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Le déficit de légitimité sociale de la littérature, qui est l’un des consensus de la critique actuelle, ne signifie pas pour autant une relégation de la figure publique de l’écrivain et de sa parole, puisque plusieurs journaux continuent de publier, dans les années 1990 et 2000, des chroniques et des billets d’auteurs contemporains. Ainsi les hebdomadaires culturels gratuits Ici et Voir [2] reprennent à la presse traditionnelle la pratique de cette collaboration régulière d’un écrivain à un périodique. Dans cette perspective, on s’intéressera à la chronique « Hors champ » que le romancier Nicolas Dickner a tenue à Voir de 2006 à 2012 [3]. En observant, dans ces quelque deux cents textes brefs, parus sur une période de six ans, comment se répondent, d’une part, le mandat très large que le journal accorde à l’écrivain et, d’autre part, la manière dont Dickner se l’approprie, tant dans une forme qu’il réinvestit que par les sujets qu’il choisit d’aborder, on tentera de montrer à l’oeuvre la construction de l’une des figures de l’écrivain québécois des années 2000 et d’en interroger le sens. On s’attachera notamment aux divers dispositifs analogiques par lesquels le chroniqueur s’efforce de définir son métier et, du même coup, le rôle de la littérature dans la société contemporaine.

L’écrivain jeune

L’écrivain sollicité pour signer une chronique régulière doit, en premier lieu, correspondre au positionnement éditorial du périodique, voire le souligner et le renforcer dans un système où la signature littéraire se transige en même temps que le capital symbolique qu’elle cristallise. Il n’est pas indifférent de ce point de vue que le choix de Voir, alors déjà solidement implanté dans la presse culturelle québécoise, se porte sur Nicolas Dickner. L’hebdomadaire mise ainsi nettement sur la jeunesse de l’écrivain, en âge d’abord (puisque, né en 1972, Dickner est à ce moment-là trentenaire, à l’image du lectorat que vise l’hebdomadaire) et, peut-être davantage, en carrière, car l’écrivain reste, en 2006, un nouveau venu sur la scène littéraire, surtout connu pour son premier roman, Nikolski [4], paru l’année précédente, lauréat de plusieurs prix, et de surcroît édité dans une maison d’édition elle-même nouvellement créée, Alto. Saluant le succès de Nikolski, auquel l’hebdomadaire a lui-même contribué par une critique enthousiaste [5], l’annexion de cette nouvelle signature littéraire entre également, pour Voir, dans une logique de concurrence, notamment avec Ici, qui occupe sensiblement le même créneau et s’est attaché successivement les signatures de Louis Hamelin puis de Nelly Arcan [6]. En confiant une chronique à Nicolas Dickner, Voir cherche à se positionner comme diffuseur de la « nouveauté » et, en ce sens, mieux que celui d’un écrivain confirmé, le nom de l’auteur de Nikolski contresigne, pour l’hebdomadaire, sa spécialisation dans la littérature la plus contemporaine.

Le titre de la chronique, « Hors champ », n’est pas non plus sans intérêt : alors même que Voir défend l’importance de la littérature en invitant un écrivain à en incarner chaque semaine le point de vue, le journal choisit pourtant de désigner cette tribune littéraire par un emprunt au lexique du cinéma. Outre qu’il en tait le nom, en quelque sorte traduit dans les termes d’un autre médium — et selon une hiérarchie implicite à laquelle Dickner lui-même ne cessera d’ailleurs de s’opposer, notamment en déplorant la fonction de consécration des livres que jouent leurs adaptations cinématographiques —, ce syntagme situe d’emblée la littérature du côté de la marge, de l’excentrement, et la frappe d’invisibilité. Mais un tel titre s’avère paradoxalement efficace sur le plan pragmatique, puisque le hors-champ est aussi, au cinéma, ce dont la présence nécessite, pour se manifester, l’invention et la créativité. De plus, son indétermination renvoie au mandat, nécessairement vague, que le journal donne au chroniqueur, à charge, pour celui-ci, de le redéfinir en se l’appropriant. Or, dans la mesure où Voir publie par ailleurs des comptes rendus de la production récente, la chronique confiée à Dickner ne relève pas à proprement parler de la critique littéraire, même si des livres nouvellement parus peuvent en être l’objet. Elle est bien davantage, et selon un spectre beaucoup plus large, une critique sociale à partir de la littérature.

Un genre autoréflexif

Ce titre, « Hors champ », rappelle aussi la nature du genre. Parmi les formes brèves de l’essai, la chronique d’écrivain se définit par une sorte de refus de la spécialisation de ses objets, par l’adaptabilité potentiellement infinie de son style et de son ton qui n’ont d’autre contrainte que la création toujours en procès de l’ethos du chroniqueur, ainsi que par sa capacité d’emprunts à d’autres formes [7]. Cette perméabilité d’un genre où l’auteur peut parler de tout, mais doit le faire comme un écrivain, en écrivain, fait de la chronique un point de contact particulièrement révélateur entre la littérature et la manière dont la société la perçoit, chaque chroniqueur devant faire exister par son texte un point de vue qui soit littéraire, en préciser la focalisation et la portée, en assumer l’originalité. Nicolas Dickner revient à plusieurs reprises sur « la liberté » de son rôle à Voir : « On me demande uniquement de rester dans les parages du livre […]. Cet unique critère ayant été énoncé, on me laisse une totale liberté. » (« Une promenade au cimetière des éléphants », 16 décembre 2010)

Le chroniqueur commente également son propre investissement de cette forme peu codifiée par un discours métatextuel dont la fonction autoréflexive est perceptible dans de nombreux passages. Sont ainsi faussement déplorés, et donc revendiqués en creux, l’étroitesse de la vision : « Je suis l’homme de l’anecdote et du détail sans importance » (« L’off-colloque », 14 décembre 2006), ou encore le mauvais rôle qui consiste à jouer l’avocat du diable : « J’occupe une situation particulière au sein de Voir, ni critique ni journaliste, plutôt romancier résidentiel, et par conséquent porté à chercher la bête noire. » (« Foncièrement optimiste », 10 janvier 2008) Dickner oppose également la temporalité éphémère de la chronique à celle, selon lui radicalement différente, du roman : « La chronique passe comme un souffle, par comparaison [avec le roman], et on n’a guère le loisir de zigonner avec la boîte de vitesses. » (« Déphasé », 12 février 2009) Conformément à l’un des topoï du genre, il en identifie les difficultés spécifiques :

Pour les chroniqueurs, romanciers généralistes et autres omnipraticiens de la pensée, l’idée est le nerf de la guerre. Chaque jour, il faut en trouver de nouvelles, différentes des idées d’hier, tout en gardant le cap — car les idées doivent être cohérentes.

« La dictature de l’idée », 11 septembre 2008

Avouant s’être « mis à relire ses chroniques », il propose, dans « Chronique 197 » (10 juin 2010), le résumé de l’une d’elle (elle aurait porté le numéro 196) qu’il a finalement décidé de rejeter. Cette autoréflexivité est notamment mise en scène dans le dispositif d’une sorte de « visite d’atelier » où se trouve théâtralisée l’adresse au lecteur que Dickner pratique fréquemment. Dans ce texte intitulé « Chronique portes ouvertes » (12 août 2010), qu’il termine sur le modèle des émissions de télévision : « Voilà qui conclut donc notre brève visite dans les coulisses de Hors champ » (ibid.), il répond à sa propre question : « comment se construisent mes chroniques ? » en expliquant :

Je ne vous parlerai pas de la forme que prennent (ou s’efforcent de prendre) mes chroniques. Il existe un certain nombre de formats et de procédés canoniques. Je les connais mais suis incapable de les reproduire. Ne me demandez pas pourquoi, mais je suis réfractaire aux formats.

Ibid

Par cette dénégation, Dickner recycle précisément un des procédés qu’il prétend refuser.

Ainsi la chronique parle-t-elle d’elle-même, et le plus souvent négativement, en s’efforçant d’atténuer, avec une désinvolture auto-ironique dont Dickner fait peu à peu sa marque, à la fois sa pertinence et sa profondeur, son sérieux et sa durée, son utilité et sa valeur. Ce topos de modestie auquel les chroniqueurs ont fréquemment recours leur permet conventionnellement de situer leur propos et, du même coup, le regard spécifique de la littérature qu’il est chargé de manifester, dans une tension entre le détail et la généralité, la banalité de l’objet observé et l’ampleur de l’observation. L’écrivain affirme ainsi l’originalité de son expertise, qui réside dans sa capacité d’interprétation du réel et de détection du sens, fût-ce dans les dimensions les plus infimes ou triviales du quotidien.

Profession : « préposé aux choses vagues [8] »

Clin d’oeil à la médecine, et donc aux sciences, omniprésentes dans l’univers fictif de Dickner, l’expression, récurrente tout au long de ses chroniques, de « romancier généraliste » est la définition qu’il donne le plus souvent de lui-même. Il insiste ainsi sur la difficulté de spécialiser la littérature dans un objet, voire un produit :

[L]e grand problème de notre profession : n’en être pas une. En effet, la vaste majorité des écrivains gagnent leur vie autrement et pas forcément par le biais de l’écriture, aussi s’avère-t-il toujours un peu difficile d’obtenir une image consensuelle de l’écrivain en habit de travail.

« L’écrivain dans un champ de mines », 26 février 2009 ; l’auteur souligne

C’est donc par la réflexion sur le statut paradoxal de la littérature, à la fois « nécessaire et inutile [9] », et sur l’apparente improductivité de l’écriture dans la division contemporaine du travail que Dickner investit « les parages du livre », domaine que Voir lui réserve. La chronique est dès lors présentée à la fois comme solidaire du roman (comme le rappelle aussi le titre du recueil Le romancier portatif), en ce qu’elle partage les caractéristiques d’une même activité « généraliste », libre et inassignable à un objet précis, et complémentaire, en ce qu’elle fournit un espace de plus grande liberté. Évoquant son ancêtre mercenaire, « l’un de ces Allemands venus défendre la colonie britannique contre les indépendantistes qui s’agitaient au sud de la frontière américaine » (« Mercenaire », 20 janvier 2011), Dickner constate : « Voilà d’ailleurs l’un des principaux bénéfices de cette chronique : il s’agit d’un heureux mercenariat qui complète, diversifie mon boulot de romancier généraliste […]. N’étant pas spécialisé, je ne suis pas cantonné. » (Ibid.)

Si la fonction de la littérature n’est pas une question nouvelle, elle se pose néanmoins à Nicolas Dickner dans les années 2000, alors que toute la littérature semble désormais assignée par le discours médiatique, d’une part, au « divertissement culturel » et, d’autre part, à l’enseignement des humanités. Ainsi occupe-t-elle à Voir une position banalisée par sa place, en contiguïté et à égalité avec d’autres « secteurs » culturels dont le journal rend compte, musique, danse, cinéma, vidéo, arts visuels, gastronomie et, plus tard, blogues et nouveaux médias. Dickner fait sienne cette fragilité en se présentant tour à tour comme « un praticien mineur dont on prédit chaque année la disparition » (« Pirates et souffleurs de verre », 18 janvier 2007) ou, dans une éloquence auto-ironique, comme « un trimeur de l’intangible » (« Le paradis en carton ondulé », 1er décembre 2011). Dans les circonstances où il intervient, le rôle de l’écrivain tel que Dickner l’endosse dans ses chroniques consistera donc à redéfinir — et, ce faisant, à détourner peut-être — le mandat que lui a confié le journal en s’appliquant à la fois à identifier une spécificité du livre et à performer, dans sa propre écriture, la singularité d’une vision littéraire sur le monde. Bien sûr, ces deux fonctions s’exercent en même temps dans les textes.

L’objet livre

Dickner consacre de nombreux textes à la dimension concrète et matérielle du livre, comme aussi à ses lieux privilégiés que sont les bibliothèques publiques et les bouquineries que l’écrivain fréquente avec bonheur, aussi bien à Montréal (« L’ouest », 6 juillet 2006) qu’en Australie (« Vous verrez du pays, qu’ils disaient », 9 septembre 2010). Tout au long des six ans de publication, plusieurs chroniques portent sur le transport des livres et leur déménagement (telle celle déjà citée du 1er décembre 2011), voire sur leur récupération : « il m’est […] impossible de croiser une boîte de bouquins abandonnée entre une lampe torchère et un sac vert sans m’accroupir afin d’y fouiller un peu », note-t-il pour conclure que « [p]areilles ordures ramènent l’écrivain à une saine humilité : elles nous montrent la destination finale de ces objets que nous chérissons tant » (« Chacun son site d’enfouissement », 4 mars 2010). Le rangement des livres, leur prêt, leur emprunt et leur partage occupent aussi une large place : « un disciple de Perec propose une nouvelle méthode de classement […]. Un blogueur affirmait, par exemple, classer ses livres par genre littéraire — mais en dégradé, afin que les genres se fondent l’un dans l’autre. » (« Hygiène des bibliothèques », 13 août 2009) En cela fidèle à Perec, écrivain admiré à qui il consacre la chronique du 22 mai 2007 (« Tentative d’épuisement d’un écrivain parisien »), Dickner surenchérit sur les classements incongrus, tel celui-ci, inspiré par sa petite fille qui glisse sur ses livres :

Bref : sur quels livres patine-t-on le mieux ? Commençons par les citrons de la glisse, si vous le voulez bien. Les collections nrf (carton mat) et Bouquins (texture imitation toilé) font les pires chrono. […] Les classiques de la littérature publiés par Fernand Nathan (des vieilleries de ma sociologue préférée) possèdent une glisse absolument déplorable. […] En définitive, le lecteur patine toujours comme il veut, et rarement patine-t-il dans le sens que l’on croit.

« Cette grande aréna que l’on nomme la pensée », 16 juillet 2009

Ces propositions loufoques, qui participent d’une désacralisation du livre et de la littérature — désacralisation qui culmine dans le rappel, fréquent tout au long des chroniques, qu’« il se publie dans le monde un livre toutes les trente secondes » —, n’en cohabitent pas moins avec leur éloge lyrique : « Les livres forment un pays en soi, avec sa logique propre et son champ gravitationnel particulier. Là où on trouve des livres — que ce soit au garage, à la taverne ou au bazar —, le lecteur est à la maison. » (« Le lecteur dans son habitat naturel », 7 octobre 2010) La littérature, dont Dickner répète qu’elle est la seule et la dernière activité qui ne peut s’exercer que si on lui consacre une attention exclusive, loin de la simultanéité d’actions qui caractériserait le sujet contemporain, se trouve à la fois défendue comme une ultime « cause » humaniste et sans cesse ramenée à son statut d’artisanat marginal.

Attaché aux problèmes des supports matériels, Dickner s’intéresse également au livre électronique et intervient régulièrement dans le débat sur son développement, refusant de voir en lui une menace au format papier. Une telle peur lui inspire d’ailleurs la chronique satirique « La disparition du livre — Épisode 5173 » (22 avril 2010). L’ordinateur comme outil de travail et son ergonomie spécifique constituent un autre sujet récurrent des chroniques : « Nous nous échinons à désintégrer le bureau, à le faire tenir dans la paume de la main. Mais le romancier est-il vraiment portatif ? Ses manies sont-elles transportables ? Il reste bien sûr l’option spartiate : tout dans le crâne. Rien à traîner. » (« Le romancier portatif », 26 août 2010) Dickner bride ainsi son vif intérêt pour les nouvelles technologies qui lui ouvrent la documentation infinie et ludique dont il a besoin pour écrire, par une certaine méfiance du vertige et du leurre qu’elles peuvent aussi constituer :

Le Web : une grappe de méduses qui palpitent et brillent dans la noirceur insondable de l’océan. Mais on le sait, la beauté des méduses n’a d’égale que leur toxicité — aussi mon rapport au Web traverse-t-il d’étranges cycles : deux fois par année, je me rétracte. Je déblogue, je cesse d’alimenter Twitter et Facebook, je néglige mes fils RSS, je considère même la possibilité de fermer tous mes comptes pour de bon — y compris mes comptes de courrier.

« Le romancier en captivité », 18 octobre 2009

De même, il s’interroge sur les transformations des modes d’écriture et de lecture que la pratique des réseaux sociaux entraîne et en fait le sujet de « La facebookisation du roman » (2 février 2012).

Les chroniques de Dickner traitent par ailleurs des activités périphériques à l’écriture que pratique aussi l’écrivain : rencontres avec ses lecteurs, dans des colloques (« L’off-colloque ») ou des classes de cégep ou d’université, cours de création littéraire (« Et un peu de vitriol », 24 mars 2011) ; expériences que l’auteur raconte avec humour, comme il le fait aussi des rites de la vie littéraire que sont les salons du livre (« Mon premier salon du livre », 15 février 2007), les réunions d’écrivains ou les séances de signatures (« Une visite chez le grossiste », 1er avril 2010). L’intérêt de ces chroniques, souvent construites à partir d’anecdotes ou de « tableaux », tient moins à la satire des travers du milieu littéraire, à laquelle l’écrivain se livre après beaucoup d’autres, qu’à la professionnalisation de la pratique de la littérature qu’il esquisse ici dans les termes d’une démystification pédagogique du travail de l’écrivain. Sans doute pourrait-on lire dans ces textes une réponse étonnamment concrète à la « normalisation » de la littérature dénoncée jadis par François Ricard [10] comme une dérive. Pour Dickner, il s’agit, comme le rappelle la mention fréquente du mot « collègues » pour désigner les autres écrivains, d’assumer une vision prosaïque et organisée de la littérature, liée au commerce du livre ainsi qu’à l’enseignement, et donc, comme il le martèle dans ses chroniques, directement inscrite dans l’ensemble social et économique dont elle dépend. Au-delà de l’éviction du personnage de l’écrivain de sa tour d’ivoire stéréotypée, Dickner s’efforce ainsi d’investir « l’industrie culturelle » où la littérature se trouve classée, de manière à tenter, de l’intérieur, d’en infléchir le devenir en s’y impliquant : pour lui, « [i]l importe plus que jamais de parler de l’industrie culturelle, même si le sujet nous paraît déplaisant, sans intérêt, voire hérétique » (« Madame Sicotte frappe encore », 21 août 2008). La démarche est politique et la chronique se transforme souvent, comme c’est le cas de « 25 ans plus tard » (23 juin 2006) ou de « L’inquisition tranquille » (26 mai 2011), en tribune. Dickner relaie notamment le combat pour le prix unique du livre, commentant au passage l’initiative de Yann Martel :

On pense bien sûr à cette centaine de livres que Yann Martel a envoyés au bureau du premier ministre, sans jamais recevoir la moindre réponse. On a vu l’exercice comme une attaque tacite contre les conservateurs — et il aurait été intéressant, par rigueur scientifique, de faire l’exercice simultanément, et en privé, avec tous les chefs de parti. De cette manière, on aurait peut-être pu dresser une carte littéraire du politique. Pas sûr que les résultats nous auraient fait sauter de joie.

« [É]lecteur », 14 avril 2011

Portraits de l’écrivain en…

C’est sans doute surtout par les métaphores dans lesquelles il les représente que Dickner pousse le plus loin sa tentative de résolution des contradictions de son travail d’écrivain. Ainsi, plusieurs activités et personnages décrits dans ses chroniques fonctionnent comme des inscriptions de l’écrivain et de sa pratique ; métaphore allusive ou parabole narrativisée dans un micro-récit, ces procédés en illustrent à la fois la fragilité, l’humilité et la responsabilité. Ces figures obligées que sont les infinies variantes du « portrait de l’écrivain en… » tendent, chez Nicolas Dickner, vers la désacralisation de la littérature et en proposent souvent des formes incongrues. Ces variations sur le thème de l’écrivain qui se remet lui-même à sa place constituent également des marques de l’adaptation de Dickner au discours volontiers impertinent auquel Voir souhaite être associé ; ce sont aussi, en quelque sorte, de discrets renouvellements implicites du mandat que lui donne le périodique.

Les métaphores végétale et animalière servent cette démystification volontiers cruelle, comme le montrent deux exemples :

[J]e me suis senti semblable au chihuahua poméranien, ce mammifère dont l’utilité n’a encore été prouvée par aucun zoologue sain d’esprit. Abandonné dans un bosquet, il est condamné à ne survivre qu’un quart d’heure avant d’être happé par une plante carnivore ou attaqué par un moineau. En fait, le chihuahua poméranien ne trouve sa place qu’au sein d’un seul écosystème : le bungalow. Son rôle y demeure d’ailleurs ambigu. Il n’est ni prédateur, ni proie, ni parasite. Il figure en tant qu’objet décoratif, entre le papyrus et la potiche. L’écrivain, en somme, amuse les enfants et les visiteurs.

« Wau en salopette », 11 mai 2006

Ailleurs, c’est le recours provocateur à l’analité qui recycle en le radicalisant le topos de la transformation de la boue en or : notant que le mode de nutrition du bousier, « ce scarabée dont les représentants les plus notoires découpent des fragments d’excrément dont ils façonnent une petite boule (la pelote fécale) qu’ils poussent jusqu’à leur terrier […] illustre magnifiquement l’un des grands concepts de la vie sur terre : la merde des uns représente la nourriture des autres » (« Une boule parfaite de carburant », 12 mai 2011), il déduit l’analogie selon laquelle « [l]’artiste […] se distingue par sa capacité à s’emparer de la merde et à la transformer en une boule parfaite de carburant » (ibid.). Le caractère polémique de cette chronique qui répond à un article de l’économiste Nathalie Elgrably-Lévy, opposée à tout octroi de subvention aux « travailleurs culturels », justifie la teneur de la comparaison ; d’autres dispositifs métaphoriques ou analogiques sont plus complexes.

En effet, la mécanique, automobile notamment, champ sémantique chez lui particulièrement fécond, fournit à Dickner de nombreuses images. Évoquant les rencontres avec des lecteurs, il écrit ainsi : « L’auteur est toujours content de se faire poser des questions. Cela donne l’occasion de soulever le capot. » (« La grève du sens », 27 mai 2010) L’artisanat, très positivement connoté, à l’égal de la science et de la botanique, constitue un autre répertoire privilégié : « J’aime la plomberie — j’entends par là cette impalpable tuyauterie qui gargouille dans les murs du livre. » (« La facebookisation du roman ») Cette métaphore où, par une curieuse synesthésie, la lecture d’un livre est liée aux bruits d’un édifice insiste sur la dimension technique du travail de l’écrivain. Mais loin de la désigner comme un ensemble de recettes du métier qu’il déciderait, lui, de dévoiler alors que la représentation conventionnelle de la littérature exige plutôt qu’on le cache, Dickner en fait une dimension en quelque sorte autonome et admirable en elle-même ; l’écrivain apparaît du même coup comme un lecteur spécialisé, quelqu’un qui est « de la partie ».

C’est encore la mécanique qui inspire à Dickner le portrait d’écrivain en mécanicien qui apparaît en filigrane à travers celui de « son oncle Lionel » :

Sa compréhension de l’anatomie des voitures dépasse très largement ce que l’on nomme talent ou connaissance : cela frôle le génie. [I]l me narrait avec moult gestes certains problèmes qu’il avait rencontrés au cours de sa carrière, les expériences qu’il avait menées afin de comprendre des moteurs mal conçus, et les solutions détournées qu’il avait dû imaginer. En l’écoutant, je voyais se dessiner une conception de la mécanique pas très éloignée du travail des mathématiciens ou des romanciers généralistes. Mon oncle pouvait résoudre à peu près n’importe quel problème mécanique, mais certaines solutions le dégoûtaient car elles étaient inélégantes. Du bricolage indigne qui fonctionnait, certes, mais qui heurtait son sens du travail bien fait. Il ne s’agissait pas, en dépit des apparences, de banales anecdotes de mécanicien, mais d’une histoire sur la beauté et l’élégance.

« L’élégance du carburateur », 19 juillet 2007

La figure de l’ouvrier spécialisé, de l’« homme de métier », est l’une des allégories auxquelles Dickner a le plus souvent recours pour représenter l’image d’écrivain à laquelle il s’identifie : « Quoi que votre beau-frère en pense, écrire un chapitre de roman n’est pas si différent d’assembler des tuyaux, construire une montgolfière ou cueillir des courgettes », écrit-il dans un texte inspiré par Wau Holland [11]. S’attachant à la « salopette » qui identifie le travailleur, Dickner déplore l’absence pour l’écrivain d’une semblable visibilité de son expertise propre :

[H]uit gaillards […] [b]oîtes à lunch au poing, casques jaunes sur la tête, quelques tonnes de machinerie lourde sous le bras. Il ne s’agissait pas d’un commando de poètes, on l’aura compris. Je les ai regardés prendre possession de notre coin de rue, pleins d’assurance et de testostérone, camisoles maculées de graisse à transmission, muscles à l’air libre. On n’expliquera jamais assez la difficulté d’être écrivain lorsque huit bonshommes refont le monde (ou plus simplement un mur de brique) de l’autre côté de la rue. […] Au fond, les travailleurs intellectuels vivent tous le même problème : ils vissent d’insaisissables boulons — des idées, des concepts, des structures — dans un monde où l’on valorise plutôt le travail tangible. […] Notre société cultive un brin de méfiance à l’égard des individus dont la contribution se jauge mal. Comment quantifier, en effet, l’apport social d’un poète ? […] Les informaticiens évaluent leur travail en SLOC (lignes de code source), unité de mesure sibylline entre toutes. On reste clément à leur endroit, car ils engendrent des profits (du moins les économistes nous l’assurent-ils). L’écrivain n’a pas cette chance et son utilité demeure, en somme, non prouvée.

« Wau en salopette »

Ces portraits de travailleurs, trop fréquents chez Dickner pour relever du seul procédé, ne sont pas sans évoquer les rapports difficiles, de trahison éventuelle, que nombre d’écrivains québécois, de Parti pris à Gaston Miron, ont entretenu avec leur classe sociale d’origine. Il n’est donc pas indifférent que l’auteur insiste, par exemple, sur sa parenté avec son oncle Lionel, le mécanicien de génie.

Figures réconciliées

La conciliation de l’écriture et de l’artisanat trouve dans la chronique intitulée « Le majeur » (13 janvier 2011) une version en quelque sorte métabolisée, inscrite à même le corps de l’écrivain :

Faute d’entretien, ma bosse d’écriture s’est atrophiée peu à peu, sans même que je ne m’en aperçoive. […] N’empêche, j’aimais bien ce que cette bosse incarnait : l’idée toute simple (et pourtant pas si évidente) que le travail intellectuel constitue aussi un travail physique. Qu’écrire, c’est bosser, et qu’il en résulte forcément quelques bosses. Cette phalange coriace me rapprochait un peu des mécaniciens et charpentiers : ils avaient leurs paumes calleuses et leurs éraflures, moi j’avais ma discrète bosse de scribe.

De nouveau, on notera que cette image de l’écrivain artisan renvoie à toute une tradition de la littérature québécoise, explorée notamment par Michel Biron à travers la figure du « dilettante [12] », à laquelle appartiennent aussi bien Jacques Brault que Jacques Poulin.

« Vous seriez surpris de voir combien de personnes ont l’air de personnages », note Dickner (« Le carré de sable », 24 novembre 2011), attentif, selon l’un des attributs de l’écrivain dont il performe alors le regard spécifique, au potentiel de fiction que recèle le quotidien. Poussant plus loin l’exercice du portrait, il compose des silhouettes qui réunissent et concilient le travail manuel et le travail intellectuel. Parmi ces portraits, le quincaillier qui lit Ludwig Wittgenstein, présent dans deux chroniques, est un personnage du quartier : « Je croise mon quincaillier chaque jour […]. Il travaille au Rona du coin. Traitez-moi de menteur si vous voulez, mais le bougre trimballe chaque jour sa copie du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. » (« Omoplates », 12 juin 2008) Le quincaillier lecteur réapparaît dans la chronique déjà citée « Le carré de sable » :

Parfois je le surprenais qui lisait quelques pages, assis sur un banc. […] Lorsque je le voyais trimballer son Wittgenstein, mon imagination s’emballait. Quels bouquins sa bibliothèque contenait-elle ? Quelle était la trajectoire de cet improbable lecteur ? De quelles profondeurs textuelles arrivait-il ? […] Je l’imaginais, bolide catapulté gravitationnellement par la masse lointaine de Platon et d’Aristote, remontant une orbite après l’autre, rasant Spinoza et Kierkegaard, passant comme une balle dans les parages de Bachelard et filant vers un indiscernable vingt et unième siècle de la philosophie. Mais mon quincaillier ne lit plus Wittgenstein. Ou alors il garde ça pour lui-même […]. Station Wittgenstein, terminus. Merci d’avoir voyagé avec nous. Depuis, il m’a taillé des clés, vendu des mousquetons et de la chaîne au mètre, et jamais je n’ai osé lui demander ce qui s’était passé après (ou pendant) Wittgenstein.

L’importance de cette figure atypique tient d’abord à ce qu’elle intègre la lecture, activité indissociable de l’écriture chez Dickner. Outre que l’écrivain se représente lui-même en lecteur à de nombreuses reprises, cette figure est omniprésente dans ses chroniques : projeté comme son mystérieux jumeau, il apparaît dans « L’invisible vis-à-vis » (22 mars 2007) consacré à l’évocation du « beau-frère » de l’écrivain qui lit en marchant ; dans « Portrait du lecteur en jeune homme » (20 octobre 2011), texte sur la jeunesse considérée comme la période de la vie la plus intensément perméable à la lecture ; ou encore dans « Lecteurs et vecteurs » (1er mars 2012). Comme l’écriture, la lecture fait, à l’occasion, les frais d’une représentation satirique lorsqu’elle est celle d’un programme électoral envisagé comme un texte (« [É]lecteur ») ou du catalogue IKEA (« Un catalogue dont vous êtes le héros », 10 août 2006). À la fois comme lecteur de Wittgenstein et comme spécialiste des « mousquetons et de la chaîne au mètre », le quincaillier incarne la figure, artisanale, modeste et inclassable, à laquelle Dickner associe l’écrivain.

Mais on ne s’étonnera pas que l’auteur des années 2000 donne aussi à la représentation une inflexion technologique ; on la trouve dans une chronique intitulée « Un plombier extraordinaire » (2 juillet 2009), qui commence par une lecture enthousiaste du livre d’Italo Calvino, Le baron perché [13] :

Le baron perché est un geek. Geek : sans doute l’un des mots les plus indéfinissables de notre temps. Il viendrait de l’anglais dialectal « geck », lui-même dérivé du bas-allemand « gek », qui signifiait originalement « fou », « fêlé » ou « craquepotte » […]. Dans les années 80, le mot est devenu un synonyme de nerd : une personne obsédée par la technologie. Seulement voilà, cependant que nerd demeurait une insulte, geek prenait peu à peu du grade, devenait moins péjoratif. Sa signification s’élargissait, et le mot devenait un étendard, une identité, un sujet de fierté. Aujourd’hui, le terme geek ne désigne plus simplement un rapport monomaniaque à la technologie, mais un enthousiasme pour le savoir et la connaissance, une curiosité amusée, un rationalisme ludique, une tendance au scepticisme […]. Si le terme demeure vague, une chose m’apparaît cependant certaine : Côme du Rondeau, l’extraordinaire personnage inventé par Calvino, est un geek. Un geek de l’époque des Lumières […]. On se croit dans la documentation et pourtant, on n’est que dans le prétexte, dans la plomberie. Jamais, pourtant, le lecteur ne se cogne la tête contre un tuyau : Italo Calvino est un plombier extraordinaire.

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Dans la « conversation » qu’est, pour Dickner, la littérature, lecture et écriture sont égales et interdépendantes puisqu’elles se répondent, et la chronique telle que l’auteur de Nikolski la pratique tire profit de sa brièveté et de sa périodicité pour accentuer cet échange [14]. Un échange plus implicite se tisse aussi avec le périodique qui invite l’écrivain à y défendre le point de vue de la littérature : Dickner investit ce rôle en démystifiant la figure de l’auteur dans des portraits décalés qui rapprochent l’écriture de l’artisanat. Le « geek », issu d’un double hommage — à Italo Calvino, l’un des maîtres de Dickner, et aux nouveaux médias, conçus comme source infinie de découverte —, esquisse une sorte d’autoportrait de l’écrivain tel que les chroniques, elles-mêmes empreintes de « curiosité amusée » et de « rationalisme ludique », le construisent. Cet autoportrait permet à Dickner de cristalliser une image de la littérature contemporaine, ouverte sur le monde, nourrie aussi bien par les classiques que par la bande dessinée, par la science-fiction (l’autre maître de Dickner est Kurt Vonnegut) que par les séries télévisées, saisie dans un recyclage permanent et politique, conçue comme une « profession » modeste, exercée dans une collectivité.

On se gardera, bien sûr, de généraliser un tel portrait d’écrivain à l’ensemble de la littérature québécoise des années 2000, ne serait-ce que parce qu’il est exclusivement, et parfois avec insistance, masculin, et qu’une tout autre figure serait sans doute produite par les chroniques d’une écrivaine. On peut néanmoins en tirer deux conclusions partielles. D’une part, on y lira la persistance, dans la littérature québécoise, d’une posture ancienne de l’écrivain artisan, doublement hanté par ses origines et par l’incertitude de la fonction sociale de la littérature. D’autre part, sur le plan spécifique du genre, la pratique de Dickner illustre comment la chronique journalistique, au-delà des sujets qu’elle traite, fournit surtout à l’écrivain une scène où il invente son personnage.