Chroniques : Roman

Raconter de biais[Record]

  • Frances Fortier

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  • Frances Fortier
    Université du Québec à Rimouski

Authenticité, vraisemblance, mimesis, tels sont les passages obligés de la narration qui prétend crier l’amour, dénoncer les discours ambiants ou montrer la barbarie des échanges humains. Sont-ce là des impératifs si catégoriques qu’ils ne puissent être contournés ? Les trois textes retenus ici en jouent allègrement pour raconter, de biais pourrait-on dire : le désir amoureux du premier (Obscènes tendresses, Marie José Thériault) s’énonce à même d’autres textes, sans lesquels il ne pourrait exister, décuplant le registre authentique d’une épaisseur intertextuelle qui le renforce ; la fabulation allégorique du second (La logeuse, Éric Dupont) réinvente la péripétie au-delà du vraisemblable pour mieux stigmatiser les effets pervers de la rectitude discursive et morale, alors que les trois récits du dernier (Piercing, Larry Tremblay) viennent spécifier une manière de représenter le réel qui doit tout à l’observation minutieuse du détail et à la façon inédite de le rendre. Regroupées en cinq saisons, printemps, été, automne, hiver et morte-saison, les vingt-sept lettres, dont trois non datées, dégagent du calendrier les soubresauts de cette passion, le printemps s’étendant, par exemple, du 12 octobre au 22 mai. Une telle déchronologie favorise en outre la persistance du sentiment d’amour puisqu’elle permet de réactualiser sans cesse l’exploration et l’expression des multiples registres d’un discours amoureux qui passe de la passion torride à la tendresse, de la pudeur au dépit, du bavardage philosophique à l’injonction pour se clore en une imploration douloureuse : L’écriture façonne une langue somptueuse pour dire l’amour, nourrie de lectures anciennes où on accepte d’« aller en enfer à pied » (88) pour connaître la volupté et où on remercie « tous les démons de la vie et la païennerie la plus sauvage » (72) de l’y avoir menée. Ailleurs, alors que « l’aine bat résonne mange l’aine qui bat résonne » (145), la « fragile saturnie » (145) du regard de l’amant et son « corps pérégrinant » (145) — « lieu plain » (145) où l’amoureuse déchiffre le monde en « dolant de l’ongle » (145) les ressauts de son dos —, l’amour se dit en une pulsation à la fois sonore et sensible. Une intertextualité éclectique vient encore féconder le propos, à même les citations ou les évocations de Rainer Maria Rilke, Marguerite Duras, Yasar Kemal, Sade, Raymond Desnos, Philippe Jaccottet, Jacques Sojcher et d’autres. Mais c’est surtout dans la mise en scène du fantasme que cette « lettre beylicale » (122) excelle ; quelques éléments de décor, une pose, un regard suffisent à déclencher l’illusion voluptueuse, qui pare l’amant d’atours emblématiques et le fait objet de langage, objet de désir. Sans doute fallait-il la caution de la littérature pour dire l’amour avec une telle candeur et la passion avec une telle franchise, entièrement à découvert, sans faux-semblants cyniques ou préventions caustiques. Une autre conception de la littérature informe La logeuse , d’Éric Dupont. Cette fable rigolote, inventive à souhait, revisite sans avoir l’air d’y toucher les diktats de la critique littéraire comme ceux des idéologies de l’heure, renvoyant dos à dos multiculturalisme, féminisme et protection linguistique, en une parodie fine des discours et des formes. Si « les gens heureux ne lisent pas d’histoires » (271), celle-ci saura dérider même les esprits les plus chagrins. Bien servie par une écriture qui maîtrise ses enjeux, la dynamique narrative jamais défaillante fait rebondir personnages invraisemblables et situations loufoques en une « histoire de voyages et d’éternité, de mort impossible, de prophéties implacables et de cauchemars navrants » (8). L’héroïne de cette allégorie hilarante est une Gaspésienne de 20 ans, Rosa Ost, qui quitte son Notre-Dame-du-Cachalot …

Appendices