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L’oeuvre d’Hubert Aquin commence à s’éloigner dans le temps. La fascination qui, au Québec, a toujours entouré le personnage d’Aquin n’a certes pas disparu ; cet engouement, toutefois, tient beaucoup au succès de Prochain épisode, qui fut l’un des grands événements littéraires des années 1960. Il repose également sur les souvenirs et les impressions de la génération des premiers lecteurs. Aquin a traversé, le plus souvent au pas de course, la plupart des champs de bataille où se jouait la Révolution tranquille, donnant ainsi une résonance toute collective à la mise en scène de son parcours d’intellectuel et à ses angoisses personnelles. Dans ce contexte, c’est-à-dire à un moment de l’histoire où la quête identitaire passait au premier plan, il n’en fallait pas plus pour qu’Hubert Aquin s’impose, très tôt, comme écrivain mythique.

Pendant plus de trente ans, ce constat ne sera pour ainsi dire pas remis en question. Plusieurs indices cependant pourraient laisser penser que les perceptions ont changé. Si l’on en croit certains échos anecdotiques, Hubert Aquin ne rencontrerait plus l’adhésion inconditionnelle des cégépiens parmi lesquels se recrutait jusqu’à présent, bon an mal an, la relève de ses lecteurs. Force est de constater que, pour eux, Aquin ne peut plus être décrit comme un contemporain. Naguère accessible sans médiation, son oeuvre est en passe de devenir l’artéfact d’une époque révolue : au mieux, on y reconnaît les traces d’un passé qui continue de travailler souterrainement le présent. Pour une génération qui n’a pas de souvenirs directs du référendum de 1995, on conçoit que les enjeux politiques soulevés par les textes d’Aquin ne soient plus immédiatement reconnaissables, que les liens que ceux-ci conservent avec la situation présente ne soient plus perceptibles d’emblée. Pourtant, Aquin n’a pas disparu de l’horizon actuel : il demeure une référence pour les intellectuels québécois. S’il est encore souvent mobilisé, c’est de plus en plus à la manière d’un objet de mémoire.

Hors Québec, le tableau est différent. La diffusion de l’oeuvre y apparaît comme une entreprise discrète, bien que constante, qui concerne surtout un lectorat spécialisé : Aquin n’est que peu ou pas connu du grand public, que ce soit en France ou au Canada anglais. Par exemple, Prochain épisode a fait l’objet d’une édition chez Robert Laffont dès 1966 [2], mais avec un succès plutôt restreint. Quant aux tentatives de publication des romans ultérieurs, elles demeurèrent sans suite. En langue anglaise, les textes majeurs d’Aquin ont été traduits progressivement à partir de la fin des années 1960 et ont retenu l’attention des milieux intellectuels canadiens [3]. Toutefois, l’oeuvre n’a eu que peu d’échos dans le reste du monde anglo-saxon. Des traductions italiennes toutes récentes de L’invention de la mort et de Prochain épisode, dont on ne peut encore mesurer l’impact, suggèrent cependant un élargissement possible de l’audience internationale d’Hubert Aquin [4].

Comment expliquer cette différence avec la réception québécoise ? La réaction passionnée de bon nombre des lecteurs québécois face à l’oeuvre d’Aquin tient pour beaucoup à son ancrage dans le tumulte et les débats de la Révolution tranquille. Ailleurs, ces enjeux ne peuvent avoir de résonance que par procuration : Aquin n’y est pas le héros mythique d’une époque exceptionnelle, mais un représentant parmi d’autres d’une certaine littérature formelle. Vu sous cet angle, Aquin peut retenir l’attention par le caractère foisonnant de sa créativité ; il peut aussi décevoir, parfois pour cette même raison, mais aussi par certains raccourcis d’exécution. En règle générale, les lecteurs internationaux qui vont vers Aquin sont poussés par une curiosité plus large pour la culture et la littérature québécoises — et ce sont souvent des universitaires.

L’oeuvre d’Aquin est née en même temps que les études québécoises et que la plupart des institutions qui en sont le véhicule. Moderne, transgressive, en dialogue avec plusieurs des textes majeurs du xxe siècle, elle constituait un terrain par excellence pour une discipline avide de construire son objet et peu encline à se cantonner dans le travail d’exploration et de récupération des textes du passé. Elle fut ainsi une sorte de banc d’essai pour les nouveaux langages de la critique, de la psychanalyse aux études structurales en passant par les études thématiques. Peu d’écrivains québécois ont été aussi commentés qu’Hubert Aquin ; son oeuvre a d’ailleurs rapidement suscité une entreprise d’édition critique englobant non seulement les romans, mais aussi les articles, les essais, le journal, les nouvelles, de même que des inédits [5]. Dans ces circonstances, on peut se demander s’il y avait urgence à déployer un nouvel effort concerté d’interprétation ; c’est du moins une objection que l’on pourrait opposer a priori au dossier que nous présentons, à plus forte raison dans la mesure où Voix et Images avait justement consacré deux articles et un entretien à Aquin dans sa première livraison [6] : était-il justifié de revenir, après trente-sept ans, sur le premier écrivain mis en vedette par la revue ?

Le propos et l’orientation globale du dossier surgissent naturellement du constat que nous faisons. Pour citer Richard Saint-Gelais, l’oeuvre d’Aquin est dans un « curieux entre-deux » : non plus exactement contemporaine, mais pas tout à fait encore « classique », du moins au sens péjoratif d’un éloignement définitif et d’une inactivation. Elle est en somme au moment de quitter le corpus de la littérature actuelle pour entrer dans celui, plus restreint, de ce qu’on pourrait appeler les classiques québécois vivants. Prendre la mesure de cet instant singulier dans la vie de l’oeuvre et faire le bilan de la réflexion critique qui s’est déployée autour d’Aquin : tel est l’objectif que se sont proposé nos collaborateurs. Le lecteur apercevra une ligne de partage entre les textes du dossier : d’une part, trois articles dont la lecture s’édifie directement sur une rétrospective de la critique aquinienne et en reprend à nouveaux frais les interrogations ; d’autre part, deux études qui, réactivant la réflexion sur la résonance politique des romans, se rencontrent autour de la figure d’Hamlet et s’efforcent, chacune à sa manière, de baliser des itinéraires critiques jusqu’ici moins fréquentés. Cette différence d’approche n’empêchera pas le lecteur de discerner un fil conducteur à travers les textes, qui est celui de la mise en scène de la figure auctoriale dans la fiction : Aquin, on le sait, jouait constamment de son propre mythe dans ses oeuvres. L’articulation entre ce jeu à teneur autobiographique, qui ramène vers l’engagement de l’auteur dans sa situation, et les postulations formelles qui gouvernent l’écriture des romans, constitue en somme l’un des principaux lieux de réflexion ici développées. Au moment où approche le cinquantième anniversaire de la publication de Prochain épisode, les contributions de ce dossier permettent, sans prétendre à l’exhaustivité, de traverser l’oeuvre d’Aquin et d’en proposer des relectures à la lumière des enjeux de la critique contemporaine.

Martine-Emmanuelle Lapointe ouvre la réflexion en dressant un panorama attentif de la réception récente d’Aquin. Plus précisément, elle retrace le trajet de sa figure, entre 2006 et 2012, dans le discours de la critique et des essayistes de la revue Liberté, examinant comment une nouvelle génération de lecteurs appréhende la dimension politique de la démarche aquinienne dans un contexte qui ne lui est plus a priori réceptif. Elle en arrive à constater (non sans réserves) que « le mythe offre à l’oeuvre une possible survie » dans les représentations et dans l’imaginaire contemporains. La démarche de Richard Saint-Gelais prend également pour point de départ un regard rétrospectif sur la critique, plus ciblé dans son objet que celui de Martine-Emmanuelle Lapointe, mais également plus étalé dans le temps : il s’agit en effet ici, en retraçant le fil des lectures de Prochain épisode, de suivre le jeu de certaines « pièces » convenues (révolution, écriture, etc.) sur « l’échiquier mobile de la réception ». Conscient des séductions exercées par ce qu’il appelle les « interprétations autobiographisantes » autant que par l’herméneutique à teneur politique qui en découle souvent, Saint-Gelais propose de ramener au premier plan un type d’approche formelle exigeant d’appréhender l’oeuvre sans la tenir à distance. Marilyn Randall se lance dans une entreprise à bien des égards comparables, mais en prenant pour objet Trou de mémoire et l’anamorphose qui s’y déploie. En effet, elle interroge les acquis de la critique, mettant à profit son recul pour élaborer un nouveau modèle de l’anamorphose aquinienne. Ce faisant, elle rejoint l’une des questions récurrentes de notre dossier, puisque c’est « le spectre de l’auteur et de sa mort » qu’elle entrevoit à travers la perspective curieuse : en d’autres termes, ce mythe aquinien même qui fascine le lecteur et (le plus souvent) embarrasse la critique.

Le rapport — complexe — de l’écriture d’Aquin avec le politique, la conjonction qu’elle semble offrir d’une visée formelle et d’une volonté d’engagement ont été pour beaucoup, comme nous l’avons dit, dans le succès durable de l’oeuvre auprès du public québécois. Après une période de réticence face à ce type de questionnement, l’intérêt pour le politique se manifeste à nouveau dans la critique récente. Jean-Christian Pleau s’interroge ici sur « la poétique du silence » thématisée dans L’antiphonaire, qu’il oppose à un désordre de la parole dont Aquin avait trouvé un modèle dans le monologue d’Hamlet : l’écrivain surmonte ainsi le refus de la littérature qui, vers 1964, lui paraissait dicté par la situation politique. Pour sa part, Jean-François Hamel met Aquin en rapport avec Jacques Ferron ; à partir de textes publiés dans Parti pris et jusqu’aux oeuvres tardives, sa lecture privilégie la figure « mélancolique » d’Hamlet qui, dans « Profession : écrivain » comme dans Neige noire, illustre « une politique de la littérature fortement ambivalente ». Ces deux études, au-delà des objets qu’elles ont en commun, offrent un contrepoint qui renvoie en fait à une tension présente chez Aquin lui-même : Hamel s’attarde aux textes où s’accentue la disjonction du politique et du littéraire, Pleau s’attache aux signes ténus qui témoignent d’une volonté de dépassement de la contradiction. Mais c’est une dialectique qu’Hubert Aquin lui-même n’aura pas su ou pas voulu résoudre.

Dans la section « Document », Isabelle Kirouac-Massicotte propose une brève mais éclairante mise en contexte des cinq premiers carnets tenus par Hubert Aquin entre 1947 et 1949 [7], qui permettent de découvrir un diariste adolescent, mais déjà animé par un projet d’écriture littéraire : ainsi, la réécriture des carnets témoignerait d’une volonté de transformer des notes plus ou moins hétérogènes en récit autobiographique. Isabelle Kirouac-Massicotte s’attarde en particulier aux principales caractéristiques morphologiques et génétiques du carnet de voyage intitulé Odyssée américaine, dont elle livre par ailleurs une transcription partielle. Le dossier se clôt sur une bibliographie des études aquiniennes, également préparée par Isabelle Kirouac-Massicotte, qui prend le relais des répertoires antérieurs et qui permettra de mesurer l’état actuel de la recherche.