Chroniques : Roman

Le syndrome de la fin[Record]

  • Martine-Emmanuelle Lapointe

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  • Martine-Emmanuelle Lapointe
    Université de Montréal

On ne cesse de l’évoquer. La fin serait là, pas très loin, présence vague et précise à la fois dont l’horizon serait pleinement investi. Inutile de dire que le roman contemporain en porte les traces, qu’il s’inspire des statistiques crépusculaires sur l’état de notre planète, de la vacuité des relations sociales ou de la disparition des grandes idéologies. Le syndrome de la fin, ou du post — si abondamment invoqué dans les médias — travaille, souterrainement ou non, les derniers ouvrages d’Élise Turcotte, de Nelly Arcan et de Stéfani Meunier, et témoigne assez éloquemment d’une sorte d’angoisse diffuse de la disparition. Élise Turcotte a souvent fait du lieu — mais plus encore de la maison — l’un des personnages privilégiés de ses fictions. Dans Le bruit des choses vivantes , la maison d’Albanie et de Maria constitue un refuge, une cellule à la fois close et ouverte, qui protège des assauts de la vie extérieure et des images apocalyptiques diffusées par les médias. Le lieu et les objets quotidiens de La maison étrangère deviennent littéralement le prolongement du corps et de la conscience d’Élisabeth. Forteresses et havres, les maisons d’Élise Turcotte sont cependant investies par les signes de la perte et contraignent fort souvent le sujet qui les habite à s’y réfugier pour mieux s’y égarer. Jamais Élise Turcotte n’aura-t-elle insisté autant sur la négativité du lieu habité que dans son dernier ouvrage, Pourquoi faire une maison avec ses morts , paru tout récemment chez Leméac. Comme son titre l’indique, le récit porte les traces d’une réflexion sur la cohabitation des morts et des vivants, sur cette mince frontière qui les sépare et qui menace à tout moment de s’effacer. La première phrase de l’ouvrage nous plonge d’emblée dans un univers étrange peuplé de fantômes, d’animaux ou d’humains, de présences évanescentes aussi nombreuses que changeantes : « J’ai toujours trop pensé à la mort. Du plus loin que je me souvienne, elle s’est manifestée à moi sous des formes diverses. » (9) Au fil des sept histoires qui le composent, chapitres d’un roman ou courtes nouvelles interreliées, le récit explore les thématiques du suicide, de la divination, de la lente décomposition des cadavres, de la maladie, des rites funéraires, mais surtout de la fin du monde ou d’un monde qui, aux yeux de la narratrice, s’avère imminente. Pourquoi faire une maison avec ses morts ? Cette interrogation, centrale s’il en est, renvoie d’abord à l’absence d’espace réservé aux défunts dans le monde contemporain, voire à l’omniprésence d’une version propre et aseptisée de la mort. La narratrice affirme : « aujourd’hui, plus personne ne sait comment faire une maison avec ses morts » (48), ajoutant un peu plus loin qu’« [o]n se filme pour dire adieu, ainsi quand le dernier jour arrive, le deuil est déjà accompli. C’est une nouvelle loi : nous devons laisser les vivants tranquilles et organiser notre propre disparition » (49). Paradoxalement, c’est en refoulant la mort que l’humanité s’approche le plus dangereusement de sa propre perte, incapable d’interpréter les signes, pourtant manifestes, de sa disparition. Pourquoi faire une maison avec ses morts ? La question pourrait également être formulée ainsi : pourquoi s’aveugler devant cette mort que l’on accueille tout de même chez soi, pourquoi la préméditer aveuglément, pourquoi faire en sorte qu’elle advienne sans qu’on y soit préparé ? Les signes de la catastrophe ne cessent de se multiplier. La narratrice « sai[t] que la fin de ce monde est proche parce que le récit de sa mort a été coupé » (49). Tant la disparition des espèces animales que les fusillades meurtrières dans les …

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