Dossier

Liminarités et incidences génériques du paysage littéraire québécois du dix-neuvième siècle[Record]

  • Réjean Beaudoin and
  • Luc Bonenfant

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  • Réjean Beaudoin
    Université de la Colombie-Britannique

  • Luc Bonenfant
    Université du Québec à Montréal

Lors d’un voyage en Europe, Jules-Paul Tardivel notait que « pour un Canadien français, Paris est un monde inconnu ; tandis que Londres, c’est tout bonnement la ville de Montréal multipliée par vingt  ». Cinq ans après son voyage à Paris, Arthur Buies relatait ce qu’il avait vécu en 1867 dans la capitale française, « cette reine des arts et de la pensée dont le nom rayonne sur le monde, éblouissant les imaginations  » : Il est impossible de ne pas remarquer le traumatisme avoué de l’écrivain canadien-français à Paris : la Ville-Lumière porte un « nom [qui] rayonne sur le monde » et « qui donne le vertige » ; les périphrases se déploient, amples et nombreuses, autour de ce nom qui s’ouvre aussitôt comme un « gouffre », un « sombre et délicieux enfer ». « Le vide, l’angoisse, le vague saisissement de l’inconnu » sont le fait d’« une grande ville où l’on ne connaît personne », mais ce sont aussi les indices d’une aliénation, d’une exclusion plus amère que celle de la communauté des liens du sang ou des rapports sociaux. La nostalgie de l’origine s’exprimait par le sentiment de l’exil sous la plume de François-Xavier Garneau racontant ses propres souvenirs de voyage en France : « [C]ette vieille terre […] dont j’avais tant entendu parler par nos pères, et dont le souvenir se prolongeant de génération en génération, laisse après lui cet intérêt plein de tristesse qui a quelque chose de l’exil . » Une tension frappante se remarque partout dans ces témoignages qui présentent, en effet, un « intérêt plein de tristesse ». Il faudra attendre une nouvelle conjoncture et le siècle suivant avant que les écrivains québécois commencent à explorer cet éloignement « qui a quelque chose de l’exil ». Et quand Buies raconte cette expérience (« Je tombai donc dans cet immense Paris, et dès le premier jour j’eus peur »), il ouvre un récit encore à venir, récit qui ne pourra s’élaborer que longtemps après lui (chez Marie-Claire Blais, dans Une liaison parisienne , ou chez Michel Tremblay, dans Des nouvelles d’Édouard ). Les contemporains d’Arthur Buies étaient douleureusement conscients d’une différentiation nécessaire entre la littérature canadienne-française qu’ils désiraient fonder et la grande littérature française dont le modèle semblait condamner d’avance leurs efforts. On sait qu’Octave Crémazie risqua l’hypothèse suivant laquelle la littérature nationale aurait de meilleures chances de s’imposer si elle s’écrivait en huron plutôt qu’en français . Vers la fin du siècle, Arthur Buies en vint à se demander à qui cette littérature pouvait bien s’adresser chez un peuple « sans classe instruite  », et Jules Fournier expliqua au critique français Charles ab der Halden , en 1906 et 1907, que la littérature canadienne-française n’existait pas : on avait publié, depuis quelque quatre-vingts ans, des romans historiques et des romans de la colonisation qui se lisaient comme des sermons, des épopées sans héros, des vers réguliers sans poésie et remplis de fierté patriotique, tout cela dans un vide quasi absolu de la critique. Bref, cela ne faisait pas une littérature. En poésie, la consécration de Louis Fréchette à Paris (lauréat de l’un des prix Montyon de l’Académie française en 1880 pour Les fleurs boréales) devait bientôt pâlir devant la révélation d’Émile Nelligan, en 1904, grâce au premier recueil de ses vers réalisé par Louis Dantin : Émile Nelligan et son oeuvre . Ainsi, la référence à la France dans la littérature québécoise du dix-neuvième siècle semble tout au moins problématique, voire douloureuse. Dans L’absence du maître, Michel Biron postule que la littérature québécoise se caractérise par cette …

Appendices