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Le personnage de Phonsine laisse en général à ceux qui lisent Le Survenant l’impression d’une jeune femme maladroite, aux allures de vieille fille, facilement dépassée par les événements ; elle suscite souvent la réprobation tant de son entourage que du lecteur. Phonsine, la mal-aimée, mérite pourtant mieux ; quand on analyse, du point de vue narratif, ses tentatives de prise de parole ou les gestes de son quotidien, on découvre en effet une femme complexe, désarmante. Phonsine est un volcan qui gronde mais ne fait peur à personne parce que tous savent que, si éruption il y a, les pierres retomberont sur les frêles épaules de celle qui a osé se fâcher ; c’est aussi une laissée pour compte qui exerce son pitoyable pouvoir où elle le trouve, c’est-à-dire là où cela ne porte pas vraiment à conséquence ; c’est une soeur à qui on a envie de murmurer à l’oreille : vas-y, défends-toi pour une fois !

À cette Phonsine romanesque perpétuellement désemparée s’est ajouté un double radiophonique dont on a pu espérer qu’il prendrait enfin sa place. Car la radio, et il faut bien ici invoquer une évidence, a donné la parole à un personnage qui l’a longtemps cherchée dans le roman : mais le médium a-t-il volé pour autant au secours de Phonsine ? La jeune femme est-elle parvenue à affirmer une autorité que le roman lui a niée pour devenir enfin un sujet agent et non plus un objet de commisération ?

Phonsine : l’espace de la parole bafouée

Pour répondre à ces interrogations, il faut brièvement revenir aux sources du personnage et s’arrêter à la Phonsine d’En pleine terre et des romans Le Survenant et Marie-Didace. Sa toute première apparition, dans le chapitre intitulé « Chauffe, le poële ! [sic] » d’En pleine terre, donne l’image d’une fille décidée, presque butée en fait ; à Amable qui la trouve « si belle, si vaillante [1] ! » et qui la presse de l’épouser, elle « tente [d’]expliquer ses sentiments tout d’amitié pour lui, puis sa volonté de rester libre un an de temps et de s’engager à Montréal [2] ». Présage de la difficulté qu’aura Phonsine à se faire entendre plus tard, cette résistance se fait connaître par le biais de la conscience d’Amable seulement qui s’étonne et s’indigne : « Elle n’était guère pressée de dire oui [3] ! »

Pourtant, le projet est d’envergure. Partir en « ville » est une transgression, surtout pour une femme : c’est aussi « s’approprier [un] espace masculin, c’est imaginer un endroit qui, en dépit de son hostilité, de la menace constante de ses rues violentes, pourrait offrir [à Phonsine] un point central, un lieu de convergence d’où transcender la servitude domestique et accéder au domaine du savoir[4] ». Les raisons de Phonsine sont éminemment économiques et ses visées beaucoup moins ambitieuses. Il reste que son retour et son mariage subséquent avec Amable porteront les marques de cette rupture. Déçue par la ville, la jeune femme revient vers Amable ; la narratrice s’enquiert alors : « Phonsine, qu’as-tu fait des roses fraîches de tes joues et de la lumière de ton regard brillant[5] ? » Personne n’osera directement lui poser la question mais cette perte d’énergie annonce le personnage qu’elle deviendra dans les romans subséquents. De fait, les deux autres oeuvres sont émaillées de monologues intérieurs ou de narrations qui donnent accès à la conscience de la jeune femme, indiquant les bouleversements intérieurs d’un personnage aussi ardent qu’impuissant qui voudrait désespérément dire des choses, s’opposer à un entourage qui gruge petit à petit (souvent inconsciemment) la place — factuelle et symbolique — déjà mince qu’elle occupe dans la maison : pensons au Survenant qui s’amène chez les Beauchemin au moment précis où le Père Didace, nouveau veuf, pourrait découvrir l’efficacité d’une bru jusque-là ignorée, voire méprisée, qui « n’est pas jugée digne de la maison qui l’a recueillie [6] » ; pensons aussi à l’Acayenne qui surgit, tout juste après le départ du Survenant, pour combler le vide laissé par celui-ci et brimer encore une fois Phonsine dans ses tentatives de s’approprier son espace ; pensons enfin à Marie-Didace, cette fille inespérée qui aurait pu être la rédemption du personnage mais qui préfère les bras chauds de l’Acayenne à ceux, nerveux et secs, d’une mère une ultime fois dédaignée.

Ainsi, Phonsine pense, Phonsine se dit, mais nul dans son entourage n’est au courant de ce qui l’habite :

La tête lui bourdonnait de pensées. Tantôt elle écoutait l’eau de pluie jaillir par grands jets de la gouttière, ou bien le vent claquer les toits des bâtiments et faire grincer les battants ; tantôt elle suivait le rythme profond du sommeil de l’homme ; tantôt elle se berçait tout à la tâche d’apprivoiser de petits projets auxquels elle avait accordé peu de prix auparavant : elle se taillerait une robe de matin ; peut-être qu’elle broderait une suspente de lit ; lundi en huit, il faudrait songer au grand barda du printemps. Mais tout le temps elle se mentait : elle savait qu’elle fuyait la trace des paroles du Survenant. Serait-il possible que son beau-père se remariât, qu’il amenât dans la maison une nouvelle femme ? Une femme qu’on ne connaissait ni d’Adam ni d’Ève, une étrangère [7] ?

Les verbes jaillir, claquer, grincer évoquent des bruits familiers mais néanmoins menaçants par leur force intrinsèque et reflètent aussi, on peut le supposer, des actions d’éclat que le personnage se retient de faire ; la parole de Phonsine ne jaillira pas, ni ne claquera mais sa tête, au diapason, bourdonne de pensées qu’elle gardera pour elle. De même, le conditionnel traduit la velléité foncière du personnage dans un discours indirect libre qui révèle, en même temps, la lucidité de la jeune femme : elle sait qu’elle élude les vraies questions qui la minent. Si Phonsine ne s’exprime pas, elle n’en pense pas moins. Les exemples à cet égard sont nombreux, dans un roman comme dans l’autre : « elle resta sans bouger, pareille à une statue de bois, à penser » (S, p. 234), lit-on dans Le Survenant, alors que Marie-Didace nous la présente aussi muselée :

Phonsine se retrouva péniblement à la réalité de la chambre. Ah ! oui, elle avait une petite fille. La joie la fit palpiter. Avec la joie, le sang, par ondes chaudes, afflua en elle. Elle chercha à se calmer.
— Je mourrai pas.
Elle pensa : « Ça ferait trop plaisir à l’Acayenne ». Puis elle se mordit les lèvres, de contrition. Pour sa pénitence, quand elle serait plus forte, elle égrènerait deux dizaines de chapelet [8].

On note ici le tiret du dialogue qui donne à lire une réplique formulée à haute voix, impression renforcée par le verbe subséquent pensa qui montre une Phonsine déjà rentrée en elle-même après une audace qu’elle ne se connaît pas et qu’elle réprime aussitôt. Est-ce la volonté de survivre pour prendre soin de sa fille qui lui insuffle cette combativité nouvelle ? C’est en effet au moment où Phonsine se sait enceinte depuis peu qu’elle ose tenir tête pour la première fois à l’Acayenne, dans le passage concernant les préparatifs des noces chez les Provençal :

Laure Provençal continua :
— Personne s’est jamais levé de table, sans avoir mangé à sa faim. À plus forte raison à une noce. C’est pas un mariage de veufs qu’on fait.
Phonsine, intentionnée à écouter, s’accrocha dans le berceau d’une chaise. Elle faillit trébucher, tellement elle riait.
— Non, mais vous la voyez qui tâtinne tout le temps dit l’Acayenne qui se revengeait sur sa bru.
Enhardie par la présence des autres, Phonsine, toute rouge, demanda :
— C’est de moi que vous parlez ?
— De qui c’est que tu veux que ça soye ? Je fatigue assez de te voir aller doucement.
— Pis moi, qui c’qui vous dit que je fatigue pas autant de toujours vous voir aller vite ?
La réponse de Phonsine égaya les voisines. On n’aurait pas cru celle-ci capable de si bien se défendre. Est-ce qu’il commencerait à lui pousser des crocs ? La grande Laure Provençal rajusta ses lunettes ; la mère Salvail s’assit confortablement pour ne rien manquer de la prise de bec.

MD, p. 161

Malheureusement pour la mère Salvail et pour les lecteurs, Marie-Amanda arrive sur ces entrefaites et sa seule présence sereine détourne et calme les esprits : dommage, on aurait aimé entendre la suite, plaisir dont se prive Guèvremont elle-même, par personnage interposé. Craindrait-elle que son personnage ne soit en train de lui échapper et, surtout, d’échapper au rôle de spectatrice auquel elle l’a confinée jusqu’ici ? Quoi qu’il en soit, ce passage confirme une facette méconnue de Phonsine, à savoir un sens de la repartie qui ne se fait pas entendre souvent, certes, — la jeune femme se contente de penser ses répliques — mais qui produit un effet d’autant plus grand qu’il est inattendu :

Marie-Amanda eut pitié d’elle :
— Crains-pas… je t’aiderai. Plus tard, si t’as besoin, lâche-moi un cri !
Quand il faut demander, c’est pas riche, pensa Phonsine.

MD, 127

Ces réflexions intérieures contribuent à altérer momentanément la perception du personnage. La pitié de Marie-Amanda, sentiment haïssable entre tous, se voit ici moquée par Phonsine. Se profile alors une jeune femme différente, presque combative qui puise une force dans le désespoir du moment ; entre « le rire et le pleurer », elle « ne sait plus par quel bout se prendre ni prendre le monde » dans un passage à vide qui « peut être à la fois la source de sa détresse et de son apaisement, un lien et une libération, quand [elle] se laisse emporter par le côté comique de son propre décalage [9] ». Le regard empreint d’autodérision qu’elle pose sur sa situation — « c’est pas riche » —, cette réponse intérieure douce-amère, désamorce l’impression de déroute et apaise le personnage. De fait, « sa détresse s’assoupit. Le charme de la parole de Marie-Amanda opérait » (MD, 127), écrit Guèvremont, de même que l’effet bénéfique de la mise à distance momentanée de sa détresse. Ailleurs, plus gouailleuse et en possession de ses moyens, elle attire les rieurs de son côté dans une joute verbale avec le Survenant qui se fait prier pour chanter lors d’une soirée chez Jacob Salvail :

— Quoi c’est que vous voulez que je vous chante ?
— La chanson de votre coeur, Grand-dieu-des-routes ! [dit une des femmes de l’assistance]
— De mon coeur ! Savez-vous si…
— Dites-en rien, interrompit Phonsine : c’est un chétif métier de parler en mal des absents.
— Phonsine, lui reprocha le Survenant, vas-tu te mêler d’être pointeuse, petite mère ?

S, p. 181

En effet, c’est une pointe, un fion, que l’on vient d’entendre : Phonsine la timorée peut quelquefois y aller d’une allusion et interrompre la parole de l’autre, pour insinuer que le Survenant n’a pas de coeur ou qu’il ne l’accorde volontiers à personne. Les autres « riaient fort », dans le plaisir de voir deux volontés s’affronter. De tels moments de grâce, hélas, sont trop peu fréquents pour arriver à infléchir l’image du personnage ; malgré tout, les ripostes de Phonsine, même empreintes du défaitisme qui la caractérise, bousculent l’image de « la bru maladroite et soumise » pour laisser entrevoir « une jeune femme décidée et lucide […] qui ne s’en laisse pas imposer [10] ».

De la page aux ondes

Dans le radioroman, nouveau médium oblige, l’auteure doit donner à entendre aux auditeurs les réflexions même les plus secrètes des personnages. Le radioroman permet donc enfin d’écouter ce que la jeune femme a à raconter. La prise de parole, dans le cas de Phonsine particulièrement, n’est pas uniquement factuelle ; elle devient symbolique puisqu’elle représente le passage du non-dit au dit, de la tentation de dire, pour paraphraser Madeleine Ouellette-Michalska [11], à la possibilité de dire. Phonsine devient alors une voix qui symbolise

le médium idéal du déploiement de l’intérieur vers l’extérieur ; sa force, sa hauteur, sa puissance émotionnelle de création ou de transformation de l’ambiance peuvent être graduées : elle peut être modelée et articulée, que ce soit sous forme de son chanté ou de son parlé, en tant que « vecteur » de la communication par la musique et le langage [12].

Mais cette voix se trouve-t-elle ipso facto investie d’une autorité nouvelle — au sens où l’entend Lanser [13] ? Se transforme-t-elle, par la magie des ondes, en une instance porteuse d’une contestation du monde qui l’a jusqu’ici réduite au silence ? Peut-on insinuer ici que le simple fait de prendre la parole soit déjà une affirmation, voire une victoire ? « La quantité de mots prononcés, rappelle Lori Saint-Martin, n’est pas en soi concluante : on peut parler dans le vide ou proférer d’infinies banalités. Il faut tenir compte du contexte de parole et, surtout, se demander qui est doté d’une parole d’autorité [14]. »

La lecture du radioroman donne à penser que l’espace dévolu à la parole de Phonsine, maintenant élargi, contribue à modifier l’idée qu’on se fait du personnage sans conférer nécessairement un poids auctoriel à ses interventions. Deux extraits, l’un tiré du roman, le second du radioroman, dans lesquels le Survenant raconte un souvenir de chantier illustrent ce phénomène :

— Je vous ai-ti parlé d’un couque que j’ai connu dans un chantier du Maine ? Il avait le secret des crêpes et des galettes de sarrasin comme pas une créature est capable d’en délayer. Elles fondaient dans la bouche. Seulement on n’avait pas l’agrément d’en parler à table parce qu’il fallait garder le silence.
Alphonsine, vexée, pensa à lui demander :
— C’est-il là, fend-le-vent, que t’as fait ton apprentissage pour si ben savoir retenir ta langue ?
Mais la présence de son beau-père la gêna.

S, p. 112, c’est moi qui souligne

Reprenant le même passage à peu près littéralement dans le radioroman, Guèvremont fait intervenir Phonsine :

survenant

Je fouille dans mes souvenirs ; je cherche à me rappeler où j’ai mangé du si bon bouilli.

phonsine

Revenez-en de vos histoires de mangeaille.

survenant

Était-ce à Calgary ? Stop. Ou au Nouveau-Brunswick, peut-être. Stop. Dans les chantiers du Maine par exemple, j’ai connu un couque qui avait le secret des crêpes et des galettes de sarrasin comme pas une créature est capable d’en faire.

phonsine

Moqueuse. Des crêpes, c’pas un mystère.

survenant

Oh ! Mais celles-là fondaient dans la bouche. Seulement on n’avait pas l’agrément d’en parler.

phonsine

Pour la raison… ?

survenant

Personne avait le droit de parler à table. Silence parfait.

phonsine

C’est-ti là Fend-le-vent, que vous avez fait votre apprentissage ?

survenant

Apprentissage…

phonsine

Pour si ben savoir retenir votre langue. Le Survenant rit. Le chien jappe. Z’Yeux-ronds ! Polisson !

survenant

Où c’est que vous avez eu ce chien-là ?

phonsine

Avez-vous envie de dire qu’on vous l’a volé ?

survenant

Ah ! Nè-veur-magne ! Porte. Pierre-Côme entre.

pierre-côme

Didace est pas à la maison ?

phonsine

Non, mon beau-père y est pas. Phonsine est toujours mal à l’aise quand elle est surprise à causer avec le Survenant [15].

Fausse victoire pour Phonsine que l’avènement à la parole, dans ce cas-ci du moins, car si la jeune femme exprime enfin ce qu’elle ne pouvait dire dans le roman [16], c’est uniquement parce que le beau-père, qui l’incitait alors à rester coite, est absent : dans cette maison du Père [17], la belle-fille ne peut espérer parler d’autorité. Pire encore, elle n’est même plus libre de ses réflexions, comme l’indique cette réplique de Didace lors de la maladie du Survenant parti se faire soigner chez Angélina :

didace

Alphonsine Ladouceur, fais bien attention, non seulement à ce que tu vas dire, mais à ce que tu peux penser. […] Casse rien dans la maison, Phonsine [18].

RRS, no 273, 20 février 1964, p. 2

Le fait d’énoncer au complet le nom de fille [19] de sa bru donne au beau-père une plate-forme pour appuyer une autorité discursive renforcée par l’usage de l’impératif. La mise en garde « Casse rien », par ailleurs, ne laisse pas d’étonner. Didace craindrait-il vraiment une rébellion ? C’est peu probable : conscient de son emprise sur la maisonnée, il peut raisonnablement supposer que Phonsine ne franchira jamais une telle limite.

Car, même sur les ondes, le personnage aura de la difficulté à imposer ses vues et à exprimer ses sentiments ; d’entrée de jeu, les indications scéniques la présentent tour à tour comme « Affolée », « Énervée », « Confuse », « Éplorée » « Inquiète », « Nostalgique » ; elle soupire souvent, parle « avec lassitude » ou « timidement », « entre les dents » ou « les dents serrées » (RRS, no 1, 24 septembre 1962, p. 1-5). Cette dernière didascalie est, dans le cas de Phonsine, plus qu’une image : en effet, parler entre les dents implique de proférer des mots à l’insu des autres personnages et de façon à ce que seul l’auditeur entende ; équivalents de l’aparté au théâtre, ces répliques constituent une voie d’expression bancale en ce qu’elles donnent la parole à Phonsine sans pour autant lui permettre de s’affirmer auprès des autres personnages.

L’écriture comme substitut de parole

C’est donc autrement que Phonsine tentera de se faire entendre. Apprenant que la police recherche un certain Eric MacDonald et constatant que le signalement correspond à celui du Survenant, elle voit là une occasion de se débarrasser de l’intrus qui a complètement enjôlé le beau-père et se décide à écrire une lettre de dénonciation. Cette séquence est présentée dans toutes les règles de l’art du suspens, c’est-à-dire selon une technique éprouvée que résume ainsi Danielle Aubry : « [L]a fameuse “suite au prochain numéro” crée en effet une sorte de passage métaphorique dans lequel tout est mis en oeuvre pour séduire le lecteur et, surtout, garantir sa fidélité […] [20]. » Cette audace de Phonsine a de quoi retenir l’attention de l’auditoire d’autant plus qu’elle participe d’un secret, « une stratégie qui consiste à suggérer sans dire », qui agit comme « vecteur d’inachèvement » et dont l’efficacité sera proportionnelle à la durée de ce secret [21].

Comme le montreront les extraits suivants, Guèvremont distille dans plusieurs épisodes les étapes de rédaction de la lettre : elle peindra Phonsine en conspiratrice, certes, mais surtout en flagrant délit de naïveté. D’abord, ne disposant pas d’un lieu à elle, la jeune femme rédige sa missive sur le coin de la table de la cuisine à quelques centimètres de l’homme qu’elle veut dénoncer, au vu et au su de toute la maison :

phonsine

J’te regardais pas, Grand-dieu-des-routes. Je regardais dans l’vide.

survenant

J’viens de perdre mes dernières illusions.

phonsine

J’me demandais si le mot… resemblance… prend deux « s » ou rien qu’un « s » ?

survenant

Moqueur. À propos de moi ?

narrateur

À qui Phonsine écrit-elle une lettre aussi importante ?

À demain.

RRS, no 52, 4 décembre 1962, p. 7

Tout entière à sa tâche, Phonsine ne voit pas l’incongruité de sa position. L’effort qu’elle met à rédiger cette lettre est aussi révélateur en lui-même : pas très à l’aise dans la repartie, la jeune femme peine aussi à écrire et elle doit s’y prendre à plusieurs fois ; elle y met tellement de temps, en fait, qu’elle doit s’inventer une destinataire dans la famille pour détourner les soupçons et qu’elle perd de vue la nature de sa lettre au point d’en laisser traîner le brouillon dont Amable prendra connaissance :

amable

Musique. Le brouillon d’la lettre de Phonsine !!!… Lit. Mon-si-eur… la présente est pour vous… mander… que… Parle. C’est ça sa tante du Pot-au-Beurre ? […]

RRS, no 53, 5 décembre 1962, p. 7

La conscience alourdie par une de ses rares initiatives, la jeune femme cherche à se rassurer auprès du Survenant (!) dans un passage qui corse l’anecdote en cours pour l’auditeur et aussi pour l’auteure qui doit « toujours garder à l’esprit ses liens avec “l’avant et l’après”, avec les acquis, transformations, héritages laissés par les épisodes précédents, et les répercussions qu’ils auront sur les épisodes projetés [22] » :

phonsine

De quoi c’est qui peut arriver… à… disons quèqu’un… qui écrirait… une lettre anonyme ?

survenant

Une lettre anonyme ? Écrire une lettre anonyme, Phonsine, c’est accomplir l’acte le plus vil qui soit. Cette manière lâche d’attaquer dans l’ombre peut provoquer l’anxiété, même la mort de celui ou celle qui en est la victime.

phonsine

Inquiète. Survenant !

survenant

C’est pourquoi l’auteur d’une lettre anonyme mérite le mépris, l’indignation de tout homme bien-pensant.

phonsine

Même si c’est marqué sur la lettre… « d’une personne qui vous veut du bien » ?

survenant

Davantage. Puisque l’auteur y apporte en plus de l’hypocrisie. Stop. Est-ce qu’on continue, Phonsine ?

phonsine

Attends… Mais de quoi c’est qui peut arriver… à l’auteur comme tu dis ?

survenant

Rien.

phonsine

Ah !

survenant

Il est assez difficile… presque impossible de le découvrir.

phonsine

Même si… la lettre anonyme… est signée ?

RRS, no 54, 6 décembre. 1961, p. 5

Cette chute comique ne signifie pas pour autant que l’anecdote est bouclée : Phonsine, qui s’est étourdiment identifiée, devra par la suite faire face à Amable qui sait tout depuis un moment et au curé qui lui demandera, comme réparation, de chercher à retenir le Survenant chez Didace. La séquence, toutefois, cristallise l’incapacité du personnage à aller au bout de ses entreprises : son action est bien un signe de protestation, une marque de sa volonté d’accomplir quelque chose, mais cette « voie négative » participe de ce que Leslie Heywood, citée par Barbara Havercroft, nomme « the agency of negation », c’est-à-dire des gestes volontaires qui s’apparentent beaucoup plus à l’auto-sabotage qu’à la réalisation de soi [23].

Toutefois, même si ce premier geste d’écriture s’effectue dans un contexte de gaucherie et de maladresse, il présente Phonsine dans une nouvelle posture, celle par qui l’information arrive. C’est un rôle qu’elle va endosser à nouveau plus loin :

survenant

La petite mère est dans ses écritures à matin ?

didace

Elle écrit à Marie-Amanda pour avoir de ses nouvelles. Je commence à trouver le temps long. Silence. Achèves-tu, Phonsine ?

phonsine

J’ai presquement fini : voulez-vous que je vous la lise, la lettre avant de la cacheter ?

didace

Lis-moi ça, Phonsine.

phonsine

Chère Marie-Amanda, deux mots à la course. La présente est pour te faire assavoir que ton père est inquiet de toi. Attends-tu du nouveau bientôt ? Sans vouloir te commander tu pourrais nous envoyer un mot quand même que ça serait au crayon de mine. À la maison, on est tous en parfaite santé. Il y a eu pas mal de brasse-camarade dernièrement, toujours par rapport au…

didace

J’t’ai pas dit de marquer ça.

survenant

Rire. Non, non, laisse-le. Je te défends de l’effacer Phonsine.

phonsine

Lisant. Par rapport au Survenant. Comme tu vois il est toujours avec nous autres. Et plus en vie que jamais. En attendant de tes nouvelles, je t’embrasse. Et je signe… ta belle-soeur pour la vie, Alphonsine.

didace

Mais tu lui as pas dit qu’elle puis Ludgère, c’étaient deux sans-coeur de pas nous donner de leurs nouvelles plus souvent ?

phonsine

Mon beau-père, ça s’écrit pas sur une lettre.

didace

Puis tu lui as pas marqué qu’elle se dépêche d’acheter au plus vite, à cause des glaces ?

phonsine

Mais… mon beau-père…

didace

Tu sais pas écrire ça, une lettre ! Pantoute ! J’voudrais ben avoir ton instruction. Je te cognerais ça les mots, d’aplomb. Ça rentrerait comme des clous dans du bois mou.

phonsine

Je peux ben la recommencer si vous aimez mieux.

RRS, no 108, 22 février 1963, p. 3-4

Cet extrait significatif montre la pauvre Phonsine en butte à la parole des autres : le Survenant lui défend d’effacer un passage ; le père Didace, en bon gérant d’estrade, lui fait sentir qu’il aurait fait mieux qu’elle. La lettre, lieu de l’expression du privé, reste ici au service de l’entourage : Phonsine écrit pour les autres tout comme elle avait écrit sa lettre anonyme pour bien faire. Mais son instruction, si précieuse soit-elle, ne lui sera d’aucun secours : dans un épisode ultérieur, alors qu’on cherche quelqu’un pour remplacer Rose Délima Bibeau comme institutrice, le docteur propose Phonsine et se fait répondre par Pierre Côme : « Vous y pensez pas docteur ? Ça y prend tout son p’tit change pour tenir maison. Puis encore… » (RRS, no 460, 23 avril 1965, p. 5) Ces mots, Phonsine les lui a mis elle-même dans la bouche plusieurs épisodes auparavant (RRS, no 396, 22 janvier 1965, p. 5-6), dans un réflexe d’auto-sabotage qui lui est familier [24]. Pourtant, le docteur a ses raisons de suggérer un dérivatif à Phonsine ; l’enseignement constitue une prise de parole symbolique, qui a du poids, et qui permettrait de faire dévier ailleurs une voix qui n’en peut plus de se taire :

docteur

Pause. Parlez, alors !

phonsine

J’aurais tant voulu qu’Amable aye du coeur à l’ouvrage. Le Bon Dieu sait que j’ai fait mon gros possible pour y en donner. Ç’a servi à rien. […]

docteur

Ne mettez pas les choses au pire. Il y en a de plus malheureuses que vous dans le monde, Phonsine.

phonsine

P’t’être ben. Mais… leur malheur c’est pas le mien. Pause. […]

docteur

Un peu gêné. Cela vous avance-t-il tellement, Phonsine, de me dire toutes ces choses ?

phonsine

Vous m’avez dit de parler docteur ; je parle.

RRS, no 433, 16 mars 1965, p. 1-2. Guèvremont souligne

La voie de la comédie

Que reste-t-il alors à cette pauvre Phonsine, objet de mépris ou, au mieux, de commisération ? Même partielle, la lecture du radioroman change déjà l’impression qu’on a d’elle, surtout à cause des mini-événements ou des personnages que Guèvremont a dû ajouter pour étoffer la trame originale [25]. La formule radioromanesque, dans ce cas précis, tend à évacuer toute la dimension psychologique qui explique le personnage et fait en sorte qu’à la fin de Marie-Didace, elle « sera devenue pour toujours la Mère Patriarcale canadienne-française, la femme dure habitée par la rancune et punissant les êtres autour d’elle de sa soif inassouvie [26] ». Destin sombre, certes, mais qui garde une noblesse par sa force d’évocation. Dans le radioroman, Guèvremont pousse Phonsine vers la comédie ; jusqu’à un certain point, elle fait d’elle sa tête de Turc. En lui conférant une position de subalterne, dans une maison patriarcale où elle est au service de tout le monde, l’auteure « la garde à portée de main, en réserve. Parce qu’[elle] en a besoin [27] ». À part quelques répliques bien enlevées, Phonsine accède malaisément à la parole et devient par le fait même une proie facile, car « pour devenir une tête de turc […] il faut que le Turc ne réponde pas : on peut alors continuer de taper. Tout le monde est content et fait de la surenchère [28] ». Cependant, cette position, plus jouissive pour l’auditeur que pour la principale intéressée, a comme conséquence paradoxale de donner plus d’existence à Phonsine ; là où elle ne peut émouvoir par ses interventions ou impressionner par sa vivacité d’esprit puisque sa parole est battue en brèche, sa personnalité maladroite fera rire, ce qui n’est pas rien ; il en va ainsi dans l’extrait suivant, qui montre Phonsine prête à prendre soin de Z’Yeux-ronds, le chien de Didace :

phonsine

Off. Oui, père Didace. Pas dans l’escalier.

didace

J’ai de quoi à te recommander.

phonsine

Oui, mon beau-père.

didace

Dorénavant, faut pas que tu l’bourrasses !

phonsine

Non, mon beau-père !

didace

Faut que tu le fasses manger à sa faim.

phonsine

Oui, mon beau-père.

didace

Faut pas que tu passes la moindre remarque, même s’il y arrive quèque accident.

phonsine

Non, mon beau-père.

didace

Surtout, jamais faire cuire son manger dans d’la graisse. Toujours dans du beurre.

phonsine

Journée d’la vie, mon beau-père. Faire cuire le manger de Z’Yeux-ronds dans du beurre. Un vrai gaspillage !

didace

Qui c’est qui t’parle de Z’Yeux-ronds, Phonsine. J’te parle de Survenant.

phonsine

Ah !

RRS, no 87, 24 janvier 1963, p. 7

Cette nouvelle « vocation » dissout, pour ainsi dire, l’impression de misérabilisme reliée au personnage. Certes, Phonsine est l’objet de la moquerie de l’auteure, qui lui réserve les pires moments de maladresse du radioroman, mais la jeune femme y gagne en pouvoir symbolique. L’être humain ne vaut pas grand-chose s’il ne vaut pas une risée, dit le dicton ; c’est grâce au rire suscité par sa maladresse que la jeune femme imposera, par moments, sa présence. Et par un effet d’entraînement pervers, c’est aux côtés d’Amable, l’autre mal-aimé du radioroman, qu’elle trouvera une nouvelle assurance pour mettre cette fois les rieurs de son côté :

phonsine

Le Survenant pas là ! Une affaire que j’m’explique pas. Cajoleuse. Ça te tenterait pas, mon beau Amable, d’aller faire un tour ?

amable

Un tour !

phonsine

Oui… en gagnant chez Angélina Desmarais.

amable

Ben d’valeur, Phonsine. Mais… ton beau Amable, ça y tente pas pantoute.

phonsine

J’ai jamais vu un homme aussi peu curieux.

amable

C’pas aussi ben d’même ?

phonsine

Des fois j’m’arrête à penser. Stop. Sais-tu à de quoi c’est que tu m’fais penser, Amable ? À un ch’val…

amable

T’as gros d’respect pour ton mari, Phonsine !

phonsine

Pas à un cheval ordinaire. À un cheval avec des oeillères. Tu regardes toujours drette devant toi. Jamais de côté.

RRS, no 295, 23 mars 1964, p. 1

En effet, il y aurait long à dire sur les répliques échangées par ce couple laissé pour compte. Amable, le souffre-douleur épisodique de Phonsine — on est toujours la tête de Turc de quelqu’un —, forme avec sa femme un tandem dont le rôle est encore à circonscrire. Évoluant en marge des grands événements, tout en y étant étroitement mêlés, ils évoquent de loin le serviteur et la soubrette du théâtre classique, sens de l’à-propos en moins. Ensemble, ils prennent une force nouvelle. Une lecture plus pointue de leurs dialogues permettrait de tirer d’intéressantes observations à cet égard.

Mais pour l’heure, force est de constater que Germaine Guèvremont, dans le radioroman, a altéré mais n’a pas majoré le pouvoir de la parole de Phonsine ; la jeune femme, « qui trouve plus naturel de se détester elle-même que d’en vouloir au Père [30] » dans les romans, voit son rôle se décentrer pour aller vers une légèreté paradoxale : elle fait plus rire et fait moins pitié. Même si cette voix peine à imposer une nouvelle perspective sur les êtres et les choses, c’est une petite victoire pour un personnage auquel on souhaitait mieux.