Chroniques : Poésie

Mille et un infinis[Record]

  • André Brochu

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  • André Brochu
    Université de Montréal

La poésie n’existerait pas sans la référence à l’infini. Celui-ci est visé à travers des sentiments humains, comme l’amour, ou des élans plus religieux. Simone Routier passe volontiers de l’un aux autres. Dans la tradition québécoise, revisitée par Louise Blouin et Bernard Pozier, on trouve des ferveurs de toutes sortes, et même celle qu’inspire le sport, au beau milieu de l’Espace Québec. Petite-nièce de François-Xavier Garneau, contemporaine d’Alain Grandbois à qui elle fut fiancée, contemporaine aussi d’Alfred DesRochers, de Jovette-Alice Bernier, de Medjé Vézina et de Robert Choquette auxquels, littérairement, elle s’apparentait davantage, Simone Routier s’est taillé rapidement une place intermédiaire entre la tradition et la modernité, n’abandonnant jamais la sécurité de l’une pour les ivresses de l’autre . L’ivresse était d’ailleurs plus facile à vivre dans le confort d’une versification régulière, assouplie grâce aux menues dérogations déjà pratiquées par l’école symboliste. Tout de même, dans ses derniers recueils, Simone Routier adoptera le verset claudélien, sans le génie ou les audaces du maître. Au total, rien qui s’approche de Grandbois ou d’Hector de Saint-Denys Garneau. Chez les femmes de cette époque, Gilles Marcotte l’a bien montré, c’est l’étonnant discours charnel qui s’impose , avec un grand naturel et sans révolution formelle. Simone Routier, dans une prosodie rassurante, tient un discours amoureux inquiet, ardent et parfois attachant. Les affects les plus contradictoires se bousculent : une intense sensualité, qui s’attache à l’homme comme à un vecteur d’infini, et une paradoxale retenue qui fait échouer toutes les rencontres. Et de grands malheurs : en particulier la mort accidentelle de Louis Courty, le fiancé, deux jours avant le mariage projeté. On a l’impression d’une névrose de destinée, qui se fait sentir dès le début. L’« immortel adolescent », en effet, qui donne son titre au premier recueil (le plus célèbre) et qui est l’objet d’un amour idéal aussi vaste que la Terre, est une statue modelée par l’auteure. Simone Routier pratique aussi les beaux-arts et, tel un Pygmalion féminin, elle s’éprend de sa créature imaginaire. C’est dire que l’irrépressible élan du désir ne s’accommode guère de la réalité et cherche plutôt satisfaction dans la projection de soi. De là un discours du sentiment qui compose peu avec la raison. « Comment vient l’amour », dont le titre a été retenu pour le choix de poèmes, est une illustration parmi bien d’autres de la thématique amoureuse de Routier. En voici quelques bribes : Le futur objet de la passion est d’abord sans intérêt, inexistant, plus exactement neutre ou incolore. Puisqu’il est sans ancrage dans le regard du sujet, il faudra que le désir inconscient le prenne en charge et lui confère la vie qui lui manque, exactement comme la jeune sculpteure donnait forme au « bel Adolescent », le tirait du chaos (« Être vivant tiré d’une humble masse informe » [27]). Il faut d’ailleurs un état premier indéterminé, « terne », pour que le regard agissant puisse susciter, en quelque sorte, les attraits souhaités. Le premier poème disait : « J’ai pétri de mes doigts ton immortelle chair,/J’ai guidé sous l’argile, avec tant de tendresse,/Tes muscles vigoureux qui te font mâle et cher… » (27). La belle éperdue de « Comment vient l’amour » découvre l’être aimé comme si elle le dessinait : C’est bien le désir du moi qui fait pleuvoir sur l’être aimé les agréments troublants, et il n’est pas étonnant dès lors que l’objet de l’amour devienne tout entier le sujet lui-même, envahisse la conscience qui l’a préalablement engendré : La peine procède de l’amour même, de sa pression démente qui en vient à supprimer la frontière du toi …

Appendices