Chroniques : Poésie

Sans le ciel ni le mondain : pour retrouver le monde[Record]

  • Luc Bonenfant

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  • Luc Bonenfant
    Université du Québec à Montréal

La douleur traverse la poésie actuelle comme un cliché lancinant. Quand il est torturé, souffrant ou affligé — ce qui ne revient pas au même —, le poète contemporain qui adopte une posture lyrique fait souvent part de ses états d’âme sans autre médiation que celle de la tonalité toute personnelle de sa douleur immédiate. Parfois, il arrive néanmoins à formaliser cette douleur dans un langage où elle réussit heureusement à dépasser la stricte énonciation ontologique du cri primaire. Si les tons respectifs de leurs voix m’apparaissent opposés tant l’un semble placide et l’autre rugissante, Philippe More et Catherine Morency appartiennent à cette race de poètes lyriques chez qui le travail énonciatif et esthétique du vers ouvre à la capacité réelle du poète de se transformer en sujet lyrique. Le lyrisme apparaît chez eux comme la construction politique d’une parole où le sujet s’entend bel et bien comme un procès  qui ne laisse pas de souligner sa situation discursive particulière. Cette absence à soi n’est jamais simple négativité, et encore moins cynisme. Il serait malvenu de lire les titres de More (et partant, les recueils qu’ils coiffent) comme autant de postures de refus à partir desquelles le poète chercherait à s’abstraire du temps ou du monde. L’abstraction, l’aphasie et l’apesanteur sont tour à tour jouées chez lui comme autant de mécanismes (images ou ébauches au sein d’un théâtre du monde) permettant justement de retrouver le monde sensible, cela, au moment même où la perte des repères oblige le sujet à repenser ses « motifs pour l’amnésie » (24) ou l’inintelligibilité « de ce monde » qui ne fournit « aucune narration/à substituer aux circonstances » à celui qui « énumère [s]es leucémies » (25). Pour notre plus grand bonheur (bonheur esthétique, bien sûr), Philippe More n’en démord pas : la maladie, sous différentes formes, hante de part en part son recueil. Le coma, l’oxygène, l’ADN et tutti quanti peuplent ces poèmes où même les termes les plus techniques laissent surgir l’optimisme, comme dans « Une apoptose » : Le processus moléculaire d’autodestruction s’accompagne de la possibilité symbolique d’un renouvellement grâce au réseau sémantique de la naissance  inscrit dans la première strophe. Mourir pour mieux renaître : ainsi dit, bien sûr, le tout semble banal, presque cliché. Ce serait toutefois mal rendre compte de la densité des Brouillons pour un siècle abstrait que de tenter de les réduire à cette seule formule, qui leur est pourtant essentielle dans la mesure où elle témoigne de ce refus du mondain partout présent dans la poésie de Philippe More. J’entends ici le mondain au sens que lui donne Laurence Bougault quand, suivant là-dessus Georges Molinié, elle en parle comme de « l’ensemble des médiations entre le monde et l’homme  ». Pour Bougault, le réel (qui est pour elle un synonyme du monde) nous apparaît connaissable à cause du reflet que nous en offre le mondain. Autrement dit, parce que l’Homme est un être de langage, le mondain lui semble offrir un lieu de perception correct de la réalité du monde. Ainsi, l’auteure fait l’hypothèse que « le poète, conscient que le mondain n’est pas le monde, que la langue constitue un système fermé sur soi, tente néanmoins de joindre le monde et de rétablir, dans la langue, un contact avec l’extra-textuel  ». On aura beau dire, tous ceux qui écrivent des vers n’atteignent pas nécessairement au langage poétique, qui consiste à outrepasser ce mondain dont je parle ici. Or, s’il est un mérite qui revient à Brouillons pour un siècle abstrait, c’est très précisément de tâcher à accomplir cela. Chaque vers de Philippe …

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