Chroniques : Poésie

Le poème dans la poésie, ou les américanités formelles de la poésie[Record]

  • Luc Bonenfant

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  • Luc Bonenfant
    Université du Québec à Montréal

Je commencerai cette chronique en rappelant le mot de Valéry, pour qui « c’est l’exécution du poème qui est le poème. En dehors d’elle, ce sont des fabrications inexplicables, que ces suites de paroles, curieusement assemblées ». Tout en convenant aisément que la poésie n’est pas qu’une forme (mais Valéry n’écrit pas cela non plus dans son texte…), j’insiste pour dire que la poésie ne peut pas exister sans sa forme. On ne doit pas confondre le langage poétique avec le poème, dont il est toujours une mise en forme. Les recueils que j’ai choisi de vous présenter ont justement en commun cette préoccupation pour la forme — orale chez le premier, métrique chez le second, hybride et populaire chez le troisième —, laquelle soulève par ailleurs plus ou moins explicitement la question de l’américanité du poème. C’est sans difficulté qu’on accumulerait les reproches quant aux jeux de mots plus ou moins heureux qui parsèment l’entièreté de l’ouvrage. Disons-le clairement, Slamérica tient mal la route sur le plan esthétique. On se prend même, en cours de lecture et d’écoute, à regretter les subtilités de la poésie sonore contemporaine — je pense ici notamment au fin et audacieux Conte de F___ de Thomas Braichet . C’est pour d’autres raisons qu’on aimera Slamérica, car le rythme y constitue une formalisation de l’oralité : la musicalité litanique de « Dire » se situe par exemple entre un certain type de rap et de hip-hop. La forme poétique de l’ouvrage provient de la culture populaire américaine, et c’est probablement pour cette raison que le poète se fait performeur d’un spectacle dont le livre a finalement besoin pour exister. C’est en effet à l’écoute du disque que le livre prend l’ampleur qui doit être la sienne. Comme toute marchandise, la poésie cherche donc ici à se rendre accessible au plus grand nombre, projetant une certaine idée de la démocratie, politique ou artistique. Ainsi, Slamérica abroge la hiérarchisation des voix. Les épigraphes du livre-disque font cohabiter Nietzsche, Paul Celan ou Allen Ginsberg avec Mario Cholette, Jean-Paul Daoust et Led Zeppelin. Le slammeur construit son dialogue intertextuel en fonction d’un principe égalitariste où se trouvent cités des noms dont la résonance n’est plus celle de l’Institution. Un nom en vaut bien un autre parce que c’est sa parole qu’il faut d’abord entendre. Le mot prédomine sur la valeur instituée et Celan peut donc côtoyer Led Zeppelin. L’épigraphe liminaire du livre, « Moi aussi je suis l’Amérique » (9), agit à cet égard comme un véritable programme. Tirée d’un recueil de Langston Hugues, « un des poètes noirs les plus importants des États-Unis — et du monde puisqu’il a directement inspiré le mouvement de la négritude » (9), elle propose de redonner la parole aux exclus. On ne s’étonnera donc pas que la parole amérindienne surgisse çà et là dans les textes, notamment dans « Salsa slam » (54-58), truffé d’extraits du « Discours de 1855 » du chef Seattle, dont Ivy nous fournit en note les renseignements pertinents à la compréhension historique des citations. Slamérica est ainsi une oeuvre plus politique que poétique, qui séduit à la fois par sa forme orale et sa volonté maintes fois affirmée de redonner une voix aux exclus afin d’ouvrir l’espace de la poésie au plus grand nombre. On ne peut pas consommer La vie basse , de Mathieu Croisetière, qu’il faut goûter avec patience et sobriété. Le premier recueil du poète trifluvien se situe à l’opposé du spectre poétique offert par Slamérica. Ouvrant La vie basse, on est d’abord frappé par le travail métrique qui y règne. …

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