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Le révolté, le rebelle, le délinquant, l’anarchiste, celui qui refuse tout compromis, l’excessif, multipliant les figures de la transgression, de l’agression, de l’obscénité, de l’abjection, bref l’« extrémiste » : la poésie mais aussi la vie de Denis Vanier auront donné lieu à ces figures-là, tenues — attractives ou aversives, c’est selon — de s’imposer comme une sorte d’image de marque, de manière d’autant plus irrésistible qu’elle incarnait le type moderne du poète maudit [1]. Déjà de son vivant Vanier aura été un candidat tout désigné à la mythification comme l’ont été avant lui, pour divers motifs, Émile Nelligan, Hector de Saint-Denys Garneau ou Claude Gauvreau.

On pourra déplorer que l’image ait pour effet de faire obstacle à une juste appréciation de l’oeuvre. Ce n’est pas si simple. Des contemporains ne manqueront pas de déclarer, agacés, que le poète aura lui-même prêté flanc par complaisance à un culte douteux.

Je laisse ces questions en suspens : les traiter de manière judicieuse ne pourrait prendre place que dans une étude portant sur la réception de l’oeuvre. Tel n’est pas l’objet de mon propos. Toutefois, il me semble opportun de le remarquer, la fascination exercée par cet astre noir (usant de cette expression, j’évoque à dessein le registre mythique) qui a nom Vanier ne trouve pas moins, à mon avis, son foyer dans l’oeuvre elle-même du fait de l’incontestable puissance d’expression d’une écriture.

Comment perçoit-on la manifestation de cette puissance dans un écrit ? À l’étonnement que suscite l’impression de « n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution [2] ». Une expérience a lieu dont on peut dire que penser tout aussi bien que ressentir s’accomplissent, en tout cas d’une certaine façon ou selon une certaine tournure, comme si leur objet, tel que signifié en une formation verbale, apparaissait pour la première fois. Pareille expérience peut être vécue comme résultant du choc d’une révélation. Le moment crucial de l’expérience tient à ceci : l’extralinguistique, autrement dit la vie, la vie à vivre, « le drame de la vie [3] », du moins dans certains de ses aspects, est concerné, visé dans une sorte de bouleversement, de mise en alerte ou en crise. Il l’est plus précisément selon cette modalité : la part du sens qu’on attribue d’ordinaire à la fonction référentielle ne précède pas l’écrit, mais y fait tout entier irruption depuis un dire s’actualisant en tels énoncés imprévisibles. Ce dire informant l’expérience poétique (« la poésie comme expérience [4] ») donne lieu à une épreuve du réel, faite dans l’exercice fortement intensifié de l’activité symbolique.

Dans le cas de Vanier, l’illusion représentative incline irrésistiblement à projeter comme antérieure et extérieure à l’écrit une figure de rebelle ou d’extrémiste — de « poète radical ». Quoi qu’il en ait été à cet égard de l’individu, on commettrait une méprise à confondre une représentation « biographique » avec tel sujet, le rebelle ou un autre, en tant que produit par l’écrit. Autrement dit, l’attention doit être fermement dirigée sur la teneur des poèmes de manière à discerner, questionner et tenter de comprendre les diverses figures ressortissant à une forme-sujet [5] se produisant, s’élaborant dans et par son dire, son discours, avec sa syntaxe, son rythme, sa prosodie et ses tropes. Pour peu qu’il soit soutenu, un tel exercice de lecture conduit en vérité à d’étonnantes découvertes. Et c’est cette trajectoire de lecture, qui forme un parcours essentiellement heuristique, dont je fais mon propos.

L’oeuvre de Vanier n’a pas encore été lue : à ma connaissance, on n’a publié jusqu’à maintenant aucune étude d’une certaine ampleur. Celui qui se propose d’en élaborer une doit compter avec une contrainte : l’absence d’un corpus d’interprétations par rapport auquel se situer. J’ai vite compris qu’il me faudrait constamment faire retour aux textes de manière à ce que le lecteur ne perde pas de vue l’« univers » fortement singulier de cette poésie, d’où l’abondance de citations. Ma démarche est avant tout de nature thématique. J’ai cherché à rendre compte de ce que j’appelle l’épreuve de l’insoutenable, repérable à l’expression d’« états » fortement dysphoriques. Ceux-ci sont vivement perceptibles dans un ensemble de figures dont les traits essentiels sont ceux de l’excès, de la transgression, de la destruction, de l’auto-immolation, du cannibalisme « divin » et de la déréliction. J’ai privilégié celles qui forment une constellation ayant pour foyer le sacré maléfique.

Ici, j’analyserai deux de ces figures : celle du meurtrier et celle du traître ou du renégat. Elles forment en quelque sorte des moments de l’épreuve de l’insoutenable dont témoigne l’oeuvre du poète. J’en évoquerai sommairement la nature en précisant qu’elle s’aggrave d’être voulue comme une « illumination par déchéance [6] » dans laquelle le sujet consent à l’auto-immolation en tant que Christ noir ou diabolique et, à la fin, se découvre être la proie d’un Dieu « extrémiste » et cannibale.

Tout lecteur de l’oeuvre de Vanier aura constaté la place prépondérante qu’y tient la symbolique religieuse (catholique). Un examen attentif est requis à cet égard. Je m’en tiendrai à signaler que l’imaginaire de l’oeuvre témoigne d’une expérience du sacré, du sacré dans sa dimension maléfique ou infernale résultant d’un renversement « sacrilège » de son opposé, céleste et sublime. Pareille expérience peut être interprétée comme celle d’une tentative pour surmonter une insupportable dysphorie de provenance pulsionnelle.

J’ai choisi de faire porter ma lecture sur les sept derniers recueils, publiés aux Herbes rouges de 1994 (Le fond du désir [7]) à 2001 (Porter plainte au criminel). Ce choix peut sembler arbitraire, il l’est jusqu’à un certain point, mais il est cependant motivé. Dans les oeuvres précédentes, la révolte ou la revendication de la liberté sont expressément associées à des luttes contemporaines [8] menées au nom de la révolution « prolétarienne » ou encore d’une libération inconditionnelle du désir entendue selon les paradigmes anarchiste, libertaire ou contre-culturel. Cela dit, mon approche ne présuppose aucune coupure nette dans une oeuvre dont la continuité est indéniable dès le départ. Dans tous les cas, la valeur est attribuée à la transgression : une « transvaluation de toutes les valeurs [9] », ainsi que Friedrich Nietzsche définit le nihilisme. Claude Gauvreau et Patrick Straram « autorisent » dans leurs préfaces [10], chacun selon son point de vue, une telle lecture. Cependant, toute référence explicite à des combats d’émancipation disparaît à peu près complètement des sept derniers recueils. Exception notable, dans Le baptême de Judas, ce « NOUS VAINCRONS [11] » que le contexte immédiat charge d’une atroce ironie : le « poète radical » se déclare seul, acculé à la déréliction.

Écrire pour ne pas tuer

« Enfant il rêvait d’être le plus grand criminel du monde/ou le coeur de la poésie [12] » ; « [r]épétons que j’écris/pour ne pas tuer » (RS, 54) ; « [j] e sais pourquoi on tue/je ne fais rien,/j’écris [13] » : les figures d’assauts violents, voire frénétiques, d’attentats criminels, de meurtres et de viols sont omniprésentes dans les derniers recueils de Vanier. Or, nulle justification n’est véritablement donnée à ces actes extrêmes, si bien qu’on serait porté à y voir de la pure gratuité. Par ailleurs, une lecture attentive conduit à inverser la valeur des sèmes aversifs : est revendiquée une « violente pureté ». Le tour oxymorique, hautement récurrent dans l’oeuvre, particulièrement dans ces derniers recueils, scelle dans un fulgurant raccourci une opération cruciale pour le déploiement de la forme-sens : du fait de leur jonction, la valeur des dissemblables ou des opposés est brutalement renversée, « transvaluée » ; le résultat est une entière positivation de l’aversif — sans (ré)conciliation ni fusion des opposés. L’opération a quelque chose d’un coup de force : « ainsi faut-il ignorer/que la pureté écarte la violence [14] ».

Un coup de force ou une décision ? « La foi dans le crime/nous transporte » (FD, 60) ; « nous tuerons/au nom de la lumière » (FD, 65). Comment comprendre des énoncés tels que « mon amour jaillit du meurtre » (UF, 13) ou « castrer tout ce qui bouge fut son bonheur » (UF, 65) ? Une hantise… Hanté par quoi ? Il y a lieu de prendre Vanier au pied de la lettre quand il déclare qu’il écrit pour ne pas tuer. Voir dans l’écriture un « dérivatif » serait faire montre d’inintelligence. Un poème du Fond du désir s’intitule « Le dandysme d’un homme armé [15] ». J’en cite les deuxième et quatrième strophes :

Coloré de lourdes invisibilités

constamment il s’abat

avec la 303 suprême

dont les balles ne tuent pas.

[…]

Je sais que l’on considère le mot « absolu »

comme prétentieux

 c’est vrai,

crevons-en donc tous.

FD, 47

Cette arme dont les balles ne tuent pas [16] est l’écriture. Par l’écriture ne s’en décharge pas moins l’énergie du meurtre. C’est parce que je sais pourquoi l’on tue que j’écris : la connaissance du mobile motive le choix de l’arme. Il serait toutefois inexact de parler de choix. Dès l’enfance, le rêve d’être « le plus grand criminel du monde » aura été du coup celui d’être poète. L’écriture, un absolu ? C’est encore celui dont nous « crevons » tous. Qu’est-ce qui fait qu’on tue ? Mais plus encore : même si l’on ne « passe pas à l’acte », quelle est cette puissante pulsion qui porte à tuer ? Le déni n’en conjure pas l’emprise, il en travestit les manifestations. Quelqu’un — pourquoi ? — ne parvient pas à s’arranger de la dénégation ; il ne dispose pas du boiteux avantage de la méconnaissance. Il sait et ce qu’il lui est alors donné de connaître, c’est la submergeante charge de la pulsion meurtrière : écrire, dans ces conditions, revient tout à la fois à en accuser le coup pour le répercuter en un « verbe noir [17] » et à tenter de tourner contre elle le savoir qu’il en tire. Horrible travailleur à son corps défendant.

Un poème curieusement intitulé « Riopelle » (CE, 34-35) donne à lire l’une des plus fortes figures de l’agression : « sors ton couteau/[…] poignarde fort,/renverse la bête ». Un vers, un seul, ramène, bien en deçà d’actes individuels, à l’impersonnelle, à l’universelle pulsion meurtrière : « Tout viole et s’étrangle sans sucreries », et c’est « sous peine de réalité » qu’on s’imaginerait pouvoir y échapper. L’écriture, dans la mesure et justement parce qu’elle interrompt l’abréaction « pure et simple », permet de dissiper l’illusion et, en conséquence, d’accueillir et d’assumer, d’éprouver « esthétiquement » la décharge pulsionnelle de sorte qu’elle ne se dérobe plus au savoir. Ainsi une extrême dysphorie est-elle convertie en une improbable euphorie, comme le signifient bien ces deux vers, fort prosaïques du reste, de la dernière strophe dans lesquels l’auteur reconnaît « l’évident bonheur ressenti/d’écrire un objet de ces images mentionnées [18] ».

Dans Porter plainte au criminel, Vanier, alors aux prises avec la phase terminale de sa maladie, fait preuve d’une rare lucidité dans l’examen réflexif de sa vie comme de son oeuvre. Dans l’un des premiers poèmes, « La torture du silence », il affirme maintenant « sav[oir]/que la vie se torture de grâce [19] ». Le savoir qu’est l’écriture de l’insoutenable se condense dans la vision du lien indissociable entre euphorie et dysphorie qui fait l’obscur noyau pulsionnel du vivant. Le premier vers du poème est fort étonnant : « Je suis un meurtre ». La proposition implique moins une identification au sujet qui commet l’acte qu’à l’acte lui-même. Essayons ceci : le meurtre est moi, ou mieux, tuer, dans l’acte même qu’il est, prononce un « je suis ». Ces formules bien évidemment laborieuses tentent de rendre compte d’une sorte de court-circuit mental chez celui qui cherche à comprendre son « état » — sur les plans tant de la logique prédicative que de la grammaire de l’énonciation [20]. Et l’ipséité (je suis) comme l’identité (moi) sont en jeu. L’identité est pulvérisée (en tout cas neutralisée, « impersonnalisée ») puisque le prédicat ne « convient » pas au sujet, et l’ipséité est surintensifiée dans l’acte qui la déborde (l’excède), l’absorbe d’un coup tout entière au point de lui ravir son « je suis ». Il y a « hypersubjectivation [21] ». Le meurtre est un acte radical, extrême, irruption convulsive, « épileptique » de l’immédiat : la suppression de l’autre « je suis » ou l’autre soi.

On pourrait certes admettre qu’une telle proposition poétique soit « lancée » en toute désinvolture, mais l’on présupposerait alors qu’elle ne fût pas dite : pleinement assumée par le sujet de l’énonciation. La connaissance du contexte qu’est l’oeuvre, notamment le dernier livre d’où provient cet énoncé, incite à y reconnaître la responsabilité d’un tel dire et de son sujet. Or, paradoxalement, l’acte discursif qu’est ce vers tient en une fort déconcertante « déresponsabilisation » : j’assume qui je suis comme sujet en laissant mon « je suis » être, sans médiation, sans réserve, « pris en charge » par l’acte de tuer.

Le meurtre fait la subjectivité énonciatrice. Je ne tue pas parce que j’en aurais l’intention, tuer trouve le médium de son exécution dans le « je suis » dont il s’empare, exacerbant par là, en sa violente décharge pulsionnelle, la subjectivité que je n’ai pas le choix de ne pas reconnaître comme « mienne ».

Un destin, une fatalité : l’instance meurtrière est paradoxalement absoute — « innocente ». Un poème de Tu me trompes avec un oiseau [22] le dit bien, dès son titre, « Tuer au nom de Dieu ». J’en cite ce passage : « Je deviens cet homme dur comme la loi,/sans pierres à caresser/ni totems à pénétrer,/cela mène au meurtre et à la trahison [23]. »

Un traître sans cause

On trahit par faiblesse, ou contre rémunération (Judas !). On a voué fidélité à un être ou à une cause, par amour ou par conviction, et l’on trompe la confiance de l’autre. Le traître appelle sur lui le mépris, la réprobation, voire l’ostracisme.

Celui qui tue « au nom de Dieu » pourrait tout aussi bien dire : je suis la traîtrise. « Je » ne trahis pas, l’acte de trahir me fait être tel que je suis — fatalement. L’identité du traître est incurablement affectée de fausseté. Paradoxalement, l’identité du traître radical serait, tout aussi radicalement, vouée à l’emprise du non-identique puisque, traître à toutes les causes, déloyal envers tous sans exception, il serait contraint à ne pas s’épargner lui-même. Une impossibilité ontologique, ou encore une monstruosité morale. L’une des raisons qui m’a incité à privilégier comme notion clé le terme « insoutenable » me semble ici fortement motivée : « indéfendable » en est l’un des sèmes. Je me déclare traître radical parce que je découvre que mon être est incurablement affecté de fausseté ; la traîtrise me fait être ce que je suis, elle me précède dès mon origine, ruinant ainsi mon identité. Encore ici, comme pour le meurtre, une déresponsabilisation donnant lieu simultanément à une hypersubjectivation, celle du « Je suis », de l’ipséité. Tel qu’il se donne à entendre, je le rappelle, dans l’acte d’énonciation du dire poétique, lequel, en riposte à l’insoutenable (l’insupportable) et sous le coup de l’urgence, est astreint, parce que l’être du sujet est menacé, à une intransigeante véridicité. Je vais tenter de mettre en lumière les divers aspects d’un tel drame.

Le traître s’attire la réprobation. Mais si je suis traître selon une sorte de décret ontologique, c’est que je suis de naissance un réprouvé ; il revient au même de dire : c’est parce que je suis un réprouvé que je trahis. Un poème de Renier son sang, l’avant-dernier, noue tous les fils de l’atroce machination. Je le cite in extenso non sans remarquer qu’une page isole par la forte ponctuation d’un blanc la première strophe des suivantes :

Je souhaite Dieu,

condamné à l’éternelle urgence,

de l’entendre écrire :

l’amour fit de lui

un itinérant paranoïaque,

traître sans cause

seul, sale et affamé

sans oeufs ni savon,

pour qui tout pèse

dans une balance immédiate,

un déraciné

regardant par terre

en disant qu’il est poète,

cloué par la rechute

au mur de l’asile insensé.

RS, 69 et 71

Ce poème est l’un de ceux qui réunissent en une expression fortement condensée tous les moments du drame qu’élabore l’oeuvre de Vanier. La tournure de l’épitaphe que présente le premier vers de la deuxième strophe a pour effet de conférer au propos un caractère définitif. « Dieu » est pris à partie, sommé de prendre acte de l’irrémédiable détresse de sa créature, en tant que témoin assigné à l’écrit, qui la déclare dans l’instant « éternel » de son énonciation. Dieu est bonté, il est amour et de ce fait il doit assumer la responsabilité de ses oeuvres, car c’est l’amour qui « fit » le traître et le réprouvé.

Irrésistiblement, le mot et la notion de prédestination s’imposent. Avec la connotation d’une implacable fatalité. Mais peut-être surtout compte tenu des doctrines calviniste et janséniste selon lesquelles « Dieu aurait, par avance, élu certaines de ses créatures pour les conduire au salut par la seule force de sa grâce, et voué les autres à la damnation éternelle sans considération de leur foi ni de leurs oeuvres [24] ».

La déresponsabilisation du sujet apparaît ainsi comme tout le contraire d’une fuite ou d’une dénégation ; elle résulte en quelque sorte de cette hypersubjectivation qui voue le « Je suis » à une condamnation sans appel pour crime commis au nom de l’amour, de sa « violente pureté ». La délibération morale, dans ces conditions, n’a strictement aucune portée : si le seul critère d’après lequel « peser » des actes est indiscernable du fléau d’une balance fatalement réglée, les arrêts sont rendus dans une instantanéité sans médiation comme en une sorte d’aveugle infaillibilité. Je suis prédestiné au mal, qui m’y assigne doit s’en tenir responsable ; le fauteur de troubles, c’est Dieu.

Je note enfin l’aveu qu’énoncent les trois premiers vers de la troisième strophe parce que sa portée est considérable : se dire poète ne serait qu’une pitoyable justification qui ne ferait qu’aggraver la honte du réprouvé. Or, puisque ce sont ces mots-là même que Dieu est « condamné » à l’entendre écrire, c’est l’indignité, l’abjection à laquelle est prédestiné le sujet qui donne au poème son impérieuse et définitive nécessité.

Parmi les sept recueils, trois mettent particulièrement en relief la figure du traître ou du renégat, et les titres la signalent nettement : Renier son sang, La castration d’Elvis et Le baptême de Judas. Un poème intitulé « Le baiser de Judas », antérieur aux trois recueils, « place » déjà le thème que les oeuvres ultérieures développeront : « La langue de Judas est confite d’illusions,/[…]//ébréchée de lécher les croix/de la basse classe divine. » (FD, 65)

Dans la culture traditionnelle canadienne-française, le nom de Judas est celui de l’archétype du traître et du renégat. Vanier le revendique. Le « baptême », attribution rituelle du nom, du trait identitaire, a pour vertu de marquer d’un sceau définitif l’être du traître. Le poème éponyme du Baptême de Judas évoque crûment la paradoxale « pureté » que confère un tel sacrement : « Le baptême de Judas/m’a lavé en polluant l’eau/dont on asperge les enfants rouges [25]. »

Cette dernière expression évoque la figure du « Peau-rouge », récurrente dans l’oeuvre du poète tatoué. Un court poème, « Aux barricades », l’inscrit expressément : « Je ne relève pas d’un corps peint à la gouache/mais tatoué par Caïn,/la peau percée/par les astronautes de Satan,//quoi de plus noble qu’une peau rouge. » (UF, 64) En tant que premier meurtrier, Caïn est le réprouvé archétypique, un doublet de Judas, complice d’un déicide. Dans un poème de Renier son sang, « Vendre sa mère », la condition de traître ou de renégat est ouvertement revendiquée au nom d’une figure fortement paradigmatique : « Je ne suis plus blanc/mais noir de couleurs,//un Juif mohawk/en attente de lourds passés/entremêlés à la nostalgie du futur. » (RS, 46) En s’attribuant comme trait identitaire la « qualité » de Juif mohawk, Vanier s’enorgueillit de cumuler deux titres qui, selon les préjugés traditionnels, en font le candidat à l’exclusion sociale, à la condition de paria ou d’apatride.

Je ne relève qu’en passant cette modalité de l’exclusion sociale qu’est la condition d’apatride. On comprendra aisément par ce qui précède que Vanier la fait sienne « délibérément », non par choix à proprement parler, mais parce qu’il assume, en une attitude de revendication provocatrice, son destin de réprouvé : hors appartenance, hors filiation — un bâtard et un hors-la-loi. « Je suis indésirable aux douanes de l’amour/quand on s’aperçoit que la mutation est apatride » (FD, 15) ; « tu iras en prison,/gibet au coeur/[…]/attendant la déportation des apatrides. » (RS, 37) Dans une étude qui aurait pour objet la mise en contexte social ou culturel de l’oeuvre, ce motif-là serait bien sûr à privilégier.

Je retrace à présent brièvement l’« éthique » du traître et du renégat. Comme on peut l’entrevoir par les considérations qui précèdent, le « traître sans cause » sera entier dans l’ignominie, outrancier. Non seulement il n’épargnera pas, mais il visera ce qu’il y a de plus cher et de plus sacré : « vendre sa mère », « renier son sang », « fraud[er] le patrimoine » (CE, 12), « blasphém[er] son pays » (UF, 24). Il ne reculera pas devant les actes les plus lâches, les plus abjects : « tirer […]/sur les faibles [26] » ; « [p]ourquoi tirer dans la figure/quand on peut poignarder dans le dos [27] ».

Le Juif mohawk appelle, va au-devant de la stigmatisation. Il veut comparaître en jugement, c’est-à-dire être reconnu pour ce qu’il est. Mais comme ce qu’il est, il l’est par prédestination, avouer ses fautes, se repentir n’ont aucune portée, puisque la possibilité de s’amender lui est refusée. Dans ces conditions, la justice des hommes est en porte-à-faux parce qu’elle ne saurait, sans être invalidée dans son principe, reconnaître la fatalité « divine » du mal qui soustrait le coupable à toute imputabilité. Or, tel est bien le motif qui pousse celui-ci tout à la fois à avouer et à refuser à ses juges l’habilité à rendre un verdict. Cette inextricable contradiction entraîne une forte ambivalence de sentiments dans ce que j’appellerais la comédie des aveux, étant donné le tour palinodique des déclarations du sujet. J’enchaîne à la suite quelques passages : « Ce livre est sale de lumière,/sa clarté est celle d’un projecteur/sur l’âme empoisonnée,//torturant jusqu’à la bassesse des aveux,//c’est alors,/que j’ai tout dit,/électrifié […]/ j’ai avoué, halluciné/par immersion et sécheresse » (RS, 48, je souligne) ; « Je vous parle de loin/dans la sensibilité froide,/pour moi, ces textes sont tout,/sauf avouer quoi que ce soit. » (CE, 23 ; je souligne.) Dans le même recueil on trouve ce titre de poème : « J’ai tout avoué » (CE, 31) !

« Les traîtres aussi sont courageux » (RS, 47) : revendiquer la traîtrise, la lâcheté, la fausseté et la bassesse, par renversement de la morale admise, est une affaire d’honneur, à la manière des truands. Le Juif mohawk tire sa fierté de pousser la transgression jusqu’à rompre le tabou le plus sacré : il « déterr[e] la hache de guerre/durant la nuit du Pardon » (CE, 25). L’évocation du Vendredi saint me donne l’occasion de signaler dans quelle direction aller si l’on veut scruter plus à fond les présupposés de la morale du traître, je l’ai suggéré plus haut.

« L’oiseau de vice et virus/se saoule dans la faute [28] » : l’ivresse du mal n’est aucunement la jouissance tirée de la transgression que s’accorderait un mécréant placidement désinhibé. Vanier n’est rien moins qu’un « athée ». Comme on l’aura remarqué, notamment avec la figure de Judas, le paradigme religieux est omniprésent dans l’oeuvre. L’ivresse du mal est indissociable du sentiment de culpabilité. Le « coupable » est un pécheur. Mais si le sujet est prédestiné à faire le mal, l’instance maléfique qui l’y contraint le dépasse, le transcende infiniment : sa démesure en dénonce le caractère sacré [29]. À la lettre, la faute est originelle. Ce caractère démesuré du sacré, comme je l’ai dit, ressortit à la réalité pulsionnelle de l’insoutenable qu’est « le fond de la vie [30] » pour celui qui n’en peut éviter l’épreuve.

Voici les deux premières strophes d’un poème intitulé « L’amie de personne » :

D’après vous

qu’écrit donc encore

cette vieille femme ?

Elle réécrit

l’histoire

d’Un homme et son péché

qui détraque l’invisible,

pour retourner se laver au lard

dans l’eau noire.

CE, 11 [31]

Écrire ne serait que ressassement sans fin de cette histoire de « vieille femme », cette histoire rebattue de péché originel transmise par Le petit catéchisme et le folklore des « pays d’en haut ». Il y a lieu par contre de décontextualiser le titre, sans perdre toutefois de vue le caractère compulsif du « péché » de l’avare, qui meurt non repenti, le poing crispé sur son or, pour l’entendre comme l’« histoire » du sujet voué dans l’écriture à la perpétuelle résurgence du sentiment de culpabilité.

D’un poème intitulé « La chaleur de l’aqueduc », voici l’avant-dernière strophe :

Je mourrai comme Séraphin,

oublié dans un motel américain,

un bébé mort

éteint dans le ventre de la télévision,

avec cette légèreté de fin du monde

qui fait de l’âme,

un traître sans importance,

n’obéissant qu’aux éclairs,

aux fouets

et à la dynamite.

RS, 49 ; l’auteur souligne.

Mourir comme un homme et son péché, c’est être condamné à l’ultime avortement de soi et voué au châtiment infernal pour avoir détraqué l’invisible. Mais tuer et trahir sont des actes inexorablement commandés par une prédestination originelle : le Juif mohawk est avant tout un réprouvé de naissance. Pareil destin ne peut être imposé que par un Dieu criminel, « se taisant, extrémiste [32] », qui exige de son « fils intègre sur la croix » (RS, 16) d’incarner le mal jusque dans une auto-immolation sacrificielle diabolique. Pareille dramaturgie ne peut cependant être comprise si l’on ne voit pas dans « le sale intrus des âmes [33] » la figure hypostasiée de l’insupportable souffrance qui provient du « fond » pulsionnel « de la vie ».

*

L’examen des figures du meurtrier et du traître ou du renégat met en lumière l’implacable prédestination au mal du « Juif mohawk ». Elles s’élaborent d’après un imaginaire religieux, catholique, sur le mode d’une radicale inversion en sacré maléfique. Le caractère « fatal » et « originel » d’un tel drame révèle un sujet livré à l’emprise de pulsions autodestructrices — à ce que j’ai appelé l’épreuve de l’insoutenable. D’une telle épreuve, il y aurait lieu, on peut l’entrevoir, de retracer et d’analyser d’autres figures. La plus extrême, je la propose ici à titre d’hypothèse, serait celle de l’auto-immolation d’un Christ noir ou infernal, commandée par un Père cannibale.