Article body

À la mémoire acadienne de ma mère, Élizabeth Forest

Les mots clefs sont Hermé, nom familier pas du tout fermé, et fragments, éclats, éclairs, effets d’une cassure. Hermès et herméneutique en sont les prolongements. Les inventions d’Hermès (lyre, flûte, sandales ailées) sont des astuces artisanales que n’aurait pas désavouées Herménégilde, ni son père. Hermès est le guide préposé aux carrefours, aux rencontres décisives. Sur les routes, des pierres (hermaï) lui sont consacrées. Hermès est non pas le dieu de l’hermétisme et du mystère, mais celui du déchiffrement. L’herméneutique moderne, depuis le romantisme allemand [1], est aussi bien un art, une pratique, qu’une théorie ou une science. Elle aide à découvrir l’esprit dans — plutôt que derrière ou au-delà de — la lettre. Cette dernière ne lui sert pas que d’instrument (vérification, confirmation), mais de lieu d’incarnation et d’habitation. « Interpréter un texte, ce n’est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou moins libre), c’est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait [2]. » Les pluriels de l’oeuvre d’Herménégilde Chiasson sont nombreux et singuliers : matières, cahiers, éléments et couleurs, lyrisme et ironie, anges (blancs ou bleus) aux fenêtres, aux frontières.

Son prénom de douze lettres, tiré du calendrier liturgique, a constitué pour Herménégilde Chiasson « une crise d’identité » à résoudre. « Le jour où j’ai réussi à l’écrire, j’ai eu l’impression d’avoir atteint une étape initiatique » (Br, 99), dit-il dans un récit intitulé « Identités ». Ses amis l’appellent « Hermé (sans le tique qui refermerait tout), ce n’est pas si loin d’Hermès [3] ». Un plumitif moqueur serait même allé jusqu’à « Hermès Trismégiste », qui veut dire « trois fois le plus grand ». Le poète, lui, ne se prend pas pour un messie, ni pour un archange ; pour un ange peut-être, dans le sens de sentinelle et, à l’occasion, d’archer.

Scoudouc : le premier cahier

Divers genres, plusieurs écoles se croisent dans Mourir à Scoudouc comme dans l’ensemble de l’oeuvre (littéraire, graphique, théâtrale, picturale) de Chiasson : poèmes, laisses, chansons, proses ironiques, questionnaires, inventaires surréalistes, flashes, légendes sous des photos sépia. Ce recueil est un album, un manifeste, un journal ouvert à tous vents. Sous une lumière rasante qui met en relief les traces, les « paysages calcinés », il récupère les débris, les reliques, la maison abandonnée. « Tous les chevaux du roi sont morts ensemble mon amour […] et nous sommes morts aussi. » (MAS, 19) « Le 11 janvier 1973 » est la page déchirée, déchirante, d’un journal intime : « Ils t’ont arraché les yeux et ils n’ont laissé à ton visage en sang qu’une langue à ne rien faire », ni baiser ni parler : « Nous n’irons plus au bois/Nous n’irons plus nulle part/Nous nous écrirons des lettres en avril […] » (MAS, 21).

Mourir à Scoudouc a l’assemblage, la souplesse, parfois les fautes d’orthographe et la ponctuation erratique [4] d’un cahier [5] d’enfance, d’école. « Glissement » (MAS, 23), c’est d’abord glissades, « lettres moulées » dans la neige, puis les « lettres que nous ne nous sommes pas écrites », adultes.

Mourir à Scoudouc n’est pas un beau-livre avec trait d’union, un livre-cadeau à admirer, à feuilleter distraitement. C’est un magnifique cahier de tous les jours en habits de travail, couleur terre (pas de Sienne), sable. Ce brun clair (plutôt que beige), ce hâle léger, ce tan, est une couleur subtilement lumineuse, chaleureuse avec douceur. Tabac, café, caramel, limon, plage à marée basse ? Cette teinte uniformément répandue d’une couverture à l’autre est un désert traversé, sans être détruit, par de multiples signes — typographie variée, grosses majuscules, pages intercalaires, titres-affiches, photos retravaillées — dont le brun très foncé contraste avec la teinture-texture de fond. Les illustrations affleurent et s’insèrent naturellement dans le papier un peu épais, à la fois grossier et raffiné.

Ce livre d’assez grand format, carré, offre en couverture une perspective d’autoroute sous les lignes bien marquées d’un viaduc surmonté de deux panneaux de signalisation bilingues où seul Scoudouc est intraduisible. Tout en bas, le large nom d’Herménégilde Chiasson se fait léger ; il sera plus effacé encore sur la page de titre, sous la photo d’une fenêtre aux vitres poussiéreuses, brisées, d’où émerge la figure pâlie de l’auteur. Les deux premières pages de Mourir à Scoudouc se font radicalement face : à gauche un champ de glaces maritime et brumeux, à droite un immense « A » se détache du fond sombre. Page suivante, la même lettre, à peine moins capitale, fait de la préposition initiale le titre du poème liminaire, « À Rimbaud du fond de la nuit ». Dédicace majeure, majorée, et en même temps rappel de la préposition au milieu de Mourir à Scoudouc : lieu d’origine, détachement dans le temps, retour et nouvelle appartenance. Les cinq parties inégales du recueil, dont les intertitres occupent le centre de pages entières, se terminent par deux inventaires de « La maison du silence ». Le poème éponyme, « Mourir à Scoudouc », seul dans sa partie, l’avant-dernière, détache et brandit son titre [6] en caractères plus gros que ceux de la couverture. Un Scoudouc peut en contenir un autre.

Le cahier Mourir à Scoudouc est de la même teinte et d’une présentation analogue à celles de la collection « Libertés » dirigée par Jean-François Revel chez Pauvert. « Ostensiblement bon marché. Des libelles sur papier très ordinaire, avec des caractères d’affiche pour la couverture, comme jetés sur le marché du livre [7]. » Pas de « prouesses techniquement innovantes », rien que des bâtons noirs sur papier kraft. La forme et la formule du cahier le distinguent du livre (définitif) et de la revue (périodique, régulière) par le champ libre qu’il offre à l’exploration, l’expérimentation. Chiasson, comme Valéry, en plus modeste et moins systématique, préfère et préférera « l’exercice de l’oeuvre à son achèvement », l’« échange de voix [8] » au discours unique, massif.

Fragments d’Acadies

Il y a plusieurs fragments d’Acadies dans l’oeuvre de Chiasson : celle des « après-midi de grand vent quand tu n’allais pas à l’école » (MAS, 27), celle des images, des jeux, celle des musées et des discours. Le disparate « En Acadie… », au titre discret, presque honteux, composé en bas de casse, laissé en suspens, est suivi [9] d’« Acadie mon trop bel amour [10] », partie charnière dont le poème inaugural, « Eugénie Melanson », est emblématique. C’est le plus intimement dédicacé et dédié de Mourir à Scoudouc. Le « Tu » y est plus fort, plus respectueux, plus amoureux que le Vous d’un recueil subséquent. Le regard vient d’une photo jaunie, vitrée, encadrée. Eugénie regarde et est regardée au milieu des antiquités et souvenirs exposés dans les « vitrines bleues » d’un musée où les visiteurs ne remarquent pas sa photo, « petite et perdue en noir et blanc ». Eugénie Melanson s’était historiquement endormie « près des berceaux bordés de dentelle » : « Tu aurais dû te réveiller puisque c’est alors que l’envie de mourir s’agrippa à son corps./[…]/Tu t’endormis en rêvant à de nouvelles déportations » (MAS, 35).

À la place des « yeux sombres grands ouverts » de la photo, on trouve à la fin les « bouches grandes ouvertes des portes », avides, qui « bâillent », tournent sur elles-mêmes et fuient « ailleurs ».

« Eugénie Melanson » oppose aux rites officiels, aux dignitaires, aux bannières et ostensoirs, aux médailles bénites, la photo sépia, le portrait d’une femme qu’on pourrait identifier à la Nouvelle Acadie espérée, héritière (sous bénéfice d’inventaire) de l’Acadie historique. Une femme de tous les âges, jeune fille, mère, aïeule [11]. Déguisée en Évangéline pour « recréer avec des Gabriels de parade les dates mémorables d’un passé sans gloire, englouti dans les rêves et les poèmes » qu’elle n’avait « jamais lus » (MAS, 33). Mais elle-même est un poème, une représentation ; sa photo est lue, interprétée :

Parce qu’un dimanche après-midi cette photo commença son existence et qu’un après-midi de juin, ta présence m’a regardé et m’a arrêté.
Tu regardais, de derrière ton cadre, du haut de ta robe neuve, le visage contre lavitre [12].

MAS, 34

La seconde partie de « Comprends-tu… là ? » est inscrite, comme au tableau de la classe, en lettres grossies, visibles de loin par tous : « T’es pas le messie ! » (MAS, 26) Le je narrateur, ici premier lecteur, se le tient pour dit. Il ne cherchera pas le paradis dans un renversement ou un « envers du monde », car « l’autre côté » c’est ce côté-ci. « Quand je deviens patriote [13] » est un adieu, la chronique d’une mort annoncée : « Avec les paysages décolorés et verdâtres des derniers jours de l’Acadie en mal de mourir/Comme si la terre allait s’ouvrir/Comme si la mer allait se dessécher […] » (MAS, 38). Acadie d’« avant le déluge », car l’arche « n’est pas construite ».

Le poème « Bleu [14] » (MAS, 41) commence par « Il n’y a plus d’Acadie », évoque le « voilier bleu » sur lequel le père a passé « la moitié de sa vie entre le bleu du ciel et le bleu de la mer ». Il s’interroge sur un « nouvel équipage » aperçu dans le regard du père qui décroche des murs de la grange les « haches de guerre » qu’il est temps d’enterrer, à moins de vouloir « s’enterrer soi-même ».

Et je suis à me demander si cet équipage prendra la mer un jour avec un soleil dedans, si cet équipage prendra la mer devant ma mère qui prie les madones bleues pour mes péchés blancs et qui ne veut pas voir de sang rouge sur la neige blanche, ni d’étendard noir dans le ciel bleu, ma mère aux ongles brisés d’avoir trop fouillé la terre et qui a peut-être appris déjà à dire PLEASE.

MAS, 41

Le jeu est serré entre le texte et ses connotations picturales, militaires, politiques. La mère prie les « madones bleues » sans qu’on puisse l’identifier à elles. Face à la mer et au ciel, cette femme aux « ongles brisés » représente les forces terrestres, terriennes, terreuses.

Le conflit des couleurs est plus qu’une guerre des drapeaux. Deux (trois) personnes cherchent à conjuguer leurs vies, conjurer le sort, trouver le bon « équipage » pour l’aventure incertaine d’un avenir collectif. Qui du père ou de la mère est le plus lucide, courageux ? Laquelle des couleurs est la plus éclairante ? L’humilité, l’humiliation maternelles équilibrent le réalisme ou la résignation paternels. Lequel a le premier appris à dire « please » ? Ils le prononcent chacun à leur façon.

Dans le bref « Blanc » qui suit immédiatement, sans chars d’assaut ni avions à réaction ni taxis sur la « baie gelée », « la neige tombe comme un grand drap sur un grand lit pour un trop bel amour qui n’arrive pas ou qui ne peut pas s’en venir » (MAS, 42). Ce « trop bel amour violé », c’est l’Acadie déchirée, en stand-by, à laquelle « Rouge » enjoint : « Arrache ta robe bleue, mets-toi des étoiles sur les seins, enfonce-toi dans la mer, la mer rouge qui va s’ouvrir comme pour la fuite en Égypte. » (MAS, 43) Les vieilles granges, clôtures, légendes et autres « chimères » sont comparées douloureusement à une « vieille robe de mariée dans un vieux coffre de cèdre ». L’Acadie, c’est aussi un jeune et vieux couple.

Le raisonnement paternel et la patience maternelle sont compris et se comprennent (« trop »), se compromettent dans l’humiliation commune : « PLEASE PLEASE PLEASE please kill us […] » (MAS, 44). Le reste de « Jaune » est en anglais, sauf quelques lignes où la nation acadienne fond « comme une roche à la chaleur de l’indifférence de la tolérance de la diplomatie du bilinguisme du bien-être social » et d’un chapelet de « patentisation », « autruchisation », « aplatventrisme ». Fausse chaleur tiédasse, épaisse. Au début, l’Acadie fondait « comme une roche au soleil ». Non moins absurde, mais plus sain.

« Et… noir » (MAS, 45) accentue l’esprit critique et polémique de « Jaune ». Les Anglais « marchent lentement, en sécurité dans leur pays [15] », sûrs de leurs droits, de leurs lumières, de leur chemin. Plus que de l’anarchie (drapeau), le noir est le symbole du pouvoir (d’ordonner, de juger, d’arbitrer, de s’enrichir, de s’habiller…). « Et… noir » ne cesse pas d’être poème en se faisant prose, peinture monochrome [16], caricature, cliché journalistique inversé. On assiste à l’enterrement du premier ministre Pearson, prix Nobel de la paix : « limousines noires qui tournent, molles [17] noires, dangereuses noires, blindées noires », personnages « blancs de tout soupçon », « drapeaux qui tapent dans le vent blanc contre le ciel noir ». Le texte bat sur son propre terrain la télévision, dont les caméras tournent « pour la gloire » du patron. La neige « noircit », « jusqu’à la mort ». Mauvais temps, mauvais présage [18]. Pour les cinéastes et les peintres (Borduas, Soulages), le noir n’est pas une négation ou une synthèse, c’est une couleur.

Le poème « Outremer » dans Prophéties parle des yeux du père « pour regarder la mer, pour sonder l’horizon », et des yeux de la mère « pour regarder dans le ciel mystérieux » (P, 52). Ces deux regards convergent, se complètent, se rejoignent dans leurs tours du monde, même si le premier, plus entreprenant, est privilégié. La mer du père, objet en mouvement, but et direction, n’est pas celle de la mère, et l’homophonie gêne. Le regard paternel travaille (pêche) dans la mer, voyage horizontalement jusqu’au soir, avec l’énergie du désespoir. Le regard maternel, patient, sinon résigné, plonge en profondeur, s’élève verticalement, ravive la mémoire, habite la maison. Aux yeux de la mère la nuit se déguste sans doute « comme un grand gâteau bleu » (MAS, 24). Aux yeux du père, la mer s’allonge, s’ouvre, se colore de rouge et de noir. La coexistence la plus difficile, la bataille la plus rude, se fait entre deux bleus voisins : la couleur paternelle est un bleu de travail extérieur, la couleur maternelle est chant, prière, présence intime, aspiration. Pour fondre, sans les confondre, ces deux points de vue également acadiens, il faudrait parler de « cieux marins » (Rimbaud) ou d’outremer [19] aux sens physique (pierre et couleur) et géographique du terme.

Retour à Scoudouc

Par delà le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, c’est aux Cahiers de la Quinzaine de Péguy, autre socialiste humaniste et patriote révolté, qu’on peut rattacher Mourir à Scoudouc. L’idée et le nom viennent d’un « petit écolier enthousiaste et pauvre » dont l’univers mental est constitué de rares « livres, apport du monde extérieur », et de ses cahiers, « monde de son activité propre, créatrice, et qui commence par le cahier de bâtons [20] ». Ces bâtons, chiffres, lettres moulées, listes, questionnaires, traits de plume, crayons, pointes sèches, on les retrouve dans la plupart des recueils d’Herménégilde Chiasson, illustrés (beaucoup le sont) ou non.

Un poéticien (de la ville, du paysage) a consacré une grande part de ses souvenirs d’enfance — avec l’homophone et synonyme « d’en France » — aux cahiers de toutes sortes (de vacances, de textes, de notes) : « Je croyais ne parler que du papier, peut-être de l’écriture, et c’est le Lot, la Garonne, ses vallons, ses routes départementales quasi désertes » qui surgissent et l’émeuvent en surimpression sur les cahiers marqués par « des taches de soleil, de rousseur, de gouttes d’eau de mer, de pluie, de sirop renversé [21]. »

Sans compter l’encre, la mine de plomb, le sang, la salive, la cendre, les pattes de mouche. Mourir à Scoudouc a cette couleur (terre), cette odeur (du passé revécu), cette matérialité féconde, cette liberté de langage et de langue des cahiers de Sansot.

Dans Mourir à Scoudouc, les feuilles, entre herbe et ciel, sont une espèce de papier à faire reverdir en toutes saisons. Les drapeaux « traînaient dans le ciel » comme des branches mal arrimées à leur tronc, les feuilles « roulaient sur l’herbe comme des chrisse [sic] de folles » (MAS, 37). Les arbres, eux, « roulaient dans le ciel comme des cadavres » à la dérive, regardés fixement par des « lumières éteintes » dans des bureaux vides. Seule l’ombre oblique de la plume, écriture ou dessin, pourra redresser ce paysage, faire des filles folles des filles feuilles et fleurs. Le confetti (au singulier) du poème liminaire s’est « déchiré comme une grande feuille » pour « tomber de plus haut, être plus drôle, plus fou », léger comme un nuage, cinglant comme un flocon, éclatant comme l’or du soleil sur la neige ou dans les « cheveux des enfants » (MAS, 11). L’opération ne se fait pas d’un coup, et il faut sans cesse en reprendre le fil.

« Je suis venu voir la fin comme un ciel déchiré en forme de fin de monde », dit le narrateur du poème éponyme, qui préfère ce cataclysme à une petite fin « en forme de coeur rouge de satin bordé de dentelle blanche ». Scoudouc est un « trou » à recreuser, elle qui est d’un calme plat, « aplatie dans le soleil aplatie sur la terre comme une feuille » (MAS, 51). Sur ce plat, sur cette feuille pourrait s’inscrire une nouvelle page de l’histoire. Mourir à Scoudouc pour revenir d’ailleurs, de nulle part, revivre autrement à Scoudouc.

« Mourir à Scoudouc », c’est écrire à Scoudouc, lieu, adresse, destinataire. L’ombre oblique de la plume retrace et rejoint « Scoudouc comme une grande nuit couchée en travers du ciel » (incipit). Plus loin, autre traverse et traversée : « Les nuages se démanchaient dans le creux du ciel et descendaient de façon inquiétante vers Scoudouc. » (MAS, 54) Pour le poète comme pour l’Acadien, les éléments naturels indiquent une façon de modifier le cours des choses, de l’histoire : se coucher en travers, se démancher, creuser. Le « déclic » se fait ici par le claquement d’une portière et le « tremblement » qui secoue l’auto du narrateur de retour à sa maison natale. Apercevant « la lumière entre les arbres » (MAS, 52), il chasse les faux héros, dont Ajax tombé plus bas que son cheval. Scoudouc vivait « sur son tas de fumier » (MAS, 52) commercial, pauvre comme Job, sans se plaindre. L’enfant prodigue se cache dans l’herbe haute [22] pour explorer un « tendre désespoir » que traduit (sans le trahir) cette « mort mauve » qui doit sa couleur aux « lilas blancs qui pendaient aux arbres en grappes de raisins ». Scoudouc se perd dans « une nuit qui n’existait pas », « trop noire ou pas assez », qu’il faut accentuer pour la dissiper. Le soleil descendant « comme il aurait pu monter » (MAS, 53), l’homme retourne à son auto, trouve une pelle, creuse un trou et s’y couche, tirant « une couverture d’herbe verte » sur sa tête. Peur. Descente dans la terre et remontée du temps. Provisoirement installé, éclairé de l’intérieur, l’automobiliste immobile opère un retour aux sources souterraines. Il reçoit et donne la vie : « Je sentais les racines de l’herbe sur mon dos et je me suis aperçu que je nourrissais l’herbe/J’entendais l’intimité de la terre j’étais prisonnier du vagin de la terre. (MAS, 54)

Inverser ces deux versets [23] ferait passer du passif à l’actif, des préliminaires à l’amour fécond. Un retour à l’auto, dont la portière s’ouvre « comme un corps de femme comme un paradis comme l’univers », offre de nouvelles perspectives cosmiques, musicales [24], évangéliques

avec les anges en robes polyéthylène argentées qui trompétèrent dans ma gorge la sensation d’une nuit passée en dehors de mon corps avec mon coeur qui revenait d’un pays étranger par avion dans une boîte de plomb dure comme de la neige fondante.

MAS, 54

L’incohérence de l’image finale — la neige fondante est-elle dure ? — témoigne d’une séparation des sens et de l’esprit, d’une projection hors de soi, d’une mort artificielle, d’un retour d’exil compromis. Le séjour dans une « boîte de plomb » peut-il tenir lieu d’inhumation ? L’enterrement dans le métal et le plastique est une imposture. Il faut rétablir certains faits — de mort, de vie, d’habitation — pour qu’une renaissance soit imaginable.

La petite et plate Scoudouc s’élève « comme une cathédrale avec des arches et des anges dans les arcades qui se livraient à des gestes obscènes » (MAS, 55). La radio de l’auto est son architecte, le moteur, son « arche d’Alliance ». Il faut savoir briser cette alliance, désobéir aux nouvelles tables de la loi, refuser « la combustion qui empoisonnait les fidèles en robe blanche qui priaient en silence ». Les anges ne sont pas ceux qu’on pense, ceux qu’on voit. Il faut sortir de l’auto (et de la radio) comme de son corps, de son temps, « dans le silence du ciel bleu » et la voix des arbres. Parler n’est peut-être « pas la mer à boire mais c’est le ciel à avaler » (MAS, 55). Il ne s’avale pas d’un trait, en ligne droite. Les quatre derniers vers du poème sont imprimés en lettres de plus en plus minuscules, sous prétexte que l’air est « bleu/parce que photographié de la lune ». Cet éloignement, cet objectif donnent paradoxalement à l’air une couleur et à la parole une substance. Dans l’« Inventaire deux » final,

les livres étaient immobiles les portes fermées

les objets étaient devenus silencieux

et la plume faisait une ombre oblique

le papier était blanc la table était bleue

la lampe noire […].

MAS, 62

Cette « ombre oblique » entre le moi et le monde, qui se touchent sans jamais coïncider, c’est l’écriture matérialisée, située dans un contexte qui lui échappe en partie, avec lequel elle doit composer. Herménégilde Chiasson fait de l’ombre à l’Acadie, qui d’autre part l’éclaire.

Bleus

Le blanc eut longtemps pour contraires le rouge et le noir : trois pôles, deux axes (luminosité et densité), pour les « systèmes de représentation construits sur la couleur [25] ». Dans ce schéma ternaire, articulé autour du blanc liturgique, idéal, pas de place pour le bleu. Entre le rouge matériel et le blanc spirituel, la couleur bleue finira par jouer un rôle essentiel dans l’art et dans la vie, « car, comme l’or, le bleu est lumière [26] ». À la fin du Moyen Âge, le rouge a devant lui un « deuxième contraire », en plus du blanc. Personne ne voyait le bleu, même dans l’arc-en-ciel, puis on le vit partout, virginal, pacifique, royal, esthétique et éthique. C’est la couleur du romantisme allemand, de la Révolution, puis de la France et de son armée. Au xxe siècle, c’est la couleur de tous les uniformes, du blazer au jean, en même temps que des heures tendres, rêveuses, mélancoliques, de l’ivresse socialement acceptable (blue hour).

D’où vient cette domination tranquille du bleu ? De la « musique du mot [27] », liquide, aérienne, la même dans plusieurs langues. Symboliquement moins marqué que le rouge, le vert, le blanc ou le noir, le bleu fait facilement l’unanimité ; « il sécurise et rassemble » internationalement. Le bleu « ne fait pas de vagues », tout en paraissant les teinter. Il semble à la fois familier et lointain, un peu froid [28] sans doute, mais d’un froid calme et vif, appelé soit à se réchauffer, soit à se résoudre en lumière. À la différence du noir et du blanc, couleurs limites, contradictoires et égales, le bleu dépasse les alternatives et les alternances ; il se déploie dans toute l’étendue du possible.

Dans l’oeuvre d’Herménégilde Chiasson, le bleu occupe tous les sens (jusqu’à l’ouïe et l’odorat), imprègne tous les éléments, même le feu. Il peut se poser sur tous les objets, visages, paysages. Certains sont privilégiés : voiles et vêtements, métaux, « portes bleues » du soir, « regard d’Indien aux yeux bleus » (Cl, 29), « yeux bleus fatigués » du père et de la mère. On imagine « [l]a fin du monde en bleu » (MAS, 22) et la fin de la « [t]erre toute bleue encore » (MAS, 46). Le bleu est partout mais, à la différence de Dieu, son quasi-homophone, on le voit ; à la différence de lieu, il est espace en mouvement, en expansion. Quant à beau, c’est à plusieurs reprises un homonyme et un synonyme de bleu. En juin, quand le ciel est « trop bleu », c’est qu’Eugénie Melanson est « la plus belle » et l’Acadie « trop bel amour » (MAS, 33). « Quand il a fait assez bleu pour que la mer commence à monter » (MAS, 27), c’est qu’il a fait très beau et que la mer se montre moins inhumaine que lorsqu’elle est verte, grise, noire ou blanche. Après avoir cité « Le bateau ivre » — Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer —, Chiasson écrit : « Il fait si loin, il fait si bleu que notre appel est tombé dans l’eau [29] ». Pas tombé à l’eau, mais allé à la mer.

Le poète traverse les lieux communs et les clichés — fleur bleue, peur, madones… — pour travailler essentiellement le clair, l’obscur, le clair-obscur du bleu : sa naissance, sa mort, sa résurrection en peinture et au cinéma [30], sa réécriture sur la mer ou dans la neige. Les bleus sont parfois des bleus (meurtrissures), du blues. « Cette nuit on reconstituera la nuit » avec du blues (c’est le titre du poème [31]), avec du « bleu d’une lumière/comme une réinvention » (Cl, 43). Presque tout devient et paraît bleu grâce à la lumière naturelle ou artificielle : la neige, la glace, les eaux, la terre, l’arbre, l’herbe. Les forêts disputent un moment à la mer le vert qui leur reviendra [32].

Le bleu des poèmes de Chiasson doit d’abord se heurter, rarement se mélanger aux autres couleurs : au noir menaçant, à quelques cris rouges, à l’« argent vert, vert anglais comme vert de gris » (MAS, 44), au vert des forêts et de l’herbe (qu’il tire facilement à soi), au jaune qui n’a ici ni la valeur de l’or ni la force du soleil [33]. « Une auto jaune coupe dans le trafic » (Cl, 22) ; une auto bleue y glisserait ses ailes avec souplesse, comme le vent « sur le corps de la nuit » (P, 45). Le rouge s’oppose à peine au bleu, qu’il fait ressortir [34]. Les autres couleurs tendent vers le bleu ou en sortent pour y revenir. « Méduse au kacho » parle d’« une saison/qui a mangé l’hiver/pour nous voler la mer ». À la fin du poème, « le ciel est toujours bleu/mais la nuit a pris feu » (Cl, 44). Le brun de brunante est un crépuscule indigo ; la « mort mauve » est due à la proximité des « lilas blancs qui pendaient aux arbres en grappes de raisins » (MAS, 53) ; « et moi, bleu mauve » (P, 13), je mourrai peut-être dans l’ivresse du printemps.

Anges (et archers) aux fenêtres

Pierre Michon, auteur de Rimbaud le fils, cherchait à poser sa voix, comme Faulkner, « depuis le Royaume des Morts », ou du « point de vue des anges ». Cette voix d’outre-tombe garde la mémoire de l’enfance. Elle est « la voix de l’homme et celle de la femme, avec en plus la voix qui pardonne aux deux sexes d’être séparés et ennemis […] ». Cette voix permet de « s’arracher à la personnalité propre, à l’intimisme, au spécifique [35] ». Pour Chiasson, de s’arracher à Scoudouc, à l’Acadie, à Évangéline, aux madones et autres idoles (même maternelles), pour rebâtir la maison, au moins les fenêtres par où passent les messagers et les messages.

L’accès au bleu se fait par les fenêtres « qui n’en finissent plus de s’ouvrir. Je suis comme un grand livre. » (MAS, 22) Miroir à l’occasion, autoportrait sans narcissisme, construction de soi-même — « Je me regarde dans la fenêtre. Je porte une chemise bleue […] » (MAS, 22) —, la fenêtre ne cesse de dessiner et de peindre :

ton corps est appuyé

dans l’embrasure figé

de peine et de misère

le ciel descend sur terre

il va faire bleu partout.

Cl, 44

Sur la route, le soir, les amants regardent par les vitres de l’auto « un monde » qu’ils découvrent nouveau ; ils cherchent à le nommer en « inscrivant d’autres chapitres à la légende du paradis » (V, 135). Dans le silence ou le mutisme des deux voix, un fossé se creuse qui deviendra rivière, fleuve, océan, « et je serai de l’autre côté à vous regarder passer sur quelque embarcation fragile » (V, 141). Ce dédoublement, sorte d’excarnation, projette aux « confins de vous-même », « de l’autre côté des fenêtres ». Les vues horizontales, réalistes, croisent les visions engendrées par la musique « verticale » de Bach. D’où la silhouette de l’ange « surplombant ma vie » (V, 146) du haut d’un pont, d’un arbre ou d’une cathédrale. L’ange circule volontiers entre nature et culture ; « je sais maintenant que je n’ai fait que regarder dans une fenêtre », dit la voix narratrice de cette « chronique navrante » — chronique d’une blessure — qui conclut par un arrêt sur image de la chute de l’ange au bas des cimes : « sa grâce décimée sur la terre aride/et moi qui survis dans le désert » (V, 147).

La fenêtre permet tous les allers-retours, tous les circuits. Elle découpe l’espace comme elle suspend le temps. Lunettes astronomiques rapprochant, éloignant les planètes ou les astres, les fenêtres s’ouvrent également sur les mythes, la mémoire littéraire, l’histoire de l’art. « Parcours » suggère un itinéraire précis d’Icare à Ophélie. Une Ophélie shakespearienne, rimbaldienne — « Vous flottiez sur l’eau » — et « intergalactique » : « Votre corps passe dans le hublot/comme un voile lumineux […]. » (P, 33) Le poète compare les ailes des anges aux feuilles de papier — plié/déplié, coloré/décoloré, écrit/effacé — et aux pages des livres parcourus, feuilletés par le vent sur la plage. Une femme endormie dans un avion se souvient d’avoir « souligné des passages » lus jadis jusqu’aux frontières de l’eau et du sable, du sommeil et de l’éveil. « Elle ferma les yeux au-dessus des nuages […] Elle s’aperçut soudain que le livre était resté ouvert pendant son sommeil. Les phrases soulignées balisant la plage grise [36]. » (E, 54) Dédoublement et réunification. Autrefois et maintenant. Dormeuse, rêveuse, éveillée, la lectrice est devenue héroïne : « Elle regarda dans le hublot. Pour un bref instant il y eut une étrange confusion entre le bleu du ciel et le bleu de la mer » (E, 54). Ce bleu, ce hublot, cet instant aérien de confusion, c’est la chance « étrange » d’un ange attentif.

L’ange est un étranger familier, que l’on connaît et en qui l’on se reconnaît. Il se tient régulièrement aux frontières de la chambre, du jardin, du visible et de l’invisible. Son corps éthéré, androgyne, se fixe par instants (d’éternité) dans une forme précise. Les anges coexistent avec l’homme, s’adaptent à chaque situation, chaque époque. Il est normal qu’à la fin du xxe siècle on leur pose des « ailes de plexi et de thermo-foam ». « Les anges sont libres » (P, 35) avec aisance, et ils laissent au moins entrevoir des moments de liberté. C’est ce que leur demande Herménégilde Chiasson, qui s’en sert comme métaphores, étoiles, nuages, signes de ponctuation, annonciations, réorientations. Venus des contes, images et cahiers de l’enfance, les anges d’Herménégilde Chiasson, adultes, libres, redécoupent l’espace et donnent du temps au temps : « Dans ma fenêtre d’enfant il y avait des mots qui n’arrivaient pas à couvrir l’hiver blanc et vertigineux de ma page » (Cl, 27). C’est grâce aux anges que, « dans son bel habit bleu », l’hiver va « sauter par-dessus la lune », déjouer la nuit. Ce sera bientôt Pâques, le passage. Ce petit poème en prose, presque un conte, « Jeudi saint », se situe entre Fra Angelico [37] et Chagall, « et Dante n’est jamais loin » (Cl, 41), entre paradis et enfer. À la fin, ce sont des anges noirs, Faust et Dürer, qui l’emportent : « Je signe et on boit » (Cl, 27).

L’ange n’est pas le même au singulier et au pluriel. Ce n’est qu’en groupe qu’on peut les entendre, « criant dans la musique » du rock-and-roll, les voir tournoyer dans les tavernes « sur nos verres de gros gin [38] » (Cl, 45), gris, grisés, pris de « délire ». Scoudouc était devenue « une cathédrale avec des arches et des anges dans les arcades qui se livraient à des gestes obscènes » (MAS, 55). Des arcades aux arches, des arcs aux archers, des ouvertures sont pratiquées, un mouvement s’amorce. Les nouveaux anges sont armés (de flèches d’amour et de guerre parfois simultanément). Herménégilde Chiasson sait faire de ces archers de beaux panneaux où l’écriture est en bonne place. La flèche n’étant déterminée que par la cible et la décision du joueur, chasseur ou soldat, sa trajectoire est « un parfait petit vol plané entre les deux : c’est le texte ou ce qui veut passer pour tel [39] ».

*

Dans les légendes « du permafrost » et du « Loup dans la glace », on s’interroge sur les signes de la mort [40] et d’une nouvelle « migration [41] » (Cl, 120). Le vide, la nuit, le froid s’intensifient. Le blanc de la neige, du lit, du linceul « se mélange au blanc de la page, les mots ne sont plus là, quelqu’un continue de les écrire, de respirer […] » (Cl, 124). Cette présence, cette action sont celles de l’art, poésie, peinture, musique, qui dépasse et englobe l’individu. Celui-ci rêve et veille à la fois. Il travaille, dans un épuisement total, à « faire des ombres dans la lumière », à parapher et à être lui-même « paraphé ». Alors, il restera au moins « ce morceau de papier [42] », archive, « diagramme d’une carte géographique tracée à la hâte dont les lignes ont fini par se confondre en une tache de graphite noir » (Cl, 121). C’est dans le blanc du papier, fût-il sali par le temps, que la parole reprend vie, et la justice, ses droits. Une feuille, une page (palimpseste) ne s’efface jamais complètement.

Un enfant, puis un homme, marcheurs, dormeurs, rêveurs, mourants, glissant « à la renverse » dans l’absence polaire, sidérale, sont visités par un bleu angélique [43] : « Un ange a collé ses pieds sur les siens et marche avec lui la tête à la renverse. Il marche sur l’eau […]. » (Cl, 124) Le bleu recouvre « toutes choses, les privant de leurs couleurs » et en même temps « leur redonnant l’odeur bleue de la mer » (Cl, 123), c’est-à-dire un dernier souffle. L’ange passe. C’est un artiste à l’oeuvre :

Il n’y a plus d’eau. La glace s’est faite de bord en bord. Seule résiste la ligne noire du curseur qui clignote dans la lumière. Quelqu’un remonte le drap sur les yeux, le regard s’est épuisé, le loup s’est enfui, la page est grande comme la mer solide à l’infini, il n’y aura jamais assez de mots pour recouvrir une aussi grande surface. Le monde n’est plus qu’un miroir fragmenté […].

Cl, 25. C’est moi qui souligne

Ces fragments, ces fissures, sont justement des inscriptions qui permettent, non pas de refaire le monde ou la vie, ni de « recouvrir » l’immense surface, mais de les donner à voir. « Dans une maison en bois quelqu’un écrit. » Quelqu’un a écrit.