Chroniques : Poésie

Vivants monuments[Record]

  • André Brochu

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  • André Brochu
    Université de Montréal

Avant d’aborder le substantiel choix de poèmes de Nicole Brossard, D’aube et de civilisation , puis les actes d’une réflexion collective sur Jacques Brault , il convient de jeter un coup d’oeil sur le tout nouveau recueil de Brossard. Ardeur  nous permet d’apprécier la dernière manière de la poète, qui certes ne change pas de poétique comme de chemise, mais poursuit de recueil en recueil un travail de renouvellement en profondeur du discours poétique, loin des lyrismes faciles et, tout aussi bien, des excès de cérébralité. Le titre nous met sur la voie d’une affirmation des puissances du corps, l’ardeur pouvant désigner le désir amoureux ou une plus simple exultation organique, une disposition face à la vie, au monde. En fait, les mouvements du corps apparaissent bien tempérés dans ces poèmes brefs, et c’est avec une ardeur tout intérieure, mais bien réelle, que le lecteur est invité à communier. Une sorte de oui à la vie — le mot « vie » est sans doute celui qui revient le plus fréquemment dans les poèmes, avec le mot « aube » qui représente l’espoir, la renaissance, mais sans les pétulances de l’aurore (jamais nommée) ; une naissance du jour encore toute mêlée à de la nuit. La nuit est d’ailleurs aussi un mot fétiche, et si la tonalité d’ensemble du recueil est bel et bien l’ardeur, celle-ci se définit tout de même à partir d’une condition humaine, quotidiennement vécue et assumée, qui connaît les sollicitations de l’abîme : « les mots ils vont bientôt là/t’arracher au présent simple de l’abîme » (90). Les mots sauvent, et c’est donc leur concours qui rétablit l’élan et permet le ressourcement aux puissances de vie. On est loin, ici, du formalisme d’antan qui soumettait tout l’ordre du vécu à la logique abstraite du langage, comme si l’humain était écrit de part en part et se conformait à quelque structure a priori. Il n’est pas étonnant que le féminisme ait volontiers souscrit à cette fable, la femme ayant été historiquement soumise au pouvoir de lois aveugles. L’homme reconduisait l’autorité arbitraire de Dieu, et Dieu était le Verbe — Ce Qui S’écrit, avant toute existence. Nicole Brossard a été simultanément formaliste et féministe, les deux tendances se renforçant l’une l’autre. Le langage d’Ardeur reste certes fidèle à l’inspiration originelle, mais la reprend avec une grande simplicité et une grande maîtrise, fusionnant le psychologique, l’organique et le sémiologique en images claires-obscures dont le sens se prolonge longuement dans la conscience lectrice. Il y a des énoncés qui émerveillent : L’on constate la faculté qu’a l’auteure de se projeter dans un temps et un espace infinis, comme ceux dont nous entretient la cosmologie moderne et qui renouvellent profondément l’imaginaire contemporain. Autre exemple de la grande maîtrise de Nicole Brossard : « Aujourd’hui l’air est opaque et cliquetis/on dirait une érosion de symboles/le monde est à bout portant dans nos yeux. » (88) De quoi nous parle ici la poète ? D’un rapport immédiat à un monde qui a perdu sa transparence, son sens ; un monde avec lequel la seule relation possible est celle, absolument agressive, du tir « à bout portant ». Les poèmes de Nicole Brossard sont ainsi, le plus souvent, l’expression d’instants où se logent les contradictions du vécu, ou mieux de l’existence, celle-ci ayant moins à voir avec le moi qu’avec le mystère des mondes et des mots. On y retrouve donc les thèmes de la poésie lyrique, confidentielle qui a tant fleuri depuis vingt ans : solitude, moi, silence, et les attraits du corps : bouche, nuque, cheveux… Mais ces mots sont …

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