Chroniques : Féminismes

Déplacer de quelques millimètres[Record]

  • Lori Saint-Martin

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  • Lori Saint-Martin
    Université du Québec à Montréal

Deux livres récents, consacrés tous deux au temps et à la subjectivité, offrent des portraits contrastés de la littérature contemporaine. Madeleine Ouellette-Michalska  publie un essai sur l’autofiction dans les littératures québécoise et française et conclut au primat de l’immédiat, de l’image et du culte du moi, tandis que Karen McPherson  retient des romancières canadiennes et québécoises dont les « archéologies d’un futur incertain » revisitent le passé pour inventer un avenir plus vivable. Si les deux ouvrages emportent l’adhésion à leur manière, on a l’impression, à leur lecture, de deux mondes entièrement différents, voire contradictoires : portrait de l’artiste en Narcisse ou en inventrice d’un monde utopique et radicalement nouveau. Cette deuxième manière est aussi celle de Louky Bersianik, qui a publié récemment un petit recueil d’extraits de son oeuvre intitulé L’archéologie du futur . C’est elle, comme le rappelle le titre de la présente chronique, qui parle d’opérer un petit changement de perspective pour assurer un meilleur équilibre du masculin et du féminin, projet qui anime Karen McPherson et sous-tend l’ensemble du travail d’écrivain de Madeleine Ouellette-Michalska. On a beaucoup écrit sur l’autobiographie, y compris au féminin, et sur l’autofiction, genre en pleine expansion. Dans Autofiction et dévoilement de soi, essai destiné aux non-spécialistes comme en témoigne la quasi-absence, regrettable, de références aux monographies et aux articles savants (l’auteure se limite, pour les études sur les oeuvres retenues, à la réception immédiate ; en revanche, Foucault, Lacan, Lejeune et Scarpetta sont bien présents), Madeleine Ouellette-Michalska propose un panorama des écrits autobiographiques contemporains, qu’elle a soin de situer dans un cadre historique qui en relativise la nouveauté. Ainsi, elle rappelle, après d’autres, que la littérature française porte depuis ses débuts un désir d’analyse et d’introspection et que « le double culte de l’intériorité et de la sincérité » remonte au moins jusqu’à Rousseau. Après le structuralisme et l’austérité formaliste, le retour de formes plus personnelles (signées parfois par les praticiens mêmes du Nouveau Roman, dont Sarraute, Duras et Robbe-Grillet) marquait une revalorisation de la subjectivité. Retour en force aussi du quotidien, du référentiel et du « je », fragiles bouées dans un monde postmoderne où les repères vacillent, où le sentiment d’appartenance s’effrite en même temps que l’identité personnelle, désormais fragmentée, incertaine. La psychanalyse, la cyberculture et, plus généralement, les médias modernes ont encore transformé notre idée du moi, si bien que l’autofiction paraît avoir été inventée moins par les écrivains que « par les caméras et les micros ». Les écrivains connus d’avance, jeunes et séduisants ou encore doués pour la polémique et l’autopromotion — bref ceux dont l’image correspond aux canons actuels —, se disputent désormais le temps d’écran et donc les ventes. À l’instar de nombreux prédécesseurs, Madeleine Ouellette-Michalska en conclut à l’impossibilité de définir avec précision l’autofiction (elle étudie par ailleurs L’ingratitude de Ying Chen, à mon avis très éloigné du genre). Elle propose néanmoins quelques pistes : la nature hybride de l’autofiction, entre autobiographie et roman (mais alors le problème de dessiner les frontières reste entier), sa prédilection pour les « territoires clos » tels que les chambres et les cabinets de psychanalyste (mais on pourrait en dire autant de bien des romans), et peut-être son caractère formel plus achevé que dans l’autographie ainsi que sa manière particulière de brouiller les pistes en proposant une double lecture. Autrement dit, là où en principe l’autobiographe dit « c’est moi » et le romancier « ce n’est pas moi », l’auteur d’autofiction joue avec nos attentes et parfois avec nos nerfs : « c’est moi et ce n’est pas moi ». Parmi les nombreuses questions que …

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