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Louis Dantin est-il l’auteur des vers d’Émile Nelligan ? Cette question habite la critique nelliganienne depuis que Valdombre a écrit, en mars 1938, que les « plus beaux vers [de Nelligan] ne sont pas de lui mais d’un certain typographe, bohème, ivrogne à ses heures, poète aux heures des autres », avant de continuer ainsi : « Ce “compositeur” de génie, c’est le cas de le dire, refaisait les vers de Nelligan, qui était fou, les signait et croyait qu’ils étaient de lui [1]. » Germain Beaulieu semble mettre un terme à la controverse avec un article percutant intitulé « Nelligan est-il l’auteur de ses vers [2] ? », publié la même année dans Les Idées. L’affaire n’est toutefois pas, semble-t-il, aussi simple qu’elle devrait l’être…

Jean-Pierre Duquette semble ainsi se sentir obligé de réitérer que le débat est clos aussi tard qu’en 1982, montrant par là que des doutes subsistent peut-être parmi les critiques et les exégètes :

La polémique échevelée déclenchée par le tonitruant Cl.-H. Grignon est aujourd’hui bien enterrée ; fort de confidences que lui aurait faites Olivar Asselin, il prétendit que Nelligan n’était peut-être pas vraiment l’auteur de certains de ses vers les plus célèbres. Une lettre de Dantin à Germain Beaulieu, datée du 30 avril 1938, fait toute la lumière sur cette « affaire » à la Valdombre, lequel excellait, comme chacun sait, à se monter le bourrichon [3].

Vingt ans plus tard, Yvette Francoli rouvre pourtant la question en suggérant que les rumeurs ont bel et bien continué de circuler, malgré l’article de Beaulieu :

Fort des « témoignages de première main et de toute compétence » qu’il tenait du père Damase Pitre (ami intime de Dantin), le père Boismenu s’était même risqué à confier au père Garon et à Gabriel Nadeau, ainsi qu’en font foi les notes inédites que ce dernier rédigeait au fur et à mesure de leurs rencontres, que les meilleurs poèmes de Nelligan n’étaient pas de lui mais de Dantin. C’est Luc Lacourcière qui aurait dissuadé le père Boismenu de dévoiler ce qu’il avait appris par le biais de la confidence [4].

Francoli s’intéresse à ce problème en suggérant notamment que les circonstances biographiques peuvent laisser entendre que Nelligan était incapable de ciseler les vers qu’on lui attribue [5]. Ce sont les similitudes thématiques et lexicales qui lui apparaissent pourtant l’indice le plus certain de la parenté exceptionnelle des textes de l’un et de l’autre : « L’analyse du lexique imaginaire de Dantin, menée en parallèle avec celle du vocabulaire de Nelligan, révèle de nombreuses et troublantes analogies [6]. » La critique parle alors des « mêmes complexes imaginaires », des « mêmes mots », « mêmes néologismes », « mêmes verbes », « mêmes références culturelles et géographiques », etc., à propos de ces oeuvres [7].

Pourquoi Dantin, qui faisait un usage abondant du pseudonyme, n’aurait-il pas en effet aussi écrit des poèmes qu’il aurait publiés sous le nom de son ami ? Ce faisant, nous nous trouverions devant un simple cas d’allonymie, lequel revient à se cacher sous le nom d’un autre auteur. L’enjeu est cependant plus complexe dans la mesure où poser la question en ces termes précis (Dantin/Nelligan) équivaut dans les faits à travestir la réalité en confondant scriptor et auctor [8]. Il faut bien voir que le nom « Dantin » ne désigne que partiellement un individu dont le nom réel était Eugène Seers. On aurait tort de dresser une équivalence parfaite entre ces deux désignateurs : l’un (« Eugène Seers ») désigne un individu biologique né le 28 novembre 1865 à Beauharnois ; l’autre (« Louis Dantin ») renvoie à une fabrication littéraire concertée de la part du premier, dont les racines prennent naissance dans une histoire fantasmée que retrace par ailleurs efficacement Yvette Francoli [9].

Même s’il est le plus important pseudonyme que Seers aura porté, et bien qu’il soit celui qu’on utilise le plus fréquemment pour désigner l’homme né Eugène Seers, « Dantin » n’est finalement rien d’autre qu’un masque nominal parmi d’autres : Eugène Fayolle, Eugène Cyr, Silvio ou même donc aussi Émile Nelligan. Et dès lors qu’on suit Valdombre en admettant pendant un instant que « Nelligan » n’a pas écrit les vers que nous lui attribuons, il faut nécessairement ajouter que « Louis Dantin » n’a pas pu les écrire non plus : seul Eugène Seers aura eu la capacité physique d’écrire ces poèmes pour les signer d’un nom de plume différent de son patronyme réel. Cette précision méthodologique faite, reconsidérons le problème…

Seers (plutôt que Dantin) se cachant sous le nom de son ami, pourtant encore peu connu bien que célébré par les membres de l’École littéraire de Montréal ; à quoi cela rime-t-il ? Voilà la question que je souhaite creuser ici, en partant de l’idée de Jean-François Jeandillou, selon laquelle « tout allonyme constitue un abus de confiance envers le lecteur, envers celui aussi qui en est le porteur légal et dont l’avis n’est pas requis [10] ». Jeandillou ajoute ensuite que l’allonymie vise généralement à « exploiter le crédit dont bénéficie le nom d’autrui [11] ». En prenant comme point de départ la question ouverte par Valdombre, on ne peut que demander quel est le sens de cet « abus de confiance » qui aurait été perpétré par Seers. Je propose conséquemment d’accepter provisoirement cette « supercherie » comme un fait avéré dans la trajectoire d’un écrivain (Seers) dont les pseudonymes semblent finalement tous s’absorber dans celui, retenu par l’histoire, de « Louis Dantin ». Partant, je souhaite maintenant interroger les textes des uns et des autres, ce qui me permettra de dégager une fiction allégorique qui, on le verra, redonne sens à la controverse ouverte par Valdombre.

De la Belgique en Canada

Parmi « ces plus beaux vers » (Valdombre) qui ne seraient pas de lui, ces « meilleurs poèmes » (Francoli) qui laissent entendre qu’Eugène Seers aurait écrit des vers signés « Nelligan », se trouve « Prière du soir ». Dans ce texte, la résonance intimiste des deux premières strophes se conjugue à la référence religieuse du titre :

Lorsque tout bruit était muet dans la maison,

Et que mes soeurs dormaient dans des poses lassées

Aux fauteuils anciens d’aïeules trépassées,

Et que rien ne troublait le tacite frisson,

Ma mère descendait à pas doux de sa chambre ;

Et, s’asseyant devant le clavier noir et blanc,

Ses doigts faisaient surgir de l’ivoire tremblant

La musique mêlée aux lunes de septembre [12].

Le réseau sémantique de ces strophes renvoie aux thèmes les plus usuels de la poésie nelliganienne en dessinant un microcosme étanche dont l’atmosphère, propice à la nostalgie, mène à la réalisation éventuelle de « la fuite de l’enfance [13] ». Le réconfort du foyer, la douceur maternelle et l’histoire familiale tissée par les aïeules s’y conjuguent de manière à ce que la musique devienne celle d’une rêverie nocturne qui fait en sorte que « si le temps présent est celui du constat de la perte, il est aussi le point de départ du retour vers le passé [14] ». Mais c’est justement parce que tout cela semble trop parfait, concourant à dresser une somme concentrée des thèmes nelliganiens, que nous sommes peut-être en droit de demander si le poème n’est pas plutôt un pastiche. De fait, ces strophes s’inscrivent de plain-pied dans la thématique plus vaste du recueil où « le programme des thèmes privilégiés comprend le repli de la mémoire sur un passé à la fois idéalisé et inaccessible [ici : les verbes conjugués à l’imparfait], la quête de l’Art absolu [la musique qui se mêle aux lunes], doublement figuré par l’âme soeur [la Mère] et la Cité idéale [la maison] et, enfin, la vaste série des lieux et des objets associés au délire névrotique [15] ». On a envie de demander si le texte n’apparaît pas justement trop nelliganien pour être de Nelligan…

Sous ce rapport, le toponyme de la troisième strophe agit comme une note dissonante révélatrice d’un rapport éventuellement trouble entre le scriptor et l’auctor du poème :

Moi, j’écoutais, coeur dans la peine et les regrets,

Laissant errer mes yeux vagues sur le Bruxelles,

Ou, dispersant mon rêve en noires étincelles,

Les levant pour scruter l’énigme des portraits [16].

Dans le contexte d’une conformité thématique aussi grande du poème à l’ensemble du recueil, l’apparition du toponyme « Bruxelles » semble pour le moins paradoxale dans la mesure où l’article défini qui l’accompagne, en en restreignant le contenu [17], signe du même coup une restriction classificatoire qui a pour effet de renvoyer à un imaginaire précis alors que « nommer, c’est consentir aux catégories et aux valeurs que [le système du texte] prévoit [18] ».

Conséquemment, il faut sans doute d’abord saisir l’économie de ce nom dans le cadre thématique des strophes précédentes, qui placent le poème sous le signe de l’inspiration décadente et fin de siècle. À cet égard, « Bruxelles » semble brouiller les pistes usuelles de la nordicité esthétique fin de siècle, plus portée à exalter les mystères et les énigmes nostalgiques de Bruges que les paysages de la capitale belge. Son économie textuelle apparaît plus historique alors que la peine et les regrets qui s’y rattachent ne sont pas sans renvoyer aux expériences biographiques de Baudelaire ou de Verlaine, que Nelligan a sans doute lus, appelant du coup l’inscription d’une modalité précise, proche de l’idée de décadence, de l’histoire poétique française. Plus encore, et dès lors qu’on garde en tête que Seers a peut-être été le scripteur du poème, force est de constater que le toponyme fait aussi écho à l’expérience réelle de Seers qui, comme on sait, vécut à Bruxelles pendant une décennie.

Les couches de sens déployées par le toponyme ouvrent ainsi vers un imaginaire qui, en conjuguant thème (poétique), histoire (littéraire) et trajectoire (personnelle), permet de procéder provisoirement à ce que Pierre Bayard appelle un changement d’auteur, c’est-à-dire le « fait de remplacer l’auteur d’une oeuvre par un autre [19] ». Ne devient-il pas en effet possible de lire dans ce vers un parti pris de Seers lui-même qui consisterait à se signaler comme auteur possible du poème en y opérant un écho sensible à sa propre expérience ? Sans suivre jusqu’à leurs limites les propositions de Bayard en parlant d’une « erreur créatrice [20] », acceptons néanmoins, dans le contexte pseudonymique particulier qui nous concerne ici, de reconnaître le caractère heuristique de ce possible changement d’auteur. En faisant comme si Seers était l’auteur réel du poème historiquement attribué à Nelligan, on ne peut que constater son habileté, qui consiste très justement à se cacher tout en se montrant au moyen de l’image confuse créée par la complexité sémantique de l’analogon toponymique.

On en conclura provisoirement que la stratégie employée par Seers lui aura permis de se réinventer dans la peau d’un écrivain plus jeune que lui, mais aussi plus libre sur les plans esthétique et idéologique, puisque dispensé de se soumettre à l’ordre du discours (paternel) de la congrégation à laquelle il appartient. Comme l’écrit Jeandillou, « se servir du nom d’un autre, c’est nécessairement tromper en niant la propriété du nom, du nom du père (le patronyme) en particulier [21] ». Cette hypothèse de la dispensation du discours autoritaire opérée par la pseudonymie ne semble toutefois jamais mieux se lire que dans la fiction ouverte par la mise à plat concurrente de trois autres textes, « Paysage fauve », « Les loups » et « L’adorateur de glace », respectivement attribués à Émile Nelligan, à Silvio et à Eugène Seers [22].

De trois textes l’un…

Comme le remarque Yvette Francoli, ces trois textes proposent des « similitudes thématiques, métaphoriques et lexicales [23] » fortes. Jouant en effet d’un topos récurrent de la littérature nordique de la fin du siècle, l’un comme l’autre texte déploie son horizon nordique de manière à installer un climat favorable à la peur et à l’appréhension. Sur le plan lexical, les recoupements sont bien évidemment rendus possibles par la géographie arctique des trois textes. Plagiat d’auteurs ?

Une telle hypothèse part d’un présupposé biologique consistant à penser que Nelligan, Silvio et Seers sont des auteurs réels, soit des « personne[s] physique[s] ayant créé l’oeuvre [24] ». Or si le nom « Émile Nelligan » désigne bel et bien une personne née le 24 décembre 1879, il dépasse rapidement son statut de désignateur rigide, au sens où l’entend Saul A. Kripke [25]. « Émile Nelligan » renvoie à une série identitaire dont la division repose principalement sur le partage retenu par l’histoire entre l’avant et l’après de sa « mort [26] ». C’est sans compter que celui qui est né sous ce nom a lui-même fait un usage abondant de pseudonymes, montrant qu’il convient d’utiliser le nom « Nelligan » pour désigner un auteur imaginaire [27], voire mythique [28], dont la représentation dépend essentiellement d’aléas historiques aussi multiples qu’incertains. Nous savons aussi pertinemment que Silvio est un pseudonyme malgré les difficultés posées par son attribution sûre ; en cela au moins, il est exemplaire de cette catégorie d’auteur imaginaire définie par Bayard dans la mesure où le pseudonyme gomme toute référence généalogique au profit d’une remise, ici littéraire, au monde. L’un comme l’autre, les noms « Nelligan » et « Silvio » obligent à repenser la question du plagiat éventuel qui traverse les textes. Car par-delà la narrativisation progressive du thème qui leur est récurrent, l’ordonnancement chronologique des textes révèle aussi un déplacement axiologique. Partant, appréhendons-les comme s’il s’agissait d’une « variation sur un même thème » de la part d’un seul scriptor, en l’occurrence Seers, qui se cache sous divers pseudonymes, dont celui de Silvio [29].

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La strophe initiale du premier texte publié offre un panorama septentrional désolé où « Les arbres, comme autant de vieillards rachitiques,/Flanqués vers l’horizon sur les escarpements,/Ainsi que des damnés sous le fouet des tourments,/Tordent de désespoir leurs torses fantastiques. » (PF, 224) Plutôt que d’agir à titre de décor, le paysage devient ici le sujet propre du poème par une présence qui se manifeste dans le déploiement comparatif du premier vers. La troisième strophe prend le relais de cette allégorie paysagère avec une figure de prosopopée (« la bise hurle » [PF, 224]) dont l’effet confirme le déplacement du rôle habituellement dévolu au paysage : aux éléments visibles du paysage (les arbres, les escarpements…) s’ajoute ce que Michel Collot appelle son « retentissement intérieur [30] ». Le sujet lyrique classique (celui qui dirait « Je ») se trouve gommé [31] ; la subjectivité déployée dans ce sonnet est celle de la Nature.

Il en va de même du second texte publié, « Les loups », un poème en prose qui, n’usant ni de la figure de comparaison, ni de la figure de prosopopée, pose son paysage nordique (et russe) d’un point de vue plus descriptif grâce à l’effet procuré par l’hypotypose de sa strophe liminaire :

La plaine est blanche, blanche à perte de vue.

À droite et à gauche, de denses rangées de mélèzes et de bouleaux.

C’est la taïga sibérienne, immense !

Dans la tarantass [sic] qui file, emportée sur ses trois chevaux, les voyageurs, emmaillotés de peaux d’ours, disputent leur chair à la piquante morsure du froid, leurs yeux à l’éblouissante.

C’est la taïga sibérienne immense !

Et la plaine est blanche, blanche à perte de vue.

L, 136

Comme dans le sonnet précédent, la plaine est centrale à la constitution lyrique du poème : immense, elle s’oppose rapidement au groupe de voyageurs dont les figures emmaillotées suggèrent un repli contraire à l’ouverture de l’horizon paysager qui les menace. Et rapidement, dès la seconde strophe du poème, elle laisse surgir la menace centrale de sa fable : « les loups qui, quand ils chassent aux voyageurs, se mettent à plusieurs centaines » (L, 136). Partie prenante de la nature dans laquelle ils vivent, les loups approchent, menace omniprésente au sein de cette nature dont « la lumière zodiacale, seule, éclaire le sinistre paysage » (L, 136). L’héritage romantique est prépondérant dans ce poème appartenant à la vogue des textes fin de siècle qui « continuent […] à établir des équivalences entre les paysages et les états d’âme, à fluidifier et à sensibiliser la matière [32] ».

S’il présente un paysage nordique aussi désolé et menaçant que les deux précédents, le troisième texte inverse toutefois les termes de cette relation Homme/ Nature en présentant un sujet plus traditionnel, et canadien. « L’adorateur de glace » souscrit aux préceptes réalistes en insistant plutôt sur la détermination farouche de son personnage. Son incipit décrit donc un homme entièrement dévoué à sa mission : « Pour étancher sa soif du salut des âmes, un missionnaire, le Père Augustin, était allé dans les régions de l’Extrême Nord, au pays désolé des Esquimaux. » (AG, 92) En désignant de la sorte son personnage par un nom propre qui a pour effet de le particulariser, le récit met l’accent sur le destin du Père pour ensuite se construire tout entier en regard de la résolution de son intrigue : le lecteur apprendra donc que le missionnaire se sera avoué vaincu face aux forces d’une nature contre laquelle il ne pouvait rien. Enfin, des « sauvages chrétiens » (AG, 128) le retrouvent quelques mois plus tard, « figé dans une immobilité de statue » (AG, 128). Le rôle dévolu au paysage est donc tout autre que celui des deux poèmes, justement parce qu’il « ne se donne à voir comme “ensemble” qu’à partir d’un point de vue, et [que] le foyer de cette vision ne peut être qu’un sujet [33] », ici celui du narrateur extradiégétique qui, en insistant sur le destin du Père, pose le paysage comme un simple décor au sein du système descriptif du texte.

Cette disposition paysagère des trois textes se trouve confirmée par leurs titres. Les deux poèmes érigent en paroxysme des agents (un lieu et un animal) qui ne sont d’aucune manière des sujets lyriques traditionnels. Le caractère téléologique et éminemment descriptif du titre « L’adorateur de glace » fait quant à lui tache dans l’entièreté du texte en signalant aussitôt le dessein du héros et, conséquemment, le dénouement de l’intrigue.

Contre la linéarité du troisième texte, les deux premiers poèmes privilégient d’ailleurs une structure circulaire. La clausule de « Les loups » répète exactement un énoncé de la strophe liminaire, qu’elle fait précéder d’un verset construit à partir d’extraits puisés dans d’autres strophes du poème :

Mais la course se poursuit, effrénée, tandis que défilent, tels des spectres, à droite

et à gauche de la route, les denses rangées de mélèzes et de bouleaux, sous le ciel

couleur d’acier, dans cette plaine qui part des Ourals pour rejoindre la mer d’Okhotsk.

La taïga sibérienne, immense !

L, 138 ; le passage en gras répète un passage de la strophe liminaire, celui en italique calque des extraits de la seconde strophe du poème

Jouant donc sur les possibilités sémantiques de la palimphrasie, le verset gomme tout éventuel principe syntagmatique au profit d’une circularité stylistique qui favorise le retour rythmique au sein du texte. Le sonnet, « Paysage fauve », est construit selon le même principe. Sa dernière strophe laisse en suspens tout éventuel dénouement de son « intrigue » : « Ils [les loups] bondissent, essaims de fauves multitudes,/Et la brutale horreur de leurs yeux enflammés,/Allume de points d’or les blanches solitudes » (PF, 224). Dans un effet autotélique de la signification poétique, les « points d’or » des canidés font écho au caractère carnivore du « paysage fauve », le personnage principal qui titre le poème. Contrairement à « L’adorateur de glace », où la fin du texte correspond à la conclusion narrative, la fin des deux poèmes n’est d’aucune façon équivalente à la clôture de leur sens. Les jeux poétiques, dans les poèmes, amplifient la présence lyrique de la nature, la confirmant du même coup comme centrale à l’élaboration de leur sens.

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Entre le texte initial publié en 1897 et celui, final, de 1902, Eugène Seers serait donc passé de la forme poétique codifiée du sonnet vers celle, plus souple, du récit bref. À cet égard, le poème en prose de 1899 représenterait une gradation dans son écriture : tout en annonçant la linéarité du troisième texte par sa forme en prose, il retient de la version antérieure les procédés formels de récurrence et de retour propres au vers. À ce mouvement correspond la modélisation particulière du paysage confirmée par les titres respectifs des textes. Prépondérante dans les deux premiers textes, la nature ne joue finalement qu’un rôle accessoire dans le dernier, qui met l’accent sur la singularité d’un personnage et de son destin, soit le Père Augustin.

Sur un fond thématique semblable, les trois textes que nous pouvons attribuer à Eugène Seers à ce stade de l’analyse montrent un déplacement où le portait poétique d’une situation universelle (la peur provoquée par la désolation) se transforme en la singularisation narrative d’une aventure particulière (la mort d’un individu), qui n’est pas sans rapport avec l’expérience du sublime qui s’y trouve proposée. Le sonnet de 1897 et le poème en prose de 1899 offrent une configuration lyrique où l’expérience poétique s’adjoint un motif (l’horreur — astonishment — qu’Edmund Burke discute dans son traité de 1757 [34]) qui valide la connaissance permise par le poème en tant que « catégorie universelle de l’expérience subjective [35] ». L’utilisation récurrente du pluriel (« les arbres », « les chasseurs », « les voyageurs », les « essaims de fauves multitudes », les « grands loups affamés » ou « les loups terribles de la steppe »), dans ces poèmes, dresse un paysage effrayant dont l’expérience sensitive dépend de l’altérité qui lui est constitutive en « procur[ant] une vision et une audition de soi-même, du dedans de soi-même, à travers le regard émotionnel et la voix émotionnelle de l’autre ; je m’entends en l’autre, avec les autres et pour les autres [36] ». Dans la nouvelle de 1902, le champ d’expérience du personnage principal transforme le sublime en « la résonance d’une grande âme [37] » pour mieux le centrer sur le but ultime de la diégèse : « Ce Christ pour lequel il mourait, il songea à se l’unir plus étroitement dans une communion suprême. Ce serait en même temps l’hommage définitif de lui-même à sa gloire et à son service. » (AG, 125)

L’allégorie de soi ?

Ainsi lue dans la chronologie de la parution des textes, la modulation thématique du paysage nordique nous entraîne d’un sublime métaphysique et universel (voire sacré) procuré par la médiation esthétique [38] vers un sublime individuel (et plus religieux) incarné dans l’expérience sensitive d’un personnage précis, donnant ainsi à lire une gradation axiologique qui laisse finalement surgir une allégorèse de type biographique alors que, comme l’a montré François Hébert, « l’oeuvre de Dantin est pour une large part dans sa vie [39] ».

On sait que, entré au noviciat des Pères rédemptoristes de Bruxelles en 1883, le jeune Eugène Seers y prononcera ses voeux perpétuels en 1887. Une relation amoureuse avec Charlotte Beaufaux provoque chez lui une crise religieuse qui l’amène à quitter sa congrégation en août 1893. Hésitations et indécisions, puis menaces du paternel le conduisent finalement à réintégrer les ordres : Seers entre à la maison des Pères du Saint-Sacrement de Montréal à l’automne 1893 pour la décennie qui suit. Si la crise du jeune Seers précède donc de quelques années la rédaction des textes dont il a été jusqu’ici question, ceux-ci sont toutefois exactement contemporains des années où il est redevenu, contre sa volonté pourrait-on dire, père rédemptoriste à Montréal avant de quitter définitivement les ordres en février 1903.

Dans ce contexte, la traversée du désert arctique du Père Augustin, dans « L’adorateur de glace », ne peut-elle pas être lue comme une allégorie de celle de l’auteur ? « Au sein même de ce dénuement, le généreux apôtre vivait heureux, partageant entre la prière et le zèle les heures d’une vie ignorée, mais féconde. » (AG, 92) Soudain, par un soir de tempête, « une voix l’appelait par son nom, dominant à peine le fracas du vent » (AG, 93). Le paysage perturbé annonce, au sein du texte, une épreuve que le héros devra affronter. Le Père Augustin s’exposera aux menaces de la nature pour administrer l’extrême-onction à un vieillard mourant de la tribu voisine. Si l’événement perturbateur chez Seers est plus charnel, car il consiste en l’épreuve de l’amour terrestre, le déroulement de sa trajectoire reste pourtant semblable à celle de son personnage, dont la vie calme semble redoubler la sienne.

Le texte porte ainsi avec lui un ethos biographique, comme plus tard la poésie de Dantin, qui comprend « un certain nombre de complaintes sentimentales, manifestement autobiographiques et assez complaisantes [40] », mais aussi « des poèmes philosophiques […] où l’auteur justifie le grand troc de sa vie […] [41] ». Le reste de la nouvelle produit d’ailleurs un simulacre pouvant se lire comme une allégorie des propres sentiments de l’écrivain : accablé par le combat qu’il doit mener, Augustin rend les armes. « Toute trace de route était complètement effacée » (AG, 95) : l’absence décrite de repère physique dans le texte semble redoubler l’absence de repères spirituels pour Seers au moment où il traverse sa propre crise. Dans ce brouillard apparaissent parfois des lueurs qui semblent permettre à Augustin de s’y retrouver : « de temps en temps, une lueur soudaine, large et diffuse, incendiait l’ombre nocturne. […] Alors, pour un instant, chaque flocon de neige semblait une étincelle voltigeant dans un foyer, chaque bloc de glace un amoncellement de cristaux lumineux […] » (AG, 95). Si Augustin fait donc dans le texte l’expérience physique de la lueur, Seers l’a quant à lui connue de manière métaphorique dans ces nécessaires moments d’une crise métaphysique où le doute laisse provisoirement place à la possibilité de redonner un sens à sa vie…

On connaît la fin du texte, annoncée par le titre programmatique : accablé par le froid qui l’entoure, Augustin reçoit finalement un « signal de Dieu pour [lui] annoncer que tout était perdu » (AG, 124). S’il change sa « défaite en un triomphe pour Dieu et le ciel » (AG, 125) par une communion suprême et définitive qui lui permet d’aller au bout de sa dévotion, il n’en demeure pas moins que la mort l’attend. Dans ce texte, le personnage symbolise les ravages d’une dévotion trop stricte. Sa mort physique redouble la mort spirituelle de Seers, lui-même condamné à sa perte, morale et métaphysique, alors qu’il rejoindra, au terme d’une décennie agonique, le rang des laïcs.

Il faut bien voir que le texte se conclut exactement sur ces mots : « et à cette heure encore, figé dans une immobilité de statue, il semblait contempler de ses yeux vitreux le même mystérieux spectacle se déployant là, derrière le voile de l’Hostie ! » (AG, 128) L’image d’Augustin, devenu involontairement spectateur du théâtre religieux dont il a pourtant été partie prenante, fait ici écho au geste volontaire d’exclusion de Seers, dans l’allégorie du lent cheminement d’un homme confronté à une tempête dont l’issue lui sera aussi fatale : « D’emblée, la prêtrise pour Dantin, ce sera l’enfer, le premier exil, intérieur. Dantin vivra loin de son Dieu en son Ciel, et loin de Dieu en ce monde [42] ». Dès lors qu’on lit « L’adorateur de glace » comme une allégorie de la mort du Père Seers, la suite chronologique des trois textes ouvre une allégorèse plus vaste où Dantin devient le fossoyeur des masques antérieurs de l’écrivain. Tel est, me semble-t-il, le sens qu’on pourrait donner à la belle préface qu’il consacre aux poèmes de « Nelligan ».

Se fossoyer soi-même

Dans l’introduction à son édition critique, Réjean Robidoux postule qu’Émile Nelligan et son oeuvre est l’oeuvre maîtresse de Dantin :

Plus encore, au-delà de la disparition physique de Nelligan, durant plus de trois années et avec une intensité progressive, Dantin s’est littéralement incorporé le poète, au point de s’assurer lui-même en l’inventant. C’est le sens que je donne à la création d’Émile Nelligan et son oeuvre. Cette oeuvre qu’il aura vue émerger, qu’il aura aidé tant soit peu à produire et que, comme critique, il aura établie, corrigée, ponctuée, articulée, mise au point et fixée comme monument — opus mirandum —, j’affirme, au sens technique et ancien du terme, que c’est son chef-d’oeuvre et que c’est cela que la présente édition veut éclairer [43].

En plaçant comme il le fait le nom « Émile Nelligan » dans le titre de son opus, « Louis Dantin » laisse entendre que le livre est une étude critique comme le seront plus tard ses Poètes de l’Amérique française ou ses Gloses critiques [44]. Surtout, ce déplacement du nom au sein du titre a pour effet de gommer totalement le nom du scriptor éventuel des textes. À cet égard, le livre joue d’une ambiguïté fondamentale en ce qui a trait au problème de la pseudonymie et de la réattribution des textes qu’il entraîne. Car enfin, lire les poèmes de « Nelligan » comme étant ceux d’Eugène Seers qui les préface sous le pseudonyme de « Dantin » mène à relire autrement ladite préface. Reprenons-la, en y remplaçant le pseudonyme « Émile Nelligan » par le nom réel de celui qu’on suppose ici être le scriptor : « Eugène Seers ».

S’étant déjà symboliquement mis à mort dans « L’adorateur de glace », « Eugène Seers est [maintenant] mort [45] » selon les premiers mots de ladite préface. « Brûlé à la flamme de son rêve » (ENSO, 66), son « esprit a rencontré la grande ténèbre » (ENSO, 66). Demandant s’il avait « le pressentiment de ce naufrage » (ENSO, 66), Dantin nous dit peut-être ici surtout que oui puisqu’il avait narré ce naufrage avec la mort du Père Augustin :

Il est certain qu’il l’eut ce pressentiment ; et plus d’une fois, sous l’assaut de quelque songe obsédant, de quelque idée dominatrice, se sentant envahir d’une fatigue étrange, il nous a dit sans euphémisme : « Je mourrai fou ». « Comme Baudelaire » ajoutait-il en se redressant, et il mettait à nourrir cette sombre attente, à partager d’avance le sort de tant de névrosés sublimes, une sorte de coquetterie et de fierté.

ENSO, 66

Tout dans cette préface — ou presque, car Seers doit quand même jouer le jeu  — reste lisible comme si la persona désignée par le pseudonyme « Dantin » parlait finalement de celui qu’il est véritablement à partir d’un autre de ses noms d’emprunt, soit celui de Nelligan, alors que l’expression « Je mourrai fou » implique une distance à soi qui semble plus loin refusée à Nelligan : « dans l’attitude, une fierté, d’où la pose n’était pas absente » (ENSO, 69 ; je souligne). La mise en scène de la parole de Nelligan est d’ailleurs théâtralisée par Dantin : il faut nourrir l’attente et anticiper le partage à venir du sort des maudits dans une coquetterie qui prend l’allure d’une afféterie. L’ajout du « Comme Baudelaire » signale sans détour une volonté de faire comme l’autre avant, comme s’il s’agissait de reproduire un état attribué (par l’évocation de troubles neurologiques qui résultent de la syphilis). Du « mourir fou » assigné à Baudelaire à celui de Nelligan, on franchira dès lors le pas de penser que, par un jeu de pseudonymes au sein duquel « Dantin » semble discuter de « Nelligan », c’est finalement Seers qui ne parlerait toujours que de lui-même à travers la métaphore filée du naufrage, afin de mettre à mort de manière définitive une facette précise de sa persona

S’il fallait encore se convaincre de la possibilité que Seers et Nelligan puissent s’amalgamer dans le seul nom de « Dantin », il faut relire ce passage où « Nelligan » est décrit comme l’être dont « la pâleur accentuait le trait net, taillé comme un ciseau dans un marbre [avec] des yeux très noirs, très intelligents, où rutilait l’enthousiasme ; et des cheveux, oh ! des cheveux à faire rêver, dressant superbement leur broussaille d’ébène » (ENSO, 68-69). Si la pâleur et les cheveux appartiennent à l’un, les yeux sont toutefois nettement de l’autre [46]. L’amalgame du portait redouble celui, possible mais toujours imparfait, de Seers en Nelligan. Est-ce pour cette raison que Dantin écrit que « Nelligan ne fut jamais un bohème parfaitement authentique » (ENSO, 72) ? Désormais libéré du poids ecclésiastique, Seers se libère aussi, avec la préface de Dantin, d’un type de poésie dont il ne semble trop savoir que faire quand il diagnostique la « déchéance qui dure encore » (ENSO, 105) de l’École littéraire de Montréal [47]. À propos des vers de « Nelligan » dont il reconnaît la beauté et la finesse, Dantin n’hésite d’ailleurs pas à constater que « l’idée absente laisse toute la place aux effluves du sentiment et aux richesses de la ciselure » (ENSO, 78).

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En cela, le jeu de masques opéré par Seers participe vraisemblablement d’un mouvement euphorique. Comme le remarque Réjean Robidoux, « en 1900, l’homme mal dans sa peau qui se muait en Louis Dantin trouvait une puissante motivation d’être lui-même, vivant intensément sa vraie vie, dans la vraie littérature [48] ». Robidoux poursuit sa réflexion en postulant que, en « habitant » Nelligan, Seers se serait donné la possibilité de devenir lui-même. Je dirais maintenant que c’est la mise à mort de Nelligan qui le lui aura permis. Lue concurremment à celle du personnage allégorique d’Augustin qui lui est contemporaine, la mise à mort de Nelligan par Louis Dantin signe la naissance possible de Dantin lui-même, ce nom devenant d’office la marque persistante de l’homme, celle sous laquelle l’histoire le retiendra finalement, comme poète tout autant que comme critique.

Dans l’optique sociologique qui est la sienne, Pierre Hébert propose avec raison que « l’absence du nom propre recèle une révolte passive que les pseudonymes font s’épanouir dans la sphère publique ; la signature fictive aura permis à l’auteur d’aller plus loin qu’Eugène Seers [49] ». Sur un plan esthétique et poétique, la substitution des noms qu’on peut supposer à Eugène Seers lui aura permis de jouer au sein d’un marché symbolique particulier où chacune des signatures utilisées renvoie à une pratique déterminée qui se trouverait en définitive assimilée dans ce pseudonyme final qu’est « Louis Dantin ». Qu’en est-il, donc, de ces trois noms, qui ne sont pas entièrement interchangeables ou « codésignatifs [50] » ?

  • Nelligan d’abord : ce nom est, à l’époque de la parution des poèmes, associé aux esthétiques poétiques françaises de la deuxième moitié du xixe siècle. Dans sa fameuse préface, Louis Dantin place d’ailleurs Nelligan à la croisée du symbolisme, dont la formule est « le vers libre dégagé de toutes les règles traditionnelles », et du Parnasse, qui « pousse jusqu’au scrupule la perfection de la rime et de la prosodie » : « Il est aisé de voir que Nelligan, souvent symboliste par sa conception des entités poétiques, est presque toujours parnassien par leur expression. » (ENSO, 93 ; Dantin souligne.)

  • Silvio ensuite : le pseudonyme renvoie plutôt à une forme, celle du poème en prose strophique où « la division en couplets s’accompagne d’une structure cyclique du poème, d’une organisation rythmique fondée sur le retour, la répétition [51] ».

  • Seers enfin : comme l’indiquent les contes pieux ou paysans qu’il a publiés aux Débats, au Tout Petit ou au Petit Messager du Saint-Sacrement, l’inspiration associée à ce nom puise dans un imaginaire catholique et régionaliste typique dans la littérature canadienne-française du temps.

Chaque fois, donc, malgré la virtuosité ou l’éclat qu’on y trouve, ces noms pointent essentiellement vers des esthétiques convenues ou dépassées.

Or le nom « Louis Dantin » semble les subsumer en ouvrant vers autre chose de plus original. Car ce mort dont il parle dans sa préface, et qui semble renvoyer à Nelligan, « très assurément, mérite de revivre » écrit Dantin (ENSO, 68). Et la ressuscitation aurait donc ici lieu par la vie de cet « auteur intérieur », c’est-à-dire par cette « part secrète de l’auteur dans laquelle s’effectue le processus de création [52] ». Le scriptor (c’est-à-dire Seers) peut maintenant laisser entendre « un style à la fois classique et fantaisiste [53] » dans la poétique particulière recouverte par son dernier nom, « Dantin ». C’est à ce prix que certains de ses poèmes (« La triste histoire de Li-Hung Fong » ou « La chanson javanaise ») emprunteront désormais au parler populaire, renouvelant ainsi le rapport au régionalisme qu’il a entretenu sous le nom de Seers. D’autres, comme sa « Chanson intellectuelle » ou sa « Chanson citadine », rappelleront plutôt les possibilités offertes par les compositions strophiques des poèmes en prose qu’il signait sous le pseudonyme de Silvio. Sans compter qu’il saura se faire aussi virtuose que « Nelligan » avec des poèmes comme « Mosaïque ancienne » ou « Optimisme ». François Hébert, en s’intéressant au motif de l’hostie dans l’oeuvre, conclut que « Dantin aura été un poète tout à fait quelconque au temps de sa prêtrise, mais il deviendra un poète intéressant après avoir quitté la religion [54] ». Avec ce nom, « Dantin », Seers se nourrit de ses pratiques antérieures pour les dépasser.

Ni tout à fait « Nelligan », ni tout à fait « Silvio », ni tout à fait « Eugène Seers », le pseudonyme « Louis Dantin » signe une poïétique particulière consistant à additionner des pratiques, esthétiques ou formelles, qu’il s’agit ensuite de mettre à l’oubli pour mieux faire surgir celle, inédite, d’un homme qui, « ne voulant pas heurter, refusant le combat, […] utilise l’absence ou la modification de sa signature afin de garder un retrait vis-à-vis de ses oeuvres [55] ». Le sens esthétique de la pseudonymie ne semble ainsi jamais mieux se lire que dans ce désir constant et avéré du retrait [56], alors que la perspective d’une vie (celle d’Eugène Seers) se subordonnerait finalement à la littérature par la consécution donnée à lire dans la fiction allégorique particulière dégagée par la combinatoire des noms et des pseudonymes.