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« Chacun en son exil »[Record]

  • Pascal Riendeau

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  • Pascal Riendeau
    Université de Toronto

Les récits d’exil dont il sera question dans cette chronique empruntent différentes formes, mais cette diversité ne devrait pas cacher ce qu’ils ont en commun : un retour sur soi et une réflexion identitaire. Première oeuvre de Kim Thúy, Ru  est un ensemble narratif composé de cent treize microrécits — rarement plus longs qu’une page — qui portent sur l’expérience particulière de la protagoniste, Nguyen An Tinh. Son nom, qui n’apparaît qu’une seule fois, représente le premier indicateur de fiction d’un ouvrage qui montre par ailleurs de très nombreuses traces autobiographiques. Du moins est-il fortement inspiré de ce qu’a connu l’auteure ou alors il tire sa matière d’autres histoires d’exil et d’immigration qui lui ont été rapportées, comme Kim Thúy l’a révélé à plusieurs reprises lors des entretiens accordés après la parution de Ru. Les événements les plus anciens tournent autour de l’enfance de la protagoniste, mais surtout de la vie quotidienne qui devient de plus en plus difficile dans le Vietnam communiste unifié. En 1978, la famille décide de fuir le pays et se retrouve d’abord dans un camp de réfugiés en Malaisie, puis atterrit à Mirabel, avant de s’installer à Granby pour un an. C’est le début d’une aventure dans un monde nouveau, le début d’un autre « rêve américain ». Très peu de détails nous sont donnés quant à l’arrière-fond historique, mais ils sont suffisants pour bien ancrer le récit dans l’expérience singulière du Vietnam de 1968 à 1978 et pour expliquer ce qui a conduit les Vietnamiens, à partir de 1975, à quitter le pays par bateaux entiers, dans des situations précaires, d’où leur est venu le surnom de « boat people ». Les petits récits couvrent une période de quarante ans et ne sont pas présentés en ordre chronologique ; on saute parfois du coq à l’âne, mais jamais n’a-t-on l’impression que leur agencement est purement aléatoire. Ils suivent l’ordre des souvenirs, des émotions, des sensations, créant du même coup des associations inusitées. Par exemple, la prison qui attend les opposants au régime communiste vietnamien à la fin d’un petit récit mène, au texte suivant, à l’emprisonnement métaphorique dans lequel le fils autiste de la narratrice se trouve. Dans l’ensemble, Ru n’est ni le récit triomphant d’une immigrée — même si elle a pleinement réussi à s’intégrer — ni une histoire de la dure réalité dans la société d’accueil. Ce n’est pas non plus le témoignage d’une nostalgique du pays perdu, car la protagoniste a pu retourner vivre au Vietnam, au moins deux décennies plus tard, pour y travailler comme avocate. Elle y est restée trois ans et y a fait un constat identitaire simple mais essentiel, grâce à un jeune serveur : il « m’a rappelé […] que je n’avais plus le droit de me proclamer vietnamienne parce que j’avais perdu leur fragilité, leur incertitude, leurs peurs. Et il avait raison de me reprendre. » (86-87) L’originalité de Ru réside à la fois dans la forme éclatée du récit et dans la force du témoignage, mais surtout dans l’équilibre idéal que Kim Thúy a trouvé pour l’exprimer. La gravité du sujet n’est jamais éludée, mais elle paraît encore plus saillante grâce à une prose allégée et par le recours de la narratrice aux incidents bouffons, à la drôlerie, à l’humour, voire à l’autodérision, comme le montre une anecdote sur son parcours d’apprentissage atypique lors de ses premières années à l’école québécoise : « il y avait un écart flagrant entre mes notes scolaires et les résultats de mes tests de quotient intellectuel, qui frisaient la déficience. » (82) Kim Thúy excelle dans l’art …

Appendices