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Les protagonistes féminines de La memoria et de La Voie lactée souffrent d’un passé traumatisant. Pour y survivre, elles s’engagent dans un parcours identitaire, afin de pouvoir vivre de nouveau au présent et de retrouver confiance dans l’avenir. Leur évolution psychologique, favorisée par la narration personnelle, s’exprime indirectement par leurs expériences existentielles du temps et de l’espace (tantôt concrets, tantôt métaphorisés). Ainsi que le signale Pierre Ouellet, « la spatialisation, la temporalisation et la subjectivation » correspondent aux « trois paramètres de l’identification [1] ». Les personnages se caractérisent donc par la narration subjective et par leur expérience personnelle du temps et de l’espace.

Dans les deux romans, il est question d’une narration homodiégétique, autodiégétique [2], dont elles assument personnellement l’acte narratif dans une sorte de « récit intérieur », « ni oral ni écrit [3] », qui rend toute la subjectivité et l’intériorité de leurs perceptions, pensées et sentiments intimes. La narration contribue ainsi à la construction psychologique de leur personnalité [4] au cours du roman. Comme « l’identité personnelle » ne peut « s’articuler que dans la dimension temporelle de l’existence humaine [5] », l’évolution identitaire des personnages sera examinée au cours du déroulement temporel de l’action du roman, en relation avec leur expérience particulière du temps et de l’espace.

Jean Weisgerber envisage l’espace romanesque comme « un espace vécu par l’homme tout entier, corps et âme », de sorte qu’il est question du « produit d’une expérience individuelle et, dans bien des cas, d’une tentative d’agir sur le monde [6] ». Denis Bertrand insiste également sur le lien étroit entre le personnage et l’espace : « L’espace du récit n’est autre que l’espace du sujet inscrit dans le récit [7] ». La perception subjective de l’espace est valorisée par conséquent dans une optique personnelle [8]. Eric Landowski élabore une « sémiotique de la présence, entendant par là une problématique générale des rapports du sujet à lui-même à travers les modulations du sens qu’il confère à son espace-temps [9] ». Le personnage se caractérise par son expérience spatio-temporelle :

Sémiotiquement parlant, c’est chose déjà entendue, il n’y a pas d’espace-temps comme référent pur ou comme objet d’étude donné a priori. Il n’y a que des sujets qui, à travers les modalités variables de leur « ici-maintenant », construisent des conditions de leur rapport à eux-mêmes, comme « je ». De ce point de vue, toute construction identitaire, toute « quête de soi », passe par un procès de localisation du monde — du monde comme altérité et comme présence (plus ou moins « présente ») par rapport à soi. Et inversement, toute exploration du monde, tout « voyage », en tant qu’expérience du rapport à un ici-maintenant sans cesse à redéfinir, équivaut à un procès de construction du je [10].

Pierre Ouellet résume enfin l’importance existentielle du temps et de l’espace pour l’identité des personnages, lorsqu’il conclut « qu’un personnage existe dans la mesure où il s’inscrit dans tel chronotope ou tel espace-temps [11] ».

La force de l’amour, l’amitié et le pouvoir de la création artistique jouent un rôle essentiel dans la vie des protagonistes. La narration personnelle et leur expérience psychologique du temps et de l’espace (maison, ville et voyage) révèlent indirectement le parcours de leur quête identitaire.

La memoria

La protagoniste de La memoria, Emma Villeray, est traumatisée par la disparition de sa soeur, Noëlle, il y a « plus de vingt ans » (M, 37), ainsi que par le récent départ au Brésil (M, 19) de son conjoint, Jérôme, avec qui elle a connu « dix ans » (M, 17) de vie commune à Montréal. À cause de la douleur provoquée par ces deux pertes tragiques, elle souffre de problèmes psychiques : « Voilà la vraie question, la question du deuil. » (M, 115) Par sa narration personnelle, Emma tente de se remémorer son passé qu’elle essaie d’interpréter, afin de (re)construire son identité [12]. L’incipit du roman, coïncidant avec le réveil d’Emma au début de la journée, signale que la narration sera focalisée par sa perception subjective et filtrée par sa psyché : « Les journées ne commencent jamais de la même manière, tout dépend de quelle façon on ouvre les yeux. » (M, 13) Obsédée par l’abandon de Jérôme, elle lui adresse son récit intérieur, en l’interpellant, à la deuxième personne : « Pas de nouvelles de toi. Depuis six mois, rien. » (M, 17) L’évolution psychique d’Emma s’exprime dans son expérience du temps et de l’espace : elle devra « occuper un nouvel espace, accepter le passé et regarder vers l’avenir [13]. »

Trois personnages contribuent à la recherche identitaire d’Emma au cours du roman : son nouvel amour, Vincent, qui travaille dans une compagnie de télévision, Bénédicte, l’amie fidèle depuis son enfance, et Madame Girard, l’ancienne et sage propriétaire de la maison qu’elle vient d’acheter.

Incapable de comprendre le départ inopiné de Jérôme, Emma souffre d’une crise existentielle [14], qui provoque sa perte d’identité et ses angoisses : « Une partie de ma vérité s’est détachée de moi, elle flotte, inaccessible dans l’espace, et je m’acharne à la rattraper. J’ai peur. Voilà ce qu’il me reste. La peur, le vent. Je m’accroche au sol pour ne pas m’envoler. Je suis devenue comme Noëlle. Un corps vidé. » (M, 23)

Son enfermement psychique s’exprime par son enfermement temporel, « J’attends. Tous les matins, j’attends. » (M, 16), et spatial : « Combien de temps étais-je restée enfermée dans l’appartement après ton départ ? » (M, 85-86) Son attente va de pair avec son immobilité : « Je ne bouge pas, surtout ne pas bouger. Ne pas résister. Attendre que peu à peu le monde autour de moi retrouve sa sérénité. » (M, 38) À cause de l’abandon par Jérôme, elle voit son passé comme un désert mortuaire, qui contraste avec le sentiment d’espérance procuré par Vincent : « Je ne sais pas pourquoi, je dis abandon. Et devant moi apparaît un immense désert, le sable qui s’infiltre dans mes narines, le vent, le tissu du vent qui me recouvre, presque un linceul. Mais Vincent répond futur et espoir [15]. » (M, 40)

Grâce à l’amour de Vincent, son enfermement spatio-temporel s’ouvre progressivement : « J’ai aimé cette vision, le désir qui crée un mouvement infini, le cercle du temps qui s’ouvre sans nous broyer. » (M, 43) La « confiance large et joyeuse » (M, 53) de Vincent permet à Emma de sortir progressivement du « temps de l’attente » à travers une « brèche dans la paroi dure du temps » (M, 98), de sorte qu’elle a l’impression de vivre dans un « autre temps, poreux, moelleux, qui ne nous enferme plus » (M, 98-99). Elle réussit ainsi à retrouver le temps et son identité personnelle : « Le temps se recolle doucement, je me souviens de moi comme si c’était moi. » (M, 117) Après s’être délivrée du passé, Emma « existe maintenant dans le présent » (M, 153) et a confiance dans l’avenir : « Quand Vincent dit, Dans dix ans, maintenant je le crois tout à fait. Je suis entrée dans le temps de la résurrection. » (M, 196) Conjointement avec Vincent, elle essaie de construire leur avenir commun.

Au début du roman, Emma a quitté l’appartement dans lequel elle a vécu avec Jérôme pour emménager dans la maison qu’elle a achetée de Madame Girard, dont le mari vient de se suicider d’un coup de revolver dans la cave. Emma « essaie de comprendre » (M, 16) pourquoi Jérôme l’a quittée. Avec « sa voix mal accordée, celle qui remplit l’espace de mauvaises vibrations » (M, 66), elle s’écrie : « Est-ce qu’on comprend jamais l’abandon ? » (M, 66) Madame Girard lui répond alors : « Il faut accepter même si on ne comprend pas. » (M, 66) En montrant à Emma « ses livres d’histoire ancienne », elle lui révèle « tout ce que l’être humain avait dû accepter sans comprendre, depuis l’origine des temps. Voilà le réservoir infini de la mémoire, elle a dit, la mémoria. » (M, 66-67) Elle place ainsi la mémoire de la vie personnelle dans le cadre large de l’histoire des civilisations [16]. Suivant cette vision, Emma considère sa « vie comme une civilisation minuscule qui n’arrive pas à sortir de ses cercles » (M, 154).

Après le suicide de son mari et pour la première fois depuis quarante ans, Madame Girard entreprend un voyage [17], en Crète. Elle envisage son itinéraire comme une « quête » (M, 130), qui est symbolisée par son trajet spatial labyrinthique à la recherche d’un fil conducteur donnant un sens à sa vie : « Tous les matins, elle se rendait à Knossos en autobus, c’était un pèlerinage, elle se promenait dans les ruines, elle imaginait la vie dans ce labyrinthe grandiose, puis la légende, le minotaure, et Ariane, Ariane et son fil. » (M, 130) Elle espère qu’elle sera « capable de retourner dans la cave », quand elle reviendra de son « voyage » (M, 78).

Inspirée par cet exemple énergique de Madame Girard, Emma a le sentiment que sa « maison était trop petite » et elle s’ouvre à la vie, en parcourant « toute la ville d’est en ouest » (M, 131) :

[…] le monde n’était là que pour qu’on le traverse, résolument, en abandonnant derrière soi ses peines. Du haut de la montagne, j’ai contemplé la ville et je me suis mise à dériver sur le fleuve, jusqu’au golfe, jusqu’à la mer, jusqu’à cette force obscure qu’il faut pour recommencer. C’était le balancement vivant de la vie, hors des limites et des frontières, hors de la prison du passé.

M, 131

Après l’enfermement dans son appartement, dans l’immobilité de l’attente, Emma se met ainsi en quête de son identité par le mouvement de sa marche [18], dans l’ouverture de la ville.

La nouvelle maison d’Emma joue un rôle significatif dans le roman, à tel point même que « le titre de travail de La memoria était La demeure [19]. » Emma déclare : « Nous passons notre vie à tracer les contours d’une demeure habitable. Quand elle s’effondre, nous recommençons ailleurs, toujours nous recommençons. Ou nous mourons. » (M, 118) Les espaces différents de sa maison sont liés à son évolution personnelle. La regardant comme son « nouveau refuge » (M, 24), Emma prépare un repas d’amitié avec Bénédicte : « La cuisine embaumait le thym et le basilic, j’avais préparé un repas, le potage, le plat principal, le dessert. La maison était habitée. À nouveau. Elle entrait à nouveau dans le cycle des saisons. » (M, 26) Elle rénove ensuite la cuisine, en choisissant des « couleurs qui ne [lui] rappellent rien » (M, 75), et plus tard Emma et Vincent prennent en compagnie de Madame Girard leur premier repas dans « cet espace maintenant délivré du passé » (M, 85).

Après le départ de Jérôme, Emma avait recherché une protection maternelle au creux de son lit : « Je n’avais qu’une idée, me recroqueviller dans le lit, sous les couvertures. » (M, 20) Grâce à sa relation avec Vincent, le lit redevient un lieu d’amour (M, 49-50) : « Nous sommes ensemble et je vois. Il nous reste à remonter le tunnel. Il se terminera dans ma chambre, au creux de mon lit. » (M, 97) L’espace intime du lit servira également de lieu d’écriture (M, 43, 76) et de lecture (M, 155). Vers la fin du roman, Emma et Vincent décident d’adopter la petite Emmanuelle, l’enfant de sa soeur, Noëlle, morte avec son mari dans un accident de voiture. Détachée affectivement de Jérôme, Emma peut se débarrasser enfin de ses « affaires » (M, 189), pour aménager la « chambre d’Emmanuelle » (M, 192), avec l’aide de Vincent. La cave, où s’est déroulé le drame du suicide de Monsieur Girard, est alors transformée en bureau et en salle de jeu :

Hier, nous avons fait venir l’ouvrier à la retraite, celui qui ressemble à papa. Dans la cave, il va construire un bureau pour Vincent et, à l’endroit où le sang de Monsieur Girard a giclé dans la poussière, il y aura une salle de jeu pour Emmanuelle. Sa mort ne sera pas oubliée, elle sera recouverte par des pas d’enfants.

M, 196-197

Grâce à la rénovation de la maison, Emma en a fait un lieu personnel : « Depuis les travaux, la maison me ressemble. » (M, 91) Elle a « rêvé d’un amour qui ressemblerait à une maison » (M, 155) qu’elle espère réaliser avec Vincent. Lorsque ce dernier va s’installer dans sa maison, elle l’appelle « notre maison » (M, 207).

À la fin du roman, Emma devra prendre l’avion pour aller chercher sa jeune nièce à Los Angeles :

Bientôt, je partirai. Puis je reviendrai avec Emmanuelle. Vincent aura aménagé ici. Je ne pense plus, quelle folie !, je regarde autour de moi, l’érable du parterre, la lumière, et les paysages invisibles derrière les fenêtres, je dis oui comme pour m’accrocher à l’idée du bonheur, un bonheur assez petit pour tenir entre les quatre murs d’une maison. Dans ce petit bonheur, j’imagine aussi des peines, des inquiétudes, mais tout restera à une échelle humaine, nous ne deviendrons pas des géants, nous n’aurons pas peur.

M, 196

La dernière phrase du roman — « Et je franchis la barrière. » (M, 211) — marque à la fois la clôture de son récit intérieur et la fin d’une période de son passé, pour inaugurer avec une figure spatiale une nouvelle étape de sa vie.

Pour Emma, qui travaille comme « pigiste » (M, 15), l’écriture est bénéfique dans la conquête de son identité personnelle. Après le départ de Jérôme, sa traduction n’avance plus : « Je n’arrive pas à terminer mon livre. » (M, 14) Grâce à l’amour de Vincent, elle est capable de reprendre son écriture : « Le matin, je me blottis au fond du lit, avec plusieurs oreillers, je travaille à ma traduction. » (M, 76) Après avoir achevé sa traduction littéraire du livre, elle constate :

Le manuscrit avait résisté à ton départ. Dans ma serviette, je portais la preuve de ma survie. J’avais réappris à marcher, fièrement, à m’enfoncer dans les bruits de la ville, à contourner les mouvements de la circulation, à traduire la voix d’une autre femme, bien sûr, mais c’était aussi ma voix que je transportais au milieu de la rumeur, ma voix de rescapée.

M, 120

Vers la fin du roman, Emma annonce : « Mon livre paraîtra le mois prochain. C’est une belle traduction, a dit mon éditeur. » (M, 204) Vincent stimule particulièrement son écriture et sa quête identitaire, en lui demandant d’écrire pour lui un « scénario, un film pour la télévision » (M, 41) : « il voudrait un texte de moi, c’est bien ce qu’il veut, travailler sur un texte qui me ressemble » (M, 41). Ce texte personnel contribuera à l’acceptation de son passé ainsi qu’à sa construction identitaire : « Je ne sais rien de mon scénario, mais je vais le commencer, ici, dans mon lit, par ce rien, pour essayer de saisir la minute exacte où la vie nous reprend, la perte qui se transforme en fiction. » (M, 43) À la fin du roman, Emma signale que le scénario « sera terminé avant la fin de l’année » (M, 205) et elle déclare : « L’été prochain, j’apporterai à mon éditeur un livre de moi. » (M, 204) L’écriture a contribué ainsi à la formation de la personnalité d’Emma.

La voie lactée

Le début de La Voie lactée coïncide avec le retour d’Anne Martin à Montréal, après avoir participé à un colloque d’architecture à Tunis. Malgré son travail professionnel dans une agence d’architectes, elle souffre de solitude et du vide de son existence : « Quelques flocons de neige virevoltent dans l’air de novembre, les premiers sans doute, et je les regarde, je vois les dimanches vides, puis les fêtes vides de Noël, les vacances vides, le vide du temps. » (VL, 21)

Trois événements cruciaux ont marqué sa vie. D’abord, sa blessure d’enfance : le divorce de ses parents après le départ de son père pour une autre femme à Toronto, ce qu’elle a ressenti comme une « désertion » (VL, 113) et un abandon (VL, 189). Ensuite, la folie de sa tante Anna, et sa peur de lui ressembler au point de risquer de devenir folle comme elle :

La folie d’Anna, je n’ai pas pu arrêter d’y croire, c’était un fait brut, réel, avec des colères et des crises, des électrochocs, des psychiatres. Et la peur, certaines nuits, quand je me suis retrouvée seule à Los Angeles, avec l’impression de marcher sur un fil de fer, un petit pas, et hop !, on bascule dans l’abîme, on a basculé. […] Encore maintenant, parfois la nuit, c’est l’enfer, comme dans la toile de Jérôme Bosch, les diables et les monstres, je ne sais pas si je réussirai à m’échapper.

VL, 105

Dans sa crise d’angoisse, Anne s’imagine tomber dans le vide. Au mois de mai, sa vie a de nouveau été ébranlée profondément par la vue de la chute suicidaire d’une voisine, qui a sauté réellement dans le vide. Après avoir rencontré cette femme dans l’ascenseur de son immeuble, Anne était rentrée chez elle et s’était assise sur son balcon pour « regarder la ville » (VL, 26). Tout à coup elle a vu la chute de sa voisine : « La femme, le sourire de la femme, les bras ouverts de la femme, les yeux souriants de la femme quand elle croise mon regard, je le jurerais. Un instant, elle a plané dans sa chute, les bras comme des ailes. » (VL, 26) Depuis ce moment, Anne souffre de cauchemars :

Combien de nuits, de semaines, de mois faudrait-il pour que s’effacent les lèvres de la femme ? Elle souriait, elle m’a souri, j’en suis sûre, elle souriait, légère dans sa chute, peut-être souriait-elle quand elle s’est écrasée sur le trottoir au milieu des passants. Et moi, paralysée sur mon balcon, moi qui regardais devant moi, le fleuve, le rectangle du fleuve entre deux édifices.

VL, 25

Anne a peur de ressembler à sa voisine par la similitude de ses lèvres et de son « sourire », qui « ressemblait à celui de la femme dans le vide » (VL, 72). Elle avoue qu’avec le choc psychique de « ce soir de mai » son « âme s’est écrasée sur le trottoir au milieu des passants » (VL, 27). À cause de ces traumatismes subis, Anne éprouve des problèmes psychiques qu’elle devra tenter de surmonter : « Vivre ou survivre, that is the question [20]. » (VL, 40)

Au début du roman, elle vient de rencontrer — pendant le colloque à Tunis — un archéologue italien, Alessandro Moretti, qui, par son amour, contribuera à son évolution psychologique, en donnant un sens à sa vie. Elle se lie également d’amitié avec Fanny, la nièce de sa voisine, qui s’était présentée à sa porte en lui disant : « La femme qui s’est jetée de son balcon, c’était ma marraine. » (VL, 37) Le fait qu’elles aient toutes les deux une tante hantée par la folie crée un sentiment de solidarité entre Anne et Fanny.

Anne évoque dans le roman la recherche d’identité personnelle, qui lui permettra de se libérer de son passé menacé par la folie représentée par sa tante et par sa voisine. Grâce à son amour pour Alessandro, elle réussira à vivre dans le présent et à reprendre confiance dans l’avenir. Dans sa narration personnelle, son évolution identitaire s’exprime par le biais de son expérience existentielle du temps et de l’espace.

En assumant personnellement l’acte narratif du cours de sa vie, focalisé par sa psyché féminine, elle tente de structurer et de maîtriser sa vie, de sorte que la narration remplit une fonction thérapeutique. Comme Alessandro joue un rôle essentiel dans son existence, elle s’adresse régulièrement à lui, en l’interpellant, par le pronom personnel « vous », au cours de la première partie du roman. Devenue familière avec lui pendant sa visite à Montréal, dans la deuxième partie du roman, elle utilisera ensuite les pronoms de la deuxième personne du singulier. Dans la quatrième partie, Anne ne souffre plus de solitude grâce à l’amour d’Alessandro et à l’amitié féminine de Fanny : « Je ne suis plus tout à fait seule, le monde est là, il existe, tout près. » (VL, 126) L’acte narratif de son récit intérieur contribue ainsi à l’évolution psychologique d’Anne.

Au cours du temps, les personnages ont contracté des liens intimes avec les lieux géographiques importants dans leur vie [21]. Anne habite à Montréal, ce qu’on apprend au début du roman par ses références au « fleuve » (VL, 16, 19) et à la « montagne » (VL, 19). Toujours bouleversée par le drame du suicide de sa voisine, Anne avoue qu’elle ne voulait pas revenir dans cette « ville » (VL, 15), dont elle ne mentionnera le nom que vers le milieu du roman (VL, 73).

Alessandro est originaire de Rome, où il a fait ses études et a vécu avec sa famille. Ayant dirigé « pendant trente ans les fouilles à Carthage » (VL, 16), il est considéré comme « le brillant archéologue de Carthage » (VL, 172). Anne le voit comme « l’homme de Carthage » (VL, 48), qu’elle attend avec amour. Alors qu’Alessandro est lié à Rome et à Carthage, son épouse défunte est associée à Tunis. Dans « l’air chargé de jasmin » (VL, 17) à Tunis, Alessandro révèle que sa « femme était tunisienne » (VL, 17) et qu’il n’était plus revenu dans cette ville « depuis la mort de Jasmina » (VL, 17). Ils avaient habité à Tunis pendant l’enfance de leurs enfants et Jasmina s’y était « éteinte dans une chambre » (VL, 26) d’hôpital. Anne oppose sa « mort sans fracas » (VL, 26) dans « l’air parfumé de Tunis » (VL, 26) à la chute suicidaire de sa voisine à Montréal. Alessandro avait rencontré Jasmina à Tunis, lors de ses « premières fouilles. Trente-cinq ans de mariage. Deux fils, l’un à Rome, l’autre à Florence. » (VL, 26) Anne ressent une forte « jalousie » (VL, 26) envers Jasmina, qui a partagé le passé d’Alessandro : « Mal à l’aise, jalouse, oui, la jalousie revenait quand les images de Tunis ramenaient Jasmina. » (VL, 142)

Après le début de leur amour fragile [22], Anne et Alessandro sont « entrés dans la durée » (VL, 23), « figés dans l’attente » (VL, 23) de l’évolution de leur amour. Dans la deuxième partie du roman, Alessandro rend visite à Anne à Montréal et transforme alors l’espace intime de sa maison par sa présence chaleureuse : « Le café frais moulu, le tabac qui grille dans le fourneau d’une pipe, une bûche d’érable, et l’odeur du sommeil d’Alessandro entre les draps, j’ouvre les yeux dans un espace habité. Cette année, je passerai le jour de Noël dans un espace habité. » (VL, 60)

Alessandro partage le même sentiment d’intimité, et lui déclare : « Je suis bien ici. » (VL, 61)

Jalouse du passé qu’Alessandro a partagé avec Jasmina, Anne lui propose « une longue promenade dans la ville » de Montréal, pour l’emmener « dans des lieux que n’avait pas connus Jasmina » (VL, 69). lls arrivent alors au Musée d’art contemporain, surmonté du panneau lumineux de Geneviève Cadieux intitulé La Voie lactée [23], dont une reproduction constitue aussi l’illustration de la couverture du roman :

Nous marchions tous les deux, il s’est arrêté brusquement, et il m’a montré un immense sourire suspendu dans le bleu ciel au-dessus du musée. J’ai serré très fort son bras. Tout de suite, j’ai revu les lèvres de la femme, mais lui s’exclamait, elle avait mes lèvres, cette femme, il voulait tout savoir, le nom de l’artiste, le titre de la toile, on pourrait peut-être acheter des reproductions.

VL, 73

Alors que cette image fait ressurgir chez Anne le souvenir dramatique du sourire de la « femme dans le vide » (VL, 73), Alessandro signale la ressemblance des lèvres d’Anne avec celles du panneau lumineux, création artistique, qui est valorisée positivement. C’est à ce moment essentiel — dans la vie d’Anne et dans le texte du roman — qu’apparaît pour la première fois la mention explicite de « Montréal » (VL, 73). Anne nomme alors cette ville, qu’elle aime « comme un personnage de roman » (VL, 187), en alternance avec « Rome » (VL, 73), la ville d’Alessandro. L’union des deux villes préfigure l’union de leurs corps dans l’acte sexuel :

Alessandro a dit, C’est ici mon lieu maintenant. La phrase a sonné comme Je t’aime. Je suis allée le rejoindre devant la fenêtre. J’ai appuyé ma tête contre son épaule pour regarder la ville, et l’amour tout à coup dans la ville, l’amour et la ville étroitement unis, deux corps qui se sont enfin trouvés.

VL, 81

En compagnie d’Alessandro et de Fanny, Anne fête le réveillon : « c’était le triomphe du présent, la joie du présent souverain. » (VL, 76) Grâce à l’amour d’Alessandro, elle réussit à se libérer de l’angoisse de la folie, représentée par sa tante et par sa voisine suicidée : « Un instant, j’ai aperçu le sourire de la femme, puis il a disparu. Il y a une phrase maintenant pour effacer les lèvres de la femme. Il suffirait de me répéter, c’est ici mon lieu, et je serais capable de marcher dans le vide. » (VL, 81) Alessandro lui donne confiance dans la vie : « Que savions-nous de l’avenir ? Peu de chose, mais Alessandro m’aimait. » (VL, 81) De son côté, Anne ose également prendre « le risque de l’amour » (VL, 91).

Après le retour d’Alessandro à Rome, départ qui fait ressurgir le souvenir du départ de son père au moment du divorce (VL, 87), Anne s’imagine dans un « temps en dehors du temps », dans « l’attente d’un billet » (VL, 92) d’Alessandro. Par courriel, elle lui transmet son rêve amoureux et sensuel : « C’est le vertige, mais pas celui qui fait basculer les femmes par-dessus les rampes des balcons, le beau vertige qui creuse le ventre. » (VL, 92)

Comme on a souvent répété à Anne qu’elle ressemble à sa tante Anna (VL, 66), elle n’aime pas qu’Alessandro lui donne ce même « prénom fou » (VL, 52) : « Ne m’appelez pas Anna. » (VL, 15) Au contraire d’Anne, Alessandro « n’a jamais eu peur de la folie, lui » (VL, 67). Quand il lui demande si elle n’a « jamais eu envie d’écrire » (VL, 67), afin de transcender sa peur de la folie par la création littéraire, elle pense à son travail d’architecte : « Il me faut des lignes et des équations, des chambres bien alignées le long des corridors, des murs de béton. » (VL, 67) En tant qu’architecte, Anne essaie de dominer sa vie en maîtrisant l’espace.

Alors qu’Anne avoue qu’elle ne lit « jamais de poésie » (VL, 46), Fanny pratique l’écriture poétique et elle lui présente ses « poèmes » (VL, 39, 46). Selon Anne : « Écrire, c’est la folie douce de Fanny » (VL, 67), qui est opposée à la « folie ordinaire » (VL, 66) de sa tante Anna. Fanny ne fait que « jouer le dédoublement de la folie [24] » dans un film (VL, 147), tandis qu’Anna est vraiment double. Elle « avait été belle, Anna, jusqu’à vingt-deux ans » (VL, 67), et douée d’une « intelligence prodigieuse » (VL, 143), mais le « temps un jour s’était arrêté » (VL, 100) et elle était devenue « la grosse femme des électrochocs et des médicaments » (VL, 67). Lorsqu’elle est entrée dans le coma après un arrêt cardiaque, Anne lui a rendu visite dans sa chambre d’hôpital. Comme la « folie d’Anna est le dernier mystère de l’enfance » (VL, 104), elle désire apprendre de sa tante « comment la tête se dérègle » (VL, 103) à tel point qu’elle est enfin « passée du côté des vaincus » (VL, 103).

Au contraire de sa tante, Anne n’a « jamais abandonné », « même au moment où ça se déchirait dans [sa] tête » (VL, 103). Grâce à son travail d’architecte [25], elle a réussi à persévérer, parce qu’elle a établi son « petit territoire » et « dessiné des maisons où on peut être à l’abri » (VL, 103). Après le décès d’Anna, elle doit constater que sa folie « resterait enfermée au fond de son urne l’éternité durant. Comme pour la tante de Fanny. » (VL, 143) En s’adressant à elle-même, elle finit par conclure : « tu es superstitieuse, Anne Martin, les ressemblances ne veulent rien dire ». (VL, 146) Ni pour elle et Anna, ni pour Fanny et sa tante. Quand elle décide enfin de garder les « belles choses » qui avaient appartenu à Anna, elle semble avoir surmonté sa peur de la « folie », qui « ne s’attrape pas comme un mauvais rhume » (VL, 159).

La folie, dans un autre sens, peut aussi jouer un rôle positif, non seulement dans le cas de l’écriture poétique de Fanny, mais également dans l’originalité d’Alessandro. Dans toute sa « folie » (VL, 144), il lui avait écrit qu’elle reviendrait un jour de son travail et qu’elle le trouverait alors « bien installé dans le fauteuil » (VL, 144). Il lui réserve effectivement cette belle surprise, lors de sa deuxième visite à Montréal, qui est évoquée dans la dernière partie du roman. Anne exprime alors sa joie de retrouver l’union intime avec Alessandro dans un espace-temps amoureux commun : « Nous étions retournés à notre temps à nous » (VL, 164). Elle se figure déjà l’union sexuelle dans leur espace partagé : « tout à l’heure nous redeviendrions une seule chair, mais auparavant nous mettrions en commun la moindre parcelle de l’espace », comme des « animaux qui font leur territoire. » (VL, 164)

Lorsque la « peur est revenue sournoisement » (VL, 175), Alessandro a su rassurer Anne, en lui disant : « Anne Martin, tu n’es pas enfermée dans ton monde à toi, tu as la capacité de sourire, à chaque pas tu te recomposes une image semblable à celle qu’on se fait de toi. Tu n’es pas Anna. Ni la tante de Fanny. » (VL, 175) Au moment où Anne, Fanny et Alessandro voient au Musée d’art contemporain une toile (sans doute de Frida Kahlo), inspirée de la chute suicidaire à New York de Dorothy Hale, qui s’était « jetée en bas de l’édifice le 22 mai 1933 » (VL, 176), le souvenir du suicide de la tante de Fanny ressurgit. Alessandro indique alors aux deux femmes le bon chemin à suivre dans leur vie :

Alessandro nous bouscule tendrement, Je vous amène prendre un verre. Nous mettons nos pas dans ses pas, nous le suivons comme on suit le bon chemin. Instinctivement, nous le suivons, jusqu’à ce que derrière nous le musée se referme sur les yeux de Dorothy Hale qui repose dans son sang.

VL, 176

Alessandro leur dit de regarder en haut, au sommet du musée, l’exemple positif à suivre de la femme souriante du panneau artistique, qui donne aussi son titre au roman :

Le soleil a allumé la ville, les lèvres rouges semblent sourire d’un sourire presque indécent. Alessandro nous force à lever la tête, c’est cette femme-là qu’il faut regarder. Il bourre sa pipe en silence. Puis il dit, rêveur, La Voie lactée. C’est le titre du panneau lumineux.

VL, 176

Au cours du roman, Anne a souvent exprimé son désir d’aller rejoindre Alessandro à Rome. Son projet de voyage marquera une nouvelle étape dans sa vie. En parlant de son travail scientifique, Alessandro formule en même temps une leçon de vie : « Il ne faut jamais arrêter de chercher. » (VL, 165) Combinant son objectif d’aller voir Alessandro à Rome avec un nouveau projet de recherche, Anne décide de poser sa candidature pour le prix de Rome : « Un an à Rome, un studio, une bourse. » (VL, 171) Au lieu d’étudier les « nécropoles étrusques » (VL, 172), elle se propose d’examiner le renouvellement de Rome à travers les âges : « c’est cette Rome-là que j’aime, la ville qui sans cesse renaît de ses cendres » (VL, 172). Fascinée par tant de « vieilles pierres et de colonnes qu’on a combinées à d’autres constructions au cours des siècles » (VL, 175), elle trouve le sujet d’étude qui la passionne : « Voilà ce que je voudrais étudier, l’intégration des ruines à la vie bruyante et agitée. » (VL, 175) Son projet de recherche sur l’architecture romaine semble présenter des analogies avec le plan de sa vie. Elle tente d’accepter et d’intégrer les traumatismes de son passé pour être capable de vivre au présent et de construire des projets d’avenir.

Sur le plan de sa relation amoureuse avec Alessandro, elle croyait d’abord qu’elle ne serait « pas assez forte pour lutter contre Jasmina » (VL, 45). Plus tard, elle est « capable de dire, Cette femme était là avant moi » (VL, 93), et elle se réjouit de pouvoir partager le présent avec Alessandro et de faire avec lui des projets d’avenir. L’amour contribue ainsi à sa construction identitaire : « Qui étais-je, moi, Anne Martin, pour m’installer avec un homme que je connaissais à peine, sans savoir si j’obtiendrais le prix de Rome ? » (VL, 182) Après s’être délivrée de l’enfermement psychologique dans le passé grâce à l’amour d’Alessandro, Anne ne veut plus « vivre sous une cloche de verre » (VL, 137) et décide de ne pas « rester toute sa vie emmurée vivante dans son image » (VL, 183). Le fait qu’elle n’ait pas obtenu la bourse du prix de Rome ne l’empêche pas de partir pour rejoindre son amour, ni de poursuivre son projet de recherche. Elle veut absolument le mener jusqu’au bout, parce qu’elle y croit vraiment, comme « la femme aux lèvres parfaites qui protégeait le musée. » (VL, 195)

Au début du roman, Anne évoquait le souvenir du suicide de sa voisine. À la fin du livre, à la date même de ce suicide commis un an auparavant, Anne veut faire « éclater les cercles de la peur » (VL, 198), en passant la soirée avec Fanny. La structure cyclique du roman révèle l’évolution psychologique des personnages depuis les drames dans leur existence. Fanny « était capable d’oublier. Elle ressemblait à Alessandro. » (VL, 198) Elle est joyeuse parce que ses poèmes ont été « imprimés noir sur blanc » (VL, 198). La création artistique — photographique dans le cas du panneau lumineux et littéraire dans la poésie de Fanny — est bénéfique pour les personnages. Il en est de même pour le travail architectural, car Anne signale avec fierté : « L’architecture, c’est un art aussi. » (VL, 46) À la fin du roman, Anne « retrouve foi en la vie et en l’amour. De survivante, elle passe à l’état de vivante [26]. » Elle prépare son projet de recherche à Rome et sa vie en couple chez Alessandro. En vue de son arrivée, Alessandro a transformé l’espace intime de sa maison : « À Rome, l’appartement était maintenant repeint. Sur les murs, les photos de la vieille vie avaient été décrochées, Jasmina ne serait pas là quand nous serions blottis l’un contre l’autre dans le grand lit. » (VL, 199)

Dans le dernier paragraphe du roman, Anne pense à Alessandro ; elle souhaite qu’il puisse prendre avec elle et Fanny « un dernier verre sur le balcon » (VL, 199) : « Je voudrais que tu sois ici avec nous. » (VL, 199) Évoquant la Voie lactée — rappel du panneau lumineux et du titre du roman — elle s’imagine une scène intime où ils font ensemble des projets d’avenir : « Nous contemplerions la nuit, nous tracerions des trajets possibles dans les galaxies. Il suffit d’imaginer. » (VL, 199) Le roman se termine ainsi sur l’importance de l’imagination créatrice.

Issus du même « noyau créateur [27] » et personnel de Louise Dupré, les deux romans présentent, avec des variations, des correspondances thématiques. L’analyse a montré comment les protagonistes féminines sont aux prises avec des traumatismes survenus dans l’enfance (la disparition soudaine de sa soeur dans La memoria ; le départ de son père et le divorce de ses parents dans La Voie lactée) ou dans un passé récent (l’abandon par son conjoint et le suicide du mari de Mme Girard dans La memoria ; la folie de sa tante et le suicide de sa voisine, la tante de Fanny, dans La Voie lactée). L’amour (Vincent dans La memoria ; Alessandro dans La Voie lactée) et l’amitié (Bénédicte et Mme Girard dans La memoria ; Fanny dans La Voie lactée) leur permettent de surmonter la détresse psychique et contribuent à leur formation personnelle [28]. La création artistique (l’écriture d’Emma dans La memoria ; le panneau lumineux, la poésie de Fanny et l’architecture d’Anne dans La Voie lactée) joue également un rôle important dans leur quête identitaire.

Dans la vision littéraire de Louise Dupré, « ce n’est pas l’intrigue qui est importante, mais beaucoup plus l’intériorité du personnage », car le « roman sert à dévoiler la psyché [29] ». En adoptant la forme narrative du récit intérieur, ses romans ont parfaitement réalisé cet objectif esthétique. Concernant l’intérêt de l’intrigue dans ses livres, elle fait remarquer : « La trame narrative dans mes romans est importante, mais je n’écris pas pour raconter des histoires : j’écris pour questionner l’existence. » Dans cette vision existentielle, « l’amour est une ouverture ; il accomplit ce geste vers l’autre, il devient ce regard qui empêche l’enfermement [30] ». Louise Dupré estime cependant que la « fiction, la poésie, le roman ne peuvent pas être des illustrations d’une pensée [31] ».

Le grand intérêt littéraire des romans de Louise Dupré consiste justement dans l’évocation indirecte de l’évolution identitaire des protagonistes par le biais de leurs expériences existentielles du temps et de l’espace. Dans La memoria, Emma quitte la clôture psychique et spatio-temporelle de son appartement pour s’installer dans une nouvelle maison transformée en lieu d’intimité par l’amour et l’amitié. Inspirée par le voyage en Grèce de Mme Girard, elle se met à parcourir la ville de Montréal. Dans La Voie lactée, le vide de l’existence d’Anne est rempli par la présence amoureuse d’Alessandro, qui se sent bien à l’aise chez elle et à Montréal. À la fin des deux romans, une nouvelle étape dans la vie des protagonistes est inaugurée par un voyage, à Los Angeles dans La memoria, et à Rome dans La Voie lactée. Le parcours identitaire des personnages est donc exprimé indirectement par leurs expériences du temps et de l’espace, passant de l’enfermement à l’ouverture par la force de l’amour. Ainsi, « la vision est vécue dans la forme [32] » artistique, de telle sorte que la pensée se trouve transformée par la médiation d’une transposition littéraire.