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Dans la fiction, absolument[Record]

  • Martine-Emmanuelle Lapointe

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  • Martine-Emmanuelle Lapointe
    Université de Montréal

Le roman a bien dû traîner huit mois sur la table de chevet avant que je n’ose enfin l’entrouvrir. Peut-être fallait-il laisser le temps passer, oublier les témoignages endeuillés, l’émoi qui avait entouré le suicide de celle que l’on avait longtemps considérée comme l’une des plus grandes promesses de la littérature québécoise contemporaine. Le mythe de la jeunesse sacrifiée, l’élan brisé, thèmes d’ailleurs récurrents dans l’histoire littéraire québécoise, semblaient inévitablement accompagner la tragédie de Nelly Arcan. J’ai tenté de m’éloigner du mythe, d’oublier tout ce qu’il me rappelait, de la précoce disparition de Saint-Denys Garneau aux suicides d’Aquin et de Gauvreau, en passant par la folie de Nelligan. Ne fallait-il pas lire au sens fort du terme le roman posthume de Nelly Arcan, le critiquer, l’analyser, imaginer que son auteure était toujours vivante et qu’elle arriverait, encore une fois, à se défendre sur la place publique, à répondre à ses critiques ? Non, ce n’était là que voeu pieux et pudeur de circonstance. Impossible, enfin pour moi, de lire Paradis, clef en main  sans songer au parcours et à l’oeuvre de Nelly Arcan. Au lendemain de la mort d’Arcan, nombreux furent les commentateurs qui relevèrent les coïncidences entre son ultime fiction et sa mort tragique. Ils s’attachèrent bien sûr à la présence lancinante du thème du suicide dans Paradis, clef en main, y lisant une sorte de mise en abyme du destin d’Arcan, lui accordant une valeur quasi testamentaire. Il me semble néanmoins que ce n’est pas tant le thème du suicide qui est le signe de la tragédie intime d’Arcan que la sensation d’asphyxie, l’impression d’enfermement qui traversent le roman. La narratrice, Antoinette Beauchamp, est condamnée au sur-place, se retrouve dans une impasse, ne peut avancer ou reculer, croire et espérer ; pire, il lui est interdit de se projeter dans le temps, de s’inscrire dans une histoire. Elle a longtemps rêvé de mourir, allant jusqu’à engager la compagnie Paradis, clef en main pour que celle-ci lui organise le parfait suicide. Mais même si elle a respecté scrupuleusement les plans morbides de la compagnie, Antoinette survit à son suicide. Allongée dans son lit, paraplégique, elle relate les singulières aventures qui ont précédé sa fausse libération. Si l’on a pu considérer les deux premiers romans de l’auteure comme des autobiographies déguisées, force est de constater que Paradis, clef en main se présente comme une fiction au sens strict. Flirtant avec l’étrange, Arcan multiplie les situations anachroniques et les bizarreries. La compagnie Paradis, clef en main, notamment, use de savantes mises en scène pour mettre à l’épreuve ses candidats au suicide. Poursuite dans un stationnement souterrain, rencontre avec un étrange psychiatre dans une église, course en voiture dans la ville endormie, tout est possible. On se croirait même parfois chez David Lynch. Divertissants, soit, ces épisodes romanesques n’en demeurent pas moins secondaires et superficiels en regard du drame intime de la narratrice. Issue d’une lignée tragique, Antoinette a reçu le suicide en héritage : Elle n’a jamais désiré quoi que ce soit ni aspiré à un quelconque idéal. Sa vie lui était superflue et inutile. Au fil du roman, elle renonce peu à peu au cynisme et au fatalisme qui ont été ses modes d’expression privilégiés et elle renoue avec sa vie, aussi fragile soit-elle. Pourquoi retrouve-t-elle le goût de vivre ? Elle assiste au subit dépérissement de sa mère, naguère femme au corps parfait, somptueusement préservée par les médicaments et les chirurgies. Celle qu’elle avait baptisée « Dieu la mère » se révèle mortelle, porte sous son masque les symptômes de son imminente disparition. Sa déchéance donne lieu à …

Appendices