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J’inspire une part de nuage

J’expire d’immenses rochers noirs

Que tu pulvérises [1]

La première chose qui me passe par la tête en traversant la rue est que l’air entre dans mes poumons [2].

Nous respirons l’air et, respirant,

prenons conscience d’habiter notre respiration [3].

La poésie lyrique se donne volontiers comme tâche d’exercer cette nécessaire vigilance au sein de la rumeur ambiante, de prévenir les consciences contre l’entreprise de déshumanisation à laquelle nous soumettent le discours marchand et la pensée positive. De ce concert de voix soucieuses, traversées par l’urgence, certaines toutefois se distinguent et choisissent plutôt de célébrer l’existence, disant la joie d’appartenir à la terre, d’emprunter les détours qu’elle propose, de tendre l’oreille aux questions qu’elle pose. C’est là le sentiment, rare et précieux, que j’ai éprouvé en lisant les livres recensés ici. En cette fin d’automne sombre à plus d’un titre, mal avisée eût été celle qui aurait boudé son plaisir.

Après un premier livre paru en 2004 [4], Lili Côté poursuit son exploration de l’intimité amoureuse et de l’érotisme en abordant cette fois leur dimension spirituelle. Inspiré du tao, Un désir chinois nous met en présence de deux amants dont les âmes fusionnent aussi bien que les corps, leur union passant entre autres par la respiration. « Inspirez » (16), « Expirez » (26) : ces deux verbes, qui sont aussi des poèmes, sont les maîtres mots de ce livre où le traitement du désir manifeste une retenue et une finesse dignes des classiques érotiques chinois. C’est qu’il y a du souffle dans ces corps, qui ne renient pas pour autant leur passé, et de l’âme — elle pèse de tout son poids —, qu’il s’agit précisément d’alléger. Aussi est-il question d’accord, de soin, de bonté, de fragilité reconnue, assumée. Loin de réduire la charge érotique, cet accueil de la fragilité l’accroît, les partenaires n’en semblant que plus nus. S’il y a une pudeur dans l’approche, le désir de la femme pour l’homme s’exprime en toute liberté, de même qu’est valorisée la complémentarité des corps :

(Tu as les yeux, j’ai la bouche

Tu me vois, je te goûte

Tu pleures, je bave d’un désir

Chinois)

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La patience, comme l’absence, attise le désir — dans la seconde partie du livre, les amants, séparés, sont habités par l’espoir d’une prochaine rencontre. Elle participe de l’art d’aimer. Elle maintient cette distance empêchant de réduire l’autre à un objet, d’ignorer sa souffrance. Par elle, l’union véritable se réalise. Ce n’est qu’en s’exerçant à la lenteur, en s’accordant au souffle de l’autre [5] qu’on libère le qi, lequel libère à son tour les êtres d’eux-mêmes :

Nous ne sommes plus deux

Le vide accompli au beau milieu du monde

Nous reçoit tous les trois

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Dépris d’eux-mêmes, les êtres accèdent au repos, au pardon, à la guérison. Ainsi l’on avance, au fil des vers aériens de ces courts poèmes, un pied dans la simplicité la plus nue, l’autre dans le sublime, tandis qu’autour des amants la nature veille, constante, bienveillante :

Alors guérissons-nous des plaies qui jugulent les astres

Faisons le jour, faisons la nuit

Au vaste champ du cinabre

La nitescence du bleu prend la couleur du repos

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L’habitation, la rencontre des continents et le défilement des saisons sont autant de modalités, autant de versions de l’amour. De nouveaux temps du verbe « aimer » [6], pourrait-on dire. Ces temps sont ceux de l’accueil et du renoncement, de l’abandon et de l’affirmation du désir, de l’équilibre entre les forces.

Cette réunion dans la dévotion au souffle est par moments bouleversante d’intensité. Alors à la fin du livre, quand les amants exultent, libérant dans une simplicité désarmante toute la force que suppose la rencontre de deux mondes, de deux civilisations, on exulte avec eux :

Je danse pour toi un qigong édénique

C’est Genesis qui joue

Je jouis

En m’éveillant

Je rencontre des larmes de joie

Dans tes billes de jais

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+

Parvient-on encore à regarder, à voir, à observer ce qui nous entoure ? C’est la question que décline sans cesse Maude Smith Gagnon, qui signe elle aussi, avec Un drap. Une place, un second livre. Mais cette question ne s’attache pas qu’à la vue. On pourrait parler de cette poétique comme d’une géométrie des sensations. Les suites de poèmes en prose qui composent le livre instituent une sorte de géographie de l’intime. Des choses banales placées en regard les unes des autres prennent un sens nouveau et donnent prise à la conscience, créant autant de petits mondes qui communiquent entre eux. Si l’auteure poursuit en cela ce qu’elle avait entrepris avec Une tonne d’air [7], cette fois l’espace s’élargit, la géométrie relie des points plus éloignés, et néanmoins proches par ce qu’ils promettent à qui prend le temps de s’ouvrir aux sensations. Ainsi, suivant les parties du livre, on passe de « Natashquan » (9) au « Viêt Nam » (25), puis à « Montréal » (41), pour se retrouver dans un lieu qui « pourrait être ailleurs » (69) « [o]u plus loin » (89). Chaque poème est précédé d’une date, mais celles-ci ne mentionnent pas les années et sont placées dans un ordre apparemment aléatoire, donnant plutôt l’impression d’instaurer un cycle que d’établir une chronologie. Les personnages demeurent peu définis, bien que certains soient nommés. L’effet de superposition que crée le passage d’un lieu à un autre vers de l’indéterminé met en cause, en les mettant en place, l’identité du « je », du « tu », du « il ». Le tout prend dès lors l’allure de variations. Tout se passe comme si on était, au fond, toujours au même endroit, comme si le sujet était immobile, et que le monde autour de lui défilait, le révélant à sa propre altérité.

« Je demeure là, comme figée, à regarder le bleu des murs, et, par la fenêtre, le dégradé du ciel. Ce n’est pas ce que j’avais l’intention de faire. » (46) Ni l’intention ni la mémoire n’ont d’importance ici. Les souvenirs, comme les lieux, surgissent sans prévenir, sortent d’autres lieux, d’autres souvenirs, comme par un effet d’emboîtement, ou plutôt de déboîtement, d’abouchement : « Dehors j’aperçois les toits enneigés, les balcons. J’attends que le lieu ouvre sur autre chose que lui-même, qu’il laisse place à un souvenir, une image. » (47)

Les objets se défilent comme les paysages défilent. Ils sont beaux dans leur indifférence :

Depuis quelques jours il ne trouve plus son foulard. À la place, il a noué autour de son cou un linge à vaisselle. Tu ne m’écris pas beaucoup. Le temps ici est gris clair. Même ciel qu’hier, mais plus bas. Je ne le regarde pas très longtemps.

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Est-ce à se frotter à cette indifférence qu’on cherche ici, ou au contraire à en sortir les êtres et les choses ? Il semble que l’indifférence et l’indifférenciation qu’elle entraîne soient des états propices à la rencontre. En mimant l’indifférence, il arrive en effet que l’on soit hypnotisé, et alors certains éléments sortent du décor et se précipitent vers vous. Il s’agirait, en somme, de perdre le nom des choses, jusqu’à ce qu’elles apparaissent, à nouveau, dans leur pleine densité de matière, leur presque monstrueuse étrangeté. À aucun moment la narratrice ne cherche le sens de ce qui advient aux objets, aux êtres sur lesquels se pose son regard. Leur insignifiance se présente plutôt comme un miroir que l’on pourrait traverser pour revenir ensuite à soi, mais un soi dépouillé de ses tensions et tout entier livré à la présence. Ce n’est pas un hasard si à la fin du livre les lieux mêmes sont privés d’identité. Il s’agit de faire place, de donner lieu en se donnant anonymement aux lieux : « Les objets, comme les paysages, existent autour de moi sans autre mérite que celui-là. Ils ne m’apportent aucun sens. Mais le fait de les partager avec toi, oui. » (86) Ainsi les lieux errent, sans attaches, sans nom, et les objets, la conscience y flottent également : « On regarde par la fenêtre, qui donne sur une autre fenêtre ou sur une cour. La brique, la neige : cela pourrait être n’importe où. Refait soudainement surface le souvenir d’un lieu. Un lieu très précis qu’on ne sait pourtant pas à quoi rattacher. » (93)

Les objets se jouent des sens, les images sont sans cesse soumises à la distorsion. Tantôt les gouttes de pluie sur la fenêtre « grossissent l’extérieur, comme des loupes ; à travers elles le ciel s’arrondit, les immeubles se brouillent » (61), et bientôt, derrière la buée sur la fenêtre, le dehors « se retire, se dissout comme dans un rêve » (61). Tantôt, à la narratrice hypnotisée par les mouvements d’un arbre, celui-ci n’apparaît plus comme « un arbre du tout » (62). Le ciel quant à lui ne cesse de changer. « Si je n’interprète pas la réalité, sur la table devant moi croît une plante avec une feuille en forme de chaudron. » (71)

Traversant cet amas d’objets hétéroclites, cet enchaînement de scènes banales, d’« après-midi où on aimerait se retirer de tout, faire le vide, devenir une tasse, ne plus penser à rien » (83), le lecteur éprouve peu à peu l’impression de se trouver dans un lieu très confortable, où l’on avance en se délestant de ses velléités, vaines visées, prières et autres poids existentiels, réalisant lui aussi, au détour d’une page, « sans gravité aucune, qu’[il] ne tien[t] pas excessivement à la vie » (85). Cette révélation n’alarme en rien ; au contraire, elle accentue l’allégement qui se mue peu à peu en joie. La joie toute simple de découvrir les trésors que le présent recèle.

+

Lorsque Alain Médam, dans son bel essai sur la vieillesse, parle du passage de la pensée pensante à la pensée pensive [8], qu’il appelle aussi « pensée du consentement » ou « pensée de l’union », on croirait qu’il parle du Bruissement des possibles d’Antoine Boisclair, un premier recueil tout à fait remarquable. Ici, comme chez Lili Côté et Maude Smith Gagnon, on se paie le luxe de regarder passer le temps. On s’adonne à l’observation du cycle des saisons [9], confiant que le regard qui revient sur les choses est en soi une preuve de leur renouvellement. De quoi sommes-nous faits ? semble se demander l’auteur. Du temps qu’il fait, répondent les poèmes. Des lieux que nous habitons, qui nous habitent. De l’air qu’on respire.

Nous sommes ici dans une poésie d’apparence réaliste, bien ancrée dans le réel. La syntaxe y est régulière, finement ciselée, la structure des poèmes (en vers, à peu près d’égale longueur), très étudiée [10]. On y cherchera en vain la fulgurance. Il s’agit plutôt de s’abandonner au parcours, dans cet espace plus ou moins familier — plus que moins — qui se déploie devant soi. On pourrait croire à une poésie d’un autre âge, tant l’auteur paraît attaché à l’héritage symboliste, qui sème les références comme autant de cailloux sur la route — Baudelaire étant certainement la plus importante. Et pourtant nous sommes bien, à Montréal comme à Acapulco, dans une réalité actuelle :

[…] La réalité flotte

comme du pollen de pissenlit,

elle flotte entre veille et sommeil

tandis que le feuillage prolonge les images du livre

jusqu’aux dernières branches suspendues

dans la lumière profuse.

 Elle flotte

sans raison sinon le désir de flotter,

sans preuve dans sa présence en suspens.

9

Comme chez Maude Smith Gagnon, le regard vague décèle à la réalité son « désir de flotter », et c’est cette « présence en suspens », « sans preuve », qui se donne comme support de la conscience, mais surtout comme théâtre de la présence. Car ici non plus que chez Smith Gagnon on ne cherche d’explications. Le marcheur, la pensée, le poème vont leur cours zigzaguant, sans souci de nature ni de mesure, faisant leur nourriture de tout :

Pour retrouver l’âme et l’esprit du lieu,

le poème doit dire la vérité crue

et gluante comme les viscères d’un poisson.

Le poème doit tout dire : les déchets sur la plage,

les touristes obèses et la misère des mendiants.

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Il n’y a pas de frontières entre les dimensions, dans ces poèmes où les synesthésies abondent : le temps se confond avec l’espace, la matière avec l’immatériel, l’infiniment petit avec l’infiniment grand. Il n’y a pas non plus de cloison entre intérieur et extérieur :

 Nous respirons

parmi les arbres qui respirent aussi.

Nous glissons dans l’intervalle qui s’ouvre

et se referme entre chaque battement,

chaque flocon.

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Pour Antoine Boisclair, le poème est un arbre. Les arbres sont la conscience du monde. Ils en détiennent le langage. Ce sont eux qui donnent à entendre le bruissement des possibles. Arborescente, la conscience « se ramifie le long des ruelles/pour faire des couloirs secrets/par où communiquent les mondes,/les couleurs et les parfums » (15). La pensée pensive, résolument contemplative, avance en s’appuyant sur les choses les plus simples, le réseau de fils électriques, les cordes à linge, la présence du facteur. Et « le passant traverse parfois cette forêt » (15). Voilà que l’homme baudelairien [11] est devenu simple passant (Baudelaire lui-même n’en serait pas mécontent, je crois). Il se promène dans Parc-Extension, dans le quartier chinois, au marché Jean-Talon. Tandis que « [l]e soleil ruisselle le long des allées où les langues/les saveurs et les parfums circulent/en leur cours qui traversent toutes choses » (19).

Il circule sans comprendre pourquoi

le long du courant sans trouver la source

parce qu’il est la source et le courant.

Il est le feuillage à venir, le ruisseau des rues.

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Quant au voyant rimbaldien, il est devenu ferrailleur : « Il cherche toujours le lieu et la formule./Il recueille chaque goutte de rosée/pour accomplir l’alchimie des règnes et des métaux. » (18) Mais ici, la nature de l’homme ne s’oppose pas à celle de la ville : elle en fait partie. Contrairement à ce qu’elle était chez Baudelaire, la ville n’est plus une négation ou une correction de la nature, mais le lieu de son apprivoisement. Cette réconciliation passe par un mélange des corps, des substances, des fluides, favorisé par cette attention flottante à la réalité qui flotte :

 Un chat

Immobile sur son seuil, guette le merle immobile

Au bout d’une branche qui respire.

La ville est silencieuse. L’air tiède

S’adapte au corps et à l’esprit qui flotte.

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C’est ainsi que les poèmes déploient de savantes chorégraphies, ou des géographies de l’ordinaire, pour reprendre son titre à Nicolas Lauzon [12], qui tiennent lieu, ici aussi, de cosmogonies ; on assiste à chaque page à la naissance d’un monde. Le miroir est aux poèmes de Boisclair ce que la fenêtre est à ceux de Smith Gagnon, une figure par laquelle se déplient l’espace et la pensée :

Si la nature se renvoie une image d’elle-même

Devant l’homme qui la contemple,

l’homme et la nature sont deux miroirs placés face à face.

Le ciel nocturne est un lac immobile

où sautent des truites mouchetées.

[…]

La nuit est un jeu de miroirs brisés à l’horizon.

L’horizon est un reflet de mon imagination,

L’imagination, un reflet de mes illusions.

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On le voit, il y a un côté aphoristique à cette poésie. Elle établit des équivalences sémantiques, mais, ce faisant, elle vise moins à faire entrer le réel dans le carré de la définition qu’à maintenir le fragile équilibre du marcheur, le mouvement de l’avancée, la tension entre les forces — autrement dit le tao. « Nous ne sommes jamais de notre temps » (55), affirme l’auteur qui, pourtant, écrit à la page suivante : « Heureux qui suit son temps/jusqu’au soir et voit couler la rivière l’emportant./Heureux qui laisse glisser la chevelure de Kairos. » (56) Laisser « glisser la chevelure de Kairos », n’est-ce pas faire violence à la volonté, laquelle n’attend toujours que le moment opportun de se jeter dans l’action, marquant du coup la frontière entre un avant et un après ? Mais suivre son temps, ce serait peut-être aussi renverser le kairos, en reconnaissant que nous sommes autant agis que sujets de l’action, pour ainsi entrer dans un temps indéfini, qui est aussi bien tous les temps réunis.

Soutenu par une pensée qui respire, le poème fait la traversée des apparences et « revient au plus simple » (40) : les lieux familiers, les occupations domestiques qui donnent du sens à nos journées, ou encore des vacances dans une station touristique. Certains poèmes manifestent en outre un humour très fin, un brin ironique, qui n’est pas sans rappeler celui qu’on trouve chez Jacques Brault. Un tel refus de s’appesantir — sans rien perdre de la rigueur de la pensée — suppose une sagesse certaine. L’homme vieux, écrit Alain Médam, ne cherche plus à faire des ponts, mais s’émerveille et s’extasie d’un rien : « La beauté des choses le tient rassemblé [13]. » Rassemblé dans l’instant qu’il habite, pourrait-on ajouter. Car c’est de cela, bien sûr, et toujours, qu’il s’agit. Consentir à l’éphémère, se mettre au diapason des possibles, au gré d’une présence offerte à ce qui vient au jour.