Chroniques : Poésie

Territoires et lieux du pouvoir poétique[Record]

  • Luc Bonenfant

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  • Luc Bonenfant
    Université du Québec à Montréal

Il y a quelque ironie à signer une première chronique après la parution récente de l’essai de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? Suivant l’argument de Bayard, le chroniqueur parlera forcément mal des livres qu’il a lus puisque « tout écrivain qui a discuté un peu longuement avec un lecteur attentif, ou lu un article assez long à son sujet, connaît cette expérience d’inquiétante étrangeté où il se rend compte de l’absence de correspondance entre ce qu’il a voulu faire et ce qui en a été compris  ». Pire, le chroniqueur parlera même de livres qu’il n’a pas lus, « tout livre dont nous parlons [étant] un livre-écran » fabriqué par « nos fantasmes et nos illusions  ». Ceci, bien sûr, ne signifie nullement qu’il faut s’empêcher de parler des livres. De manière provocante, Bayard note d’ailleurs qu’« il est tout à fait possible d’avoir un échange passionnant à propos d’un livre que l’on n’a pas lu, y compris, et peut-être surtout, avec quelqu’un qui ne l’a pas lu non plus  ». Tout dialogue littéraire ne peut donc se réaliser sans afficher en même temps une nécessaire subjectivité. C’est pourquoi je ne parlerai ici que de recueils que j’ai aimés. Concession rhétorique d’un chroniqueur ne souhaitant pas, en signant sa première chronique, se faire trop rapidement d’« ennemis » ? Non. Plutôt : parti pris du lecteur en moi, qui préfère parler des livres qu’il a aimés (même s’il ne les a pas « lus »…). Ma prédilection, cette fois, est allée à des poètes qui font la démonstration de leur foi à l’égard du pouvoir de la parole poétique. Intellectuelle (chez Carole Forget et Yannick Renaud), sociale (chez Tony Tremblay) ou formelle (chez Jean-Éric Riopel), l’écriture occupe chez eux des territoires qui n’ont de cesse d’en exacerber la nécessité. Méditation sur le deuil, La disparition des idées  de Yannick Renaud est d’une belle et grande placidité. La disparition de l’être aimé s’y vit sur le mode calme et doux d’une sentence qu’il s’agit de comprendre en vue de « ranger les vies comme on archive des souvenirs. Par la fin. Avec méthode » (13). Finement ciselée jusque dans les ellipses qui laissent surgir les pensées les plus fortes, la phrase poétique de Yannick Renaud ne tombe jamais dans le piège de la sentimentalité. La démarche est ici réflexive ; le processus de deuil, intellectualisé. Il y a pourtant tout sauf de la froideur dans le constat. Chaleureuse, la voix poétique s’oppose à la rigidité des monuments pourtant dédiés aux morts, comme ces « cathédrales [qui] ne disent rien de plus que le temps sur leurs pierres » (22), préférant dévoiler le caractère sensible d’une perte dont la conscience attise inlassablement le souvenir, malgré la réalisation que « se souvenir, [est] plus difficile que de ne pas se souvenir » (26). À cette incarnation, qui fonde la force des poèmes, s’ajoute une humilité constante. Le poète sait qu’il ne sait pas quand il écrit que « comparer les guerres c’est prétendre tout connaître » (53). La voix lyrique est aussi mature que modeste, et s’il reste quelque chose de romantique dans le propos, c’en est donc la part la moins hautaine : un Victor Hugo n’aurait jamais pu écrire que « la vue d’un océan confirme la simplicité des peines » (16). On se prend même, en cours de lecture, à penser à l’écriture humble et retirée de Jacques Brault, sans que Renaud y perde nécessairement au change. La syntaxe du recueil pointe inexorablement vers le lyrisme fluide d’une voix qui refuse le panache …

Appendices