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Qu’y a-t-il de commun entre Guy Cloutier et Renaud Longchamps ? D’abord l’appartenance à une même génération. Ils sont nés, respectivement, en 1949 et 1952. Ils sont donc de la génération dite des baby-boomers, laquelle fut volontiers formaliste. Ce n’est pourtant pas le cas des deux poètes qui nous occupent, encore que l’empreinte du mouvement se fasse sentir à l’occasion sur leur oeuvre. Mais il faut surtout saluer leur indépendance à l’égard des chapelles, et l’édification d’un langage rigoureusement personnel. Poésie du moi d’un côté, mais d’un moi hanté par le monde ; poésie du monde de l’autre, non sans ancrage dans le moi. Dans les deux cas, chose plutôt rare, la matière est au fondement de l’identité individuelle ou collective.

Misère et grandeur de l’individu

Parcourons d’abord le choix de poèmes de Guy Cloutier [1], réalisé et commenté par Denise Desautels qui signe un texte d’une pénétration d’autant plus grande que l’intelligence critique et l’amitié s’y conjoignent. Le titre du livre est emprunté à ce texte préliminaire, ce qui suggère déjà une grande connivence entre le poète et sa commentatrice. Plusieurs des poèmes de Cloutier, d’ailleurs, semblent accueillir des vers rapportés, signalés par l’italique (on risque parfois de les confondre avec des énoncés en italique qui ne sont pas des citations). C’est dire que la parole poétique est ouverte, que le poème se nourrit de la parole universelle. De là la fréquence des épigraphes et des dédicaces. L’auteur vit en symbiose avec la confrérie littéraire, et l’on ne s’étonne pas dès lors de le voir aux commandes, depuis nombre d’années, d’une entreprise comme Les poètes de l’Amérique française, qui a fait connaître au public de Québec et de Montréal tant d’écrivains d’ici et de la francophonie en général. Le goût de l’autre, tel est le titre d’un livre de propos sur les poètes qu’il a invités au cours des ans et pour lesquels il s’est tant dévoué [2].

Les premiers pas de Guy Cloutier en poésie témoignent d’une sensibilité à un symbolisme quelque peu hermétique, en partie inspiré de René Char. La forme est compacte, le discours est noble et lourd de sens pas toujours faciles à décrypter. On y décèle l’importance de la matière (la pierre est un motif fréquent, d’ailleurs un recueil s’intitule Margelles ; la flore et la faune animent toute une scénographie des lieux naturels). Mais la pâte des choses se donne finalement une orientation qui vise au-delà d’elle-même : « la pierre révélait enfin son nom d’homme » (33). On se rappelle les mots d’un grand humaniste, Rabelais, qui croyait lui aussi à la matière : « Je ne bastis que pierres vives, ce sont hommes ».

Dans un recueil ultérieur, la sujétion humaine à la condition animale amène le poète à se poser une question qui ébranle quelque peu le sérieux du lyrisme : « Entre le singe/et moi/quelle différence ? » (54) Ce darwinisme n’est pas sans rappeler certains thèmes de Renaud Longchamps… Mais il ouvre la voie à une forme de naturel qui investira désormais la poésie de Guy Cloutier. Le réalisme des notations s’installe, relevé par les images qui font entrevoir d’autres couches de sens :

Les touches du froid font les routes poudreuses

aussi lourdes que le lest des os

malgré les aspérités du trottoir

les poursuites violentes et folles.

62

Ce début de poème met en avant les significations médiates avant celles du réel, évoque les mouvements, les masses, le déploiement matériel (« le lest des os » : magnifique image !). La strophe suivante représente plus nettement les réalités quotidiennes :

Ongles ! coudes ! vêtements déchirés !

des femmes pendent leurs cris aux fenêtres

un sourire ravale leur visage

puis les retourne comme des mitaines à repriser.

62

Ici, la trivialité est d’autant plus troublante que son interprétation se dérobe. S’agit-il de bagarres d’enfants ? De violences plus sérieuses ? Le réel fait son entrée dans le poème, mais reste mâtiné de fantasmes. Les tonalités sérieuse et fantaisiste, familière et tragique se relaient à brûle-pourpoint.

Beau lieu marque un tournant dans la succession des recueils, avec une mise au foyer accrue sur le réel. Certes, on n’accède pas à quelque plate description monosémique. Elle ne serait pas de mise en poésie. Le titre lui-même renvoie simultanément à deux significations différentes : le « beau lieu », c’est Muro, village de Corse où le poète vivra des heures enchantées ; mais il y apprend aussi la mort d’un grand ami, Michel Beaulieu, dont le nom se superpose à l’énoncé relatif à Muro. Or, la grande innovation de Michel Beaulieu est d’avoir favorisé au maximum, contre les diktats formalistes, les injections de la réalité brute dans l’écriture du poème, obligeant à lire au second degré ce qui risquerait autrement de décourager la lecture. Guy Cloutier semble avoir intériorisé la leçon de son ami, tout en conservant une tonalité sobrement lyrique. Son langage, accordé à une émotion qui est au service d’une noble confidence, est parfaitement accessible et impose sa vérité nue :

tu es seul dans tes gestes

tu te sens marcher dans un jardin sauvage

tout est déjà mâché maintenant

que tu es sans projet et ta douleur sans profit

tu te repais dans la jouissance dure et transparente

tu vis et meurs chaque instant

ne va nulle part la femme restera nue

épouserait-elle le respir régulier de la mer.

84

Le poème dit un instant parmi d’autres, sans action véritable mais peuplé de gestes tranquilles et habité d’une douleur à la fois essentielle et « sans profit », forme de tragique pur qu’illumine la résistance aux sollicitations de la mort comme de la vie. Le ton est maintenant trouvé pour toute l’oeuvre à venir, le poète peut se tourner désormais vers la réalité intérieure tout en continuant de poser son regard sur la dure chair des choses. Et les premières figures qu’il rencontre en lui-même sont celles, canoniques, de la mère et du père. La mère surtout, qui inflige la vie et n’assure pas le suivi, laisse l’enfant en proie aux terreurs d’un manque impossible à combler :

Chaque jour fomentait ses tempêtes

il n’y avait plus de Paradis

rien que des embouts de tripes.

Pas l’ombre d’une cachette.

122

Les tripes ici signalent la matière, comme le « tout est mâché » plus haut — cette matière qui concerne peut-être plus que tout la nourriture avalée et refusée du rapport primordial avec elle : « tu n’as d’appétit que pour le corps blanc de ta mère » (124).

Pour combler le manque, il y a tout de même l’écriture, et le poème devient un thème marquant des recueils les plus récents (Ce tressaillement du loup et ce qui lui fait suite, L’étincelle suffit à la constellation). On est loin alors du narcissisme formaliste et de ses finesses intellectualistes. Le poème est instrument de salut — entendre ce mot dans un sens tout humain : « Tu patauges dans tes haleines tes odeurs tu écumes/dans la haine des pulsions »… et ce débat avec l’abjection matérielle débouche sur ceci : « […] chanter d’une seule voix/[…] éclore d’une seule volonté/[…] contraindre le langage/à l’encore jamais trahi » (166). L’écriture du poème, qui est véritablement travail et contrainte, assure la résolution des conflits intimes, reflets de notre problématique nature humaine.

Une écriture inventive

Reprise dans son intégralité aux éditions de Victor-Lévy Beaulieu, l’oeuvre de Renaud Longchamps compte à ce jour huit tomes (plus un supplément au tome I) consacrés presque entièrement à la poésie [3]. La présente publication de cette oeuvre commencée à 15 ans, en 1968, s’échelonne entre 1999 et 2007. On peut y joindre en appendice le petit recueil de trois méditations sur le poème intitulé Le rêve de la réalité, la réalité du rêve [4].

Le coup d’envoi, Passions (tome I), est constitué des deux premiers recueils publiés en 1972 et 1973, mais surtout d’une masse considérable d’inédits regroupés sous les titres de Somme de colères (1969) et Peaux (1970). D’autres textes, réunis dans Passions retrouvées (supplément), remonteraient eux aussi à 1969-1970.

Ces textes de jeunesse, fort nombreux, ont été réécrits pour la présente édition, qu’on peut estimer définitive [5]. La réécriture explique qu’on n’y trouve pas les maladresses d’un débutant. La fougue d’une inspiration qui se révèle à elle-même fait tout le prix des poèmes de Passions. Ce qui frappe en eux, c’est une invention intarissable, portée par un dispositif formel invariable mais souple, où se succèdent des évocations du moi, de la nature, du quotidien, de la femme aimée, de la nudité, de la société, du pays, du cosmos, bref de tout ce qui compose l’existence consciente d’un jeune homme fort éveillé et livré à ses « passions », surtout celles de connaître et d’aimer, à ses « colères » aussi car la révolte, la révolution sont de mise :

À cet instant j’aurai l’illusion de durer

Sur les barricades

Puisque les pavés

Déjà ne suffisent plus à la provocation

Pourquoi te dénuder devant les rats

Alors que notre misère est complète.

75

C’est la femme qui se dénude ainsi, devant des « rats », métaphoriques ou pas. La signification première, réaliste, s’estompe devant d’autres plus floues mais d’autant plus inquiétantes. L’hermétisme, élégant et brutal, rappelle Rimbaud. La violence du texte est assurée par la succession, sans transition, d’un thème à un autre (ici, de la révolution à l’intimité menacée).

Dans toute cette profusion, on rencontre des propositions un peu creuses du fait que le contexte n’en prépare pas la lecture (« Tout homme doit mourir pour un oiseau/Mais amputé de ses ailes » [204] ; « Tu divises les oiseaux/Entre les volumes et les augmentations de mon pays » [46]) ou parfois incongrues (« Je suis la racine mise au séchoir/À jamais prisonnière de ta cervelle » [184]). Voilà peut-être le prix à payer pour en venir à de sidérants (sidéraux) énoncés : « Je ne serai jamais l’affaire des larmes » (197), ou encore : « Le soleil supporte la vie/Comme un procès instruit/Derrière la porte des grands brûlés » (86). Le sens sans doute se dérobe ici aussi, mais le langage est ébranlé et le lecteur, confronté au mystère du monde.

L’ensemble de l’oeuvre de Longchamps est composé de poèmes d’inspiration diverse, mais une thématique s’impose particulièrement et en fait l’originalité, sinon toujours la valeur. Il s’agit d’une méditation matérialiste sur le passé de la Terre (dans des recueils tels que Burgess, Miguasha, Quatre-vingts propositions de l’évolution et de nombreux autres), et la poésie s’accommode donc d’une veine proprement scientifique. On citera, à ce propos, cette épigraphe où Longchamps retourne une phrase de Gaston Miron : « Sans la science, la poésie ne peut échapper à la poésie » (Miron écrivait : « Sans la poésie, la science ne peut échapper à la science », VI, 41, 39). Que la poésie s’échappe d’elle-même, telle est la condition pour qu’elle atteigne le monde. Et en cela, l’entreprise littéraire de Longchamps rejette la tentation du narcissisme, ouvre le sujet à la vérité de l’objet le plus extérieur qui soit, à la matière — le matérialisme relevant moins d’un économisme que d’une ontologie. Le créateur de langage s’égale ici au monde autocréé, à l’énergie qui traverse le réel.

Mais cela ne va pas sans faire problème. Le discours scientifique est, on le sait, rationnel et monosémique. Celui de la poésie est fait de suggestion, non de concepts clairs. Il n’approche la vérité qu’à travers le mystère. Comment concilier les deux démarches ?

C’est ici que Longchamps invente un hermétisme en porte-à-faux par rapport à l’énoncé scientifique, mais seul susceptible de préserver la pertinence poétique. Et pourtant, cet hermétisme — novateur car très différent de celui des formalistes, qui hypostasiaient religieusement l’Écriture — est trop éloigné du langage commun pour n’être pas perçu comme artificiel et arbitraire, occupé uniquement à donner un semblant de consistance au scientifique comme tel. Je cite, au hasard, trois fragments qui se suivent, dans un recueil intitulé Anomalies (1985) :

ce qui oscille

est un revers

.

il y a place

enfin l’espace pour l’effondrement

.

l’attraction réduit l’inertie

au procès

quand tu reviens de nos pertes

jusque-là précises

et motiles.

IV, 26

Voilà de quelles propositions, chatoyantes mais impénétrables, sont faites tant de pages de l’oeuvre. Par ailleurs, on retrouve dans les recueils plus récents, notamment ceux du tome VIII, l’élan lyrique des débuts, avec une force encore plus grande car le propos y est plus maîtrisé, s’énonce avec une plus grande limpidité. Notons d’ailleurs que la veine amoureuse, soutenue et réfractaire aux idéalisations romantiques, investit de nombreux poèmes sans en être toujours le sujet principal, ce qui intensifie sa visibilité.

Le tome VII réunit les quatre romans qui forment Babelle, oeuvre autobiographique (est-il affirmé en préface, VII, 13) où alternent poésie et prose volontiers ordurières mais où s’exprime avec force la lutte du poète contre son destin.

Le sens n’est donc pas perdu, et même dans les pages les plus abstraites ou les plus hermétiques, la relation du poète à son milieu et à ses proches, notamment au père qui est emporté dans la mort, transparaît et colore le propos, lequel est étranger seulement en apparence aux affaires du moi.

Il faudrait une analyse beaucoup plus poussée de ces livres, dont la masse s’impose de façon convaincante, peut-être pas sur le premier rayon, mais certainement sur le deuxième de notre littérature. On lira la préface enthousiaste et lucide d’Hugues Corriveau à l’oeuvre complet (I, 9-27), et celle que Victor-Lévy Beaulieu, l’ami et l’éditeur, consacre à Babelle (VII, 9-26).

Quant aux oeuvres des années 1980 où commence à se construire la thématique « poético-scientifique », je me permets de renvoyer à mes comptes rendus de l’époque, regroupés dans mon Tableau du poème [6].