichés, quand on ne l’ignore pas tout simplement. Il remarque, entre autres — cela n’est pas nouveau —, l’ascendance baudelairienne et le dandysme de l’auteur. Sa haine de la nature, la prédominance de l’oxymore et l’usage constant des correspondances dans sa poésie, son dualisme, sa conception idéaliste et douloureuse de la beauté sont autant de traits qui rapprochent Denis Vanier de l’auteur des Fleurs du mal. Mais à propos de cette parenté, Jean Basile fait un constat que nul n’avait fait avant lui et rejoint l’intuition qui sous-tend ma lecture de l’oeuvre :

Il va de soi que je décris Vanier en tant que poète catholique. Comme Baudelaire, selon la photographie de Nadar et les témoignages écrits que nous savons, ressemblait à un jésuite, Denis Vanier ressemble à un séminariste [3].

C’est à ce côté « séminariste », à l’éternel adolescent, au fils de bonne famille que je souhaite m’attacher ici, car cet aspect de la personnalité de l’auteur permet de saisir la nature complexe de la dynamique qui anime son oeuvre, polarisée entre la rébellion et le besoin de légitimation, et dont l’attachement aux figures d’autorité, comme la police, les figures parentales et religieuses, me paraît être une expression et un prolongement. En me concentrant sur l’une des manifestations de cette complexité, soit la pratique de l’autoportrait, initiée dans Hôtel Putama [4], je tenterai d’illustrer comment l’écrivain en est venu à s’affranchir du regard de l’autre, tout en conservant sa légitimité.

Oeuvre charnière parue en 1991, Hôtel Putama est un autoportrait littéraire au sens strict [5]. Il s’agit du dernier livre où la figure de l’auteur est encadrée ou fixée par deux regards extérieurs [6]. S’il comprend quelques poèmes, il est principalement constitué de récits, et porte le sous-titre significatif Textes croisés, Longueuil-New York (1965-1990). Longueuil, la ville natale abhorrée, et New York, la ville d’adoption (temporaire) du jeune poète qui, « à quinze ans, en 1965, [devient] gérant de la librairie d’Ed Sanders, The Peace Eye Bookstore » (HPT, 21), et où il se trouvera en lien plus ou moins direct avec les poètes beat. Les deux villes tout à la fois s’opposent (les textes se croisent comme on croise le fer) et se superposent, favorisant un court-circuit temporel et un transfert de leurs univers respectifs. Ainsi, ce n’est pas à New York que Vanier fait la rencontre de Jack Kerouac, mais à Montréal. Comme cela se produit généralement dans l’autoportrait, le récit se déploie sans souci chronologique ni cohérence narrative, demeurant en cela plus proche de la poésie que du récit autobiographique.

Conformément à ses racines qui plongent dans la rhétorique ancienne, l’autoportrait se déploie selon des schèmes spatiaux. Étant par nature transhistorique et anachronique, il est cette « mémoire qui médiatise entre l’individu et sa culture [7] ». Ce sont les lieux qui activent la mémoire de l’autoportraitiste ; leur stabilité servant d’appui à sa subjectivité mouvante, ils lui ouvrent une dimension temporelle dans laquelle il pourra repasser par les différentes étapes de sa formation, de sa constitution comme individu. L’horizon rhétorique, mythologique et encyclopédique d’Hôtel Putama, c’est le New York des poètes beat. Y défile une faune bigarrée où se côtoient Émil Cioran, Martin Heidegger, Yoko Ono et les plus belles prostituées de la ville. Ce n’est qu’à travers ce prisme new-yorkais, semble-t-il, que l’auteur peut considérer sa ville natale, où le sort finit par le ramener. À la longue portée du regard répond celle de la mémoire : c’est alors qu’un recours à l’analepse fait déboucher le récit sur l’expérience de la mort clinique.

L’autoportraitiste se sent voué à une malédiction qui tient de sa naissance, du fait d’avoir tout bonnement été expulsé du sein maternel et marqué du signe de l’ego, étant ainsi condamné à l’errance et à la conquête. L’errance peut se faire d’une ville à une autre (en l’occurrence, New York, Longueuil, Montréal) ; elle peut aussi se faire d’une figure à une autre (on va ainsi du crucifié à l’hermaphrodite en passant par la femme). La superposition et la surdétermination des lieux qui fondent le travail de l’autoportraitiste suscitent une condensation temporelle lui tenant en quelque sorte lieu de matrice. Ainsi le poète peut se fantasmer sous la figure du mort-né et du martyr-ressuscité.

La crucifixion

Parmi les figures religieuses qu’il convoque, celle que Vanier privilégie est celle du crucifié. Le crucifié et non le ressuscité. Ce n’est pas par hasard que les croix abondent dans ses livres — le sous-titre d’Hôtel Putama s’en trouve certainement connoté — ni qu’il y soumet les êtres à diverses formes de torture. S’il est vrai que c’est la mort-résurrection qui ouvre la voie à l’autoportrait, on peut se demander pourquoi le poète assoiffé d’absolu retient l’attribut « mortel » de la figure christique. C’est qu’il importe de garder la mort en action, de la maintenir « constamment vivante [8] » :

Lors de résultats secrets de cette recherche personnelle, mon neuro-chirurgien m’apprit que même si toute mort est probablement l’expérience la plus banale qui soit et surtout malgré mon dédain de même m’en souvenir, je fus cliniquement mort, non pas une, mais trois fois (suite à des caillots) et ressuscité en tant que fait acquis, mais métaphysiquement atteint, ce qui constitue un sérieux problème aux généralistes : cette renaissance est incurable et vit dans les bras d’un herpès cayenne.

HPT, 65

Il ne s’agit pas de vaincre la mort, d’enrayer son cours (« on ne se bat pas contre la mort et sa semence [9] »), mais de jouer sa vie afin de frauder le « bureau des réincarnations [10] », tout en différant le moment de la résurrection, car « l’avenir n’est pas la résurrection [11] ». C’est ainsi que l’autoportraitiste aborde cet entre-deux originaire qu’il désigne soit par l’endormissement — dans le cas de Vanier, ce sera la perte ou l’altération de la conscience induite par l’usage de l’alcool et des drogues —, soit par la mort-résurrection. Il s’agit de maintenir ouvert cet entre-deux. L’autoportraitiste, précise Beaujour, n’apprend pas à mourir, il « modélise la mort ». La mort devient ce dans quoi il s’est engagé sans jamais pouvoir l’achever.

À partir d’Hôtel Putama, l’acte de figuration du corps semble de plus en plus conscient et de plus en plus orienté vers le corps-autre. Le corps exploité et maltraité afin que le poème advienne transmute ce dernier en corps ; ainsi s’échafaude le mythe de la transfiguration. En même temps, les références à l’art pictural se font de plus en plus fréquentes et de plus en plus explicites : il est question de peinture — le corps est souvent identifié à une « nature morte » —, de couleurs, de pastels, sans compter les multiples références au tatouage, ce qui tend à rapprocher l’autoportrait littéraire de l’autoportrait pictural. On pourrait ajouter à cela la dimension visuelle très accusée des livres [12], et le fait que la couverture présente souvent une photographie de l’auteur. Enfin, la pratique de l’autocitation initiée dans Hôtel Putama, en même temps qu’elle expose l’écriture, la désignant au regard, contribue à former cette mémoire intra-textuelle propre à l’autoportrait — mettant en opposition l’anamnèse de l’autoportrait et la réminiscence de l’autobiographie [13] — et ouvre le moi à son dehors. « Les médecins m’ont donné deux ans pour “revenir”, c’est-à-dire pour me réintroduire dans l’extérieur » (HPT, 68), écrit le poète-ressuscité.

Pour toutes ces raisons, j’estime qu’on peut lire les cinq recueils postérieurs à Hôtel Putama [14] sinon comme des autoportraits, du moins comme l’oeuvre d’un autoportraitiste. Dans son introduction à Une Inca sauvage comme le feu (reprise, avec l’ensemble des poèmes, dans L’hôtel brûlé), l’auteur nous invite d’ailleurs à lire ses textes comme autant d’« apparences » ou de « figurations » (HB, p. 9). En effet certains poèmes peuvent être lus comme d’authentiques autoportraits.

La mutation

C’est le cas du poème « Sauvage comme le feu », qui porte à son terme le processus d’altération et de modélisation de la mort. Le fait que ce poème soit publié à trois reprises [15] ajoute certainement à sa signification, et renforce l’hypothèse suivant laquelle il s’agirait d’un autoportrait, du moins dans sa dernière version. Car, si de la deuxième à la troisième version, le poème demeure inchangé, son sens, lui, se trouve modulé. On observe, de l’un à l’autre des trois livres, un mouvement passant d’une hybridation sexuelle (Hôtel Putama) à une féminisation (Une Inca sauvage comme le feu) pour déboucher sur une véritable mutation (L’hôtel brûlé). L’opération que le sujet a entreprise sur le corps de l’infirmière dans Hôtel Putama [16], il la poursuit, dans les deux livres subséquents, sur son propre corps :

En ce qui me concerne, il s’agit de descriptions cliniques. […] À lire en tant que prélèvements, ponctions et « prises de sang ». La poésie comme siège physique d’attaques « dénaturantes », quoique souples ou cruellement délicates.

ISF, 9

Ces poèmes sont des monographies sur les effets secondaires de l’absolu, actifs au laboratoire du sujet. Un antiseptique infini décrivant l’agonie, mais non la destruction. Cette vie « agonique » demeure l’ultime fascination de l’extrême « effacement », ne serait-ce que dans la pure beauté de la chose.

ISF, 11

C’est d’abord le corps de l’Indienne qu’on tente de pénétrer et de s’approprier [17], pour ensuite se représenter soi-même sous les traits de l’Indienne (cette « Inca sauvage comme le feu » serait un autoportrait « au féminin » comme on dirait « au miroir » ou « au singe » : la féminité n’y est encore qu’un attribut, elle est ajoutée), et finalement absorber la féminité — ce qui expliquerait que le mot « Inca » ait été retranché du titre de la dernière version. Le titre du recueil où paraît cette dernière version, L’hôtel brûlé, est en lui-même significatif, puisqu’il se prête à une lecture paragrammatique [18] : on peut y lire l’autel brûlé, bien sûr, mais aussi l’hôte = elle brûlé(e) ou l’hôte + elle = brûlé, ou encore l’eau telle brûlée.

« Ces textes sont coulés dans le corps » (ISF, 11 ; l’auteur souligne), affirme Vanier. Ainsi la mutation ne peut s’opérer que par la fusion des corps, à la fois objets et lieux du sacrifice, et le corps fusionnel ne peut être transfiguré que par l’action du feu, ce feu qui est aussi la langue [19], laquelle passe par la bouche destructrice, et partant la (dé)figuration poétique. Cette trilogie que forment Hôtel Putama et les deux livres suivants délimite un territoire symbolique, lieu de passage et de croisement, mais également lieu de passe, d’interpénétration et de dissolution, « ce beau grand bordel » (ISF, 23), un creuset, où peut s’achever la transmutation du sujet, jusqu’à ce qu’il endosse « l’aura hermaphrodite » (HPT, 91).

Dans « Sauvage comme le feu », bien que le sujet affirme d’entrée de jeu qu’« [o]n ne peut renaître/car mort-né dans les vers du coeur » (HB, 21), son regard, lui, semble demeurer effectif : « je regarde le pastel narcotique/de la blouse des ouvrières de l’absolu brisé » (HB, 21). Domaine du regard, la portraiture permettra au sujet de reconstituer son corps à la fois comme corps propre et corps-autre (« j’aime sa nature morte/bandée sur les fruits noirs » [HB, 21]). Ainsi, le texte passe du « je » au « elle » au « tu » sans qu’on sache de qui il est précisément question, ni où se situe le sujet. Les « tatouages » de la femme peuvent aussi bien être ceux du poète, de même que ses « lèvres ». Et s’il ne se « souvien[t] plus/comment on meurt », la « barmaid/enceinte de Bouddha » sait, elle, « que même [ses] rêves/ne [le] comprennent plus » (HB, 22-23). Ainsi, quand le poète affirme : « je suis un cimetière juif » (HB, 21), ce n’est pas tant pour faire vibrer sa fibre baudelairienne qu’en vue de poursuivre l’opération amorcée dans Hôtel Putama après que Francine eut succombé à ses agressions. S’assimiler à un cimetière juif, c’est non seulement rendre à son maximum le degré d’altération et pousser la défiguration jusqu’à faire basculer l’autoportrait dans le portrait, c’est en outre affirmer les vertus vivifiantes de la mort, celle qui agit sur les êtres à la manière du feu.

À l’instar du métal en fusion, le corps mutant perd de sa solidité [20]. Les os, fréquemment évoqués dans les premiers recueils, tendent à céder la place à des corps flasques, presque liquides. Ce ramollissement est illustré de manière particulièrement éloquente dans un long poème intitulé « Dénervation » : l’auteur passe là encore d’un pronom à l’autre sans transition, interpelle une femme dont il parle à la troisième personne, mais utilise aussi le « nous », si bien qu’on peut y lire le récit d’une fusion et d’une mutation. Il est difficile, voire impossible d’identifier les personnages et leur sexe, la femme incarnant la masculinité (« le calme serpent de son ventre » [HB, 60]) et l’homme, la féminité (« des lèvres au ventre » [HB, 62]). Ce « monstre aux deux sexes ://celui qui recycle la mort/par peur de vivre » (HB, 61) donne l’impression d’un amas de chair allant se liquéfiant.

Les regards croisés du portrait

Un poème comme « L’attracteur étrange », dont le titre est à lui seul évocateur, semble représenter le sujet une fois la métamorphose accomplie :

Beau au féminin

comme le malheur incarné

heureux enfin invertébré

apaisé dans le métal

 et la gouache,

coulé dans l’espace

seul et incurable

dans le placebo impur

de l’univers.

ISF, 33

S’agit-il d’un portrait ou d’un autoportrait ? Impossible de trancher. Si, comme le suggère Jean-Luc Nancy, on peut inverser la perspective habituelle, suivant laquelle tout portrait est un autoportrait, et considérer tout autoportrait comme un portrait [21], il ne s’agit pas ici d’un simple revirement dialectique, car c’est dans le passage de l’un à l’autre que s’effectue la prise en charge du regard. C’est que l’hermaphrodite est un être autarcique ; il assure son regard sur soi et maintient le portraitiste dans un rapport d’extériorité. Or, n’est-ce pas l’extérieur qui compte, nous répète Vanier, n’est-ce pas « dans l’extérieur » que les médecins lui ont donné deux ans « pour [se] réintroduire » ?

Le maintien de l’(auto)portraitiste hors de la surface où il se projette fait de l’extérieur non plus seulement un moment de la dynamique de l’oeuvre, mais tout à la fois la substance, le support et la surface du sujet, et place au fondement de l’acte de représentation le rapport du portrait à son spectateur. Cette interpellation du spectateur (le portrait [me] ressemble ; le portrait [me] rappelle ; le portrait [me] regarde) marque le lieu du croisement des regards et suscite la prise en charge du regard sur soi par le portraitiste. Nancy suppose que le personnage, la figure (puisque c’est toujours une figure que représente le portrait, du moins, c’est elle qu’il met en évidence), ne regarde pas seulement avec ses yeux, mais avec ses narines, avec tous ses orifices, jusqu’aux pores de sa peau. En partant du principe selon lequel la ressemblance du portrait n’est pas une copie, une reproduction fidèle, mais plutôt une approche — le sujet se ressemble dans la mesure où il se rapporte à lui-même —, une approximation, et qu’il nécessite parfois une altération, on peut postuler que les tatouages, qui figurent comme autant de mises en abyme du portrait, rendent le sujet plus ressemblant. Ainsi, le corps du poète-fakir serait le lieu de multiplication et de croisements infinis des regards [22].

Mais alors qu’est-ce, qui est-ce qui me regarde si le corps portraituré est un amas d’ouvertures, s’il sécrète le vide, sinon l’absence elle-même ?

savions-nous que la peau

par lucide désespoir

colle toujours sa forme

à la structure physique

de l’absence.

ISF, 44

« [S]eule l’absence survit [23] », écrit Vanier. Quand « la poésie s’échappe des yeux », c’est le vide qu’elle donne à voir, l’« architecture de bas-fond [24] » du corps trahit son impuissance à combler ce vide, et même à le camoufler. En somme, il n’y aurait rien d’autre à voir que le fond du portrait, rien à dire que le fond du désir. Figurer le corps crucifié, en donner une représentation qui soit ressemblante, ce sera nécessairement mettre au jour le vide qui le constitue. Car, quand nous contemplons « [t]ous les animaux […] épuisés/ouverts par en dedans/comme des chalets défoncés [25] », « nous [savons] alors que la chair de Dieu est un trou [26] ». Il ne suffit donc pas d’aller jusqu’au fond (du désir, du portrait) pour que la mort soit ressuscitante ; il faut encore le tirer vers l’extérieur. « Il s’agit de tirer au jour le fond lui-même, de tirer la présence non pas hors d’une absence, mais au contraire jusqu’à l’absence qui la porte au devant de “soi” et l’expose au rapport à soi en l’exposant à “nous” [27] » ; ainsi le portrait met la mort elle-même à l’oeuvre. « [N]otre vie fut tuée/mais notre mort sera vivante » (ISF, 24), affirmait Vanier dans Une Inca sauvage comme le feu ; « de toute façon avec le temps on ne meurt plus » (HB, 89), ajoute-il dans L’hôtel brûlé.

L’excarnation

Voilà notre portraitiste bien vivant, face à face, ou plutôt dos à dos avec lui-même et une mort qui n’en finit plus de le transformer, de le galvaniser, le rendant de plus en plus ressemblant. Il assume désormais sa propre figuration :

je suis une fiction de dos

une négligence criminelle

sans lignes ni méridiens,

ignorant les noeuds, l’horoscope

le manuel et la patience.

[…]

avant de sombrer dans la couleur

dire que la magie est une fraude passionnée

consommant d’étranges incestes [28].

En plus de l’affranchir du désir, l’identification à l’hermaphrodite permet au sujet de prendre en charge le regard sur soi. Cela suppose une excarnation, qui n’est ni une désincarnation ni une mort (définitive), mais une forme de l’ek-stase. Alors que la désincarnation, inscrite en filigrane dans les premiers livres, est liée au dualisme, au corps morcelé et fétichisé, l’excarnation est la voie menant à l’incarnation assumée. On sort du corps sans le sublimer, pour le considérer dans son unité, fût-elle relative et problématique, comme celle de l’hermaphrodite. Et l’extase ou le ravissement qu’une telle sortie est susceptible d’engendrer [29] n’a rien à voir avec la jouissance ni l’expérience mystique ; elle est une épreuve, un sacrifice, une souffrance. Souffrance d’habiter un corps à la fois fertile et stérile, mythique et banalisé, un corps monstrueux, cancéreux, capable d’auto-engendrement, mais ayant atteint le fond du désir.

L’excarnation, cet « absentement » du sujet de son propre corps, se fait dans l’assurance d’un retour possible, sinon ce serait la mort définitive ou la disparition complète [30]. D’où l’importance du croisement des regards et sa valeur originaire. Car il faut savoir revenir au point d’origine — de l’écriture, du portrait — pour pouvoir se remettre au monde. Ainsi, l’auteur finit par renouer avec la figure de la mère (dans Le fond du désir, elle se superpose à celle de l’amante), après avoir louvoyé avec elle depuis longtemps : « Rien ne restera que la fiction des liens,/sanguins et autres, rapides et monstrueux [31]. » Le fils de la mère, observe Jean-Luc Nancy, est une version de la figure christique une fois celle de Dieu tombée dans l’absence. On ne s’étonnera pas que les livres qui suivent soient l’occasion d’affirmer les liens filiaux, comme si l’écrivain cherchait à reconstituer sa famille pour mieux la liquider. Alors que Le fond du désir est dédié à sa mère et à son fils et que Renier son sang l’est à son père et à son fils, La castration d’Elvis est dédié à « personne [32] » et Tu me trompes avec un oiseau, « Aux femmes de personne [33] ». Suivant ce mouvement, on pourrait tracer un parcours en forme de croix allant de la préfiguration (mythification, fétichisation, sublimation) à la figuration (incarnation, excarnation, assomption) : une voie verticale menant du Christ au fils, traversée par une voie horizontale allant des préfaciers à l’écrivain assumé.

En favorisant l’incarnation et l’assomption de l’altérité et de l’absence constitutives du sujet, la figure de l’hermaphrodite permet le passage de l’icône au portrait, libérant le corps de la fétichisation qui le transforme invariablement en « lambeaux de chair vive [34] ». Alors que l’icône manifeste une présence, mais ne montre toujours qu’une face, le portrait, lui, représente un visage appartenant à un corps, fût-il absent, et permet le passage de fragments, de lambeaux de chair au corps entier, et même plus qu’entier, puisqu’il s’agit d’un corps à deux sexes. Et si l’iconographie religieuse revient dans les derniers livres, elle s’accompagne d’images liées à l’enfance, elle-même souvent évoquée dans les poèmes, ce qui suppose que les images religieuses figurent désormais à titre de représentations.

Il semble donc que la prise en charge du regard et l’approche de la mort aient conduit le poète non pas à une paix — ce serait nier la violence qui demeure au fondement d’une poésie déchirée jusqu’à la fin entre « [l]a police ou la prêtrise [35] », « [l]a pureté ou la violence [36] » —, mais à quelque chose comme un équilibre entre les forces et les époques de la vie. Des titres comme « La nuit du pardon » et « Le respect de soi » (La castration d’Elvis) semblent témoigner d’une meilleure intégration du passé, et en particulier de l’enfance. Le ton se fait moins cinglant, presque serein par endroits, la forme plus sobre. Le poète, qui prévoyait ne jamais guérir d’être son corps [37], va jusqu’à écrire :

En somme,

je crois guérir d’être mon corps,

j’aime jeter ce que je n’ai plus [38].

Est-ce là le dit d’un sujet affranchi du cadre de la représentation, libéré de la dépendance l’ayant poussé à s’y conformer ? L’évolution de l’oeuvre et le glissement de l’autoportrait vers le portrait semblent jouer en faveur de cette hypothèse.

Si, au cours des premières années, ses préfaciers ont investi l’écrivain d’une légitimité poétique, dès lors qu’il assume le regard du portrait, il assure sa pré-figuration. Il n’a plus besoin du regard de l’autre pour relier le Christ et le prince mohawk, le séminariste et le guérilléro, le fils de famille et le bum. Désormais, il n’y a plus de délégation du sens. Le sens, l’origine et la fin ne sont confiés ni à une quelconque autorité, ni à un être complémentaire, ni à un ancêtre. Ce n’est ni en aval ni en amont du poème, mais dans le corps creux du présent de l’énonciation, centre de la croix, point de croisement des regards, du réel et du mythe, que se trouve l’issue, que se dénoue l’impasse. Le sens n’est pas moins complexe, moins ambigu, moins fuyant, son risque n’est pas moins grand, mais il repose tout entier dans l’acte de poésie, librement assumé par le sujet.