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Au Québec, l’année 1948, marquée par la parution de Refus global, a longtemps été perçue comme le point d’ancrage de la révolution culturelle et de la modernité. Or, depuis les travaux de François-Marc Gagnon, d’Yvan Lamonde et Esther Trépanier ou de Jacques Michon dans les années 1990-2000, ce constat a été largement relativisé, en ce qui concerne tant le monde des arts et des lettres que celui de l’édition. Dans son ouvrage Chronique du mouvement automatiste québécois, Gagnon montre que « le véritable point de départ du mouvement fut […] l’exposition des gouaches [de Borduas] au Foyer de l’Ermitage, du 25 avril au 2 mai 1942[2] ». Quant aux directeurs du collectif L’avènement de la modernité culturelle au Québec, ils concluent qu’« émergeant, pour l’essentiel, du débat entre régionalisme et exotisme, au début du vingtième siècle, cette modernité se nomme en pointillé, jusqu’à la crise de 1929, participe ensuite d’un “nouvel ordre” et met un terme à une “quarantaine” culturelle dans la décennie de 1940[3] ». Dans la même perspective, l’exposition 1940-1948. Les éditeurs québécois et l’effort de guerre, présentée à Bibliothèque et Archives nationales du Québec et dont Michon, spécialiste de l’histoire du livre et de l’imprimé, était le commissaire, reconstituait le « climat d’effervescence et de créativité exceptionnel [dans lequel] les éditeurs s’approprièrent la littérature mondiale et proposèrent à leurs lecteurs une bibliothèque où les nouveautés, québécoises comme françaises, côtoyaient les plus grandes oeuvres du répertoire de l’humanité[4] ».

Dans la foulée de cette réévaluation, le septième tome en préparation de La vie littéraire au Québec, portant sur les années 1934 à 1947, aborde la rupture majeure qui survient plus précisément dès le début des années 1940 et qui met en cause toutes les facettes de l’activité littéraire. C’est donc inspirés des recherches actuelles de l’équipe et issus d’une réflexion amorcée dans le cadre du colloque « Rupture culturelle et nouvelle ère médiatique », tenu lors du 81e Congrès de l’Acfas en 2013, que les articles qui composent ce dossier sur la révolution littéraire des années quarante au Québec s’intéressent au changement de paradigme qui se manifeste alors autant dans la production et dans la circulation des oeuvres que dans leur réception. Non seulement les auteurs cherchent-ils à cerner les nouveaux rapports de la littérature au temps et à l’espace qui s’établissent durant cette période, mais ils souhaitent également définir les traits communs qui se dégagent des oeuvres (urbanité, introspection, ouverture sur le monde, redéfinition des pratiques et des frontières, dimension médiatique, etc.), traces de la brèche qui s’élargit et de la modernité à laquelle accèdent les discours, les formes et les supports qui les diffusent.

En histoire littéraire, les travaux qui concernent cette époque ont généralement porté leur attention sur la portion la plus légitime et la plus autonome de la production. Les essais de Gilles Marcotte[5] tout comme l’Histoire de la littérature québécoise[6] de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge s’attardent d’abord et avant tout aux oeuvres canoniques — celles, par exemple, d’Anne Hébert, d’Alain Grandbois et de Gabrielle Roy. Dans la même perspective, le collectif dirigé par François Ouellet sur le roman psychologique des années 1940-1950[7] est consacré à des auteurs comme Berthelot Brunet, Robert Charbonneau et Jean Simard. Tirant profit de ces synthèses essentielles, ce dossier cherche, pour sa part, à déterminer les interactions qui existent entre le centre et la marge, entre les oeuvres reconnues et les discours trop souvent délaissés par la critique, mais qui permettent d’éclairer autrement le récit officiel. En tenant compte des productions populaires et médiatiques, les articles proposent une saisie inédite des bouleversements de la décennie 1940, marquée par la Seconde Guerre mondiale, le déploiement des grands journaux et de la presse spécialisée, l’essor de la radio, la constitution d’un nouveau pôle restreint et l’investissement de nouvelles trajectoires par les acteurs en présence. Si l’imaginaire de la guerre et ses représentations dans la littérature québécoise ont été récemment abordés dans un dossier de Voix et Images dirigé par Michel Biron et Olivier Parenteau[8], il reste encore à mesurer les effets de cette guerre sur les modes d’expression et de diffusion de la littérature de l’époque. De plus, suivant de près la parution du dossier « Voix de femmes des années 1930[9] », dirigé par Lori Saint-Martin en 2014, qui soulignait les avancées marquantes et l’émergence d’une parole féminine moderne bien avant la décennie 1940 (avec notamment Jovette Bernier, Michelle Le Normand et Éva Senécal), notre dossier, tout en accordant une place de choix à ces dernières, s’ouvre à l’ensemble du personnel littéraire. Conjuguant l’approche sociologique qui tend à décrire les enjeux du phénomène littéraire et l’analyse textuelle qui s’intéresse aux différentes formes d’écriture, le réexamen des années 1940 proposé met en dialogue des discours savants et populaires dans le but de repérer l’éclatement des frontières du littéraire engendré à cette époque par des ruptures propres à chaque genre qui remettent en jeu leurs positions hiérarchiques respectives. Il s’agit de développer les bases d’une réflexion sur les relations entre la modernité médiatique et l’émergence d’une modernité esthétique inédite en contexte canadien-français, et de prendre la mesure des transformations qu’occasionnent ces ruptures dans l’horizon d’attente d’un public élargi et pour de nouvelles instances critiques davantage spécialisées et de plus en plus exigeantes.

Dans une perspective se voulant la plus large possible, le texte inaugural de Denis Saint-Jacques aborde la fiction littéraire en considérant les « grandes » oeuvres publiées en volume (celles de Charbonneau, de Guèvremont, de Ringuet, etc.) comme celles publiées dans des périodiques ou jouées à la radio (La fiancée du commando[10], La métairie Rancourt[11], etc.). L’auteur démontre que, si la part littéraire la plus légitime semble peu portée à thématiser la guerre en s’orientant plutôt vers l’introspection psychologique, la part la plus commerciale exploite, quant à elle, les thèmes militaires et civils fournis par la conjoncture immédiate. David Décarie étudie ensuite le roman de la ville, dont l’histoire littéraire n’a retenu que les oeuvres consacrées de Gabrielle Roy (Bonheur d’occasion) et de Roger Lemelin (Au pied de la pente douce), laissant dans l’ombre plusieurs romans (notamment ceux d’Adrienne Maillet et de Geneviève de La Tour Fondue) qui présentent un caractère urbain dès les années 1930. L’étude de la bourgeoisie, qui occupe une place fondamentale dans ces romans, montre que la nouveauté des oeuvres de Roy et de Lemelin réside plutôt dans la mise en scène d’une classe populaire jusque-là absente de la production littéraire. Pour sa part, Chantal Savoie présente un examen de la culture féminine dans le Montréal de l’époque qui, au-delà des données concrètes permettant d’en cerner les spécificités, favorise une réflexion sur la vie culturelle hors des institutions, à l’écart des monuments et souvent en marge de la légitimité. La mise en valeur d’éléments inédits et leur exploitation permettent d’observer l’émergence d’une culture moyenne au Québec. Pierre Rajotte aborde le genre — souvent méconnu — du récit de voyage, qui témoigne lui aussi des transformations des modes d’écriture et de diffusion dans les années 1940. S’intéressant aux reportages de Gabrielle Roy, au récit de voyage africain de la journaliste Hélène J. Gagnon et aux textes radiophoniques de Jacques Hébert et d’Alain Grandbois, l’auteur y découvre un regard personnel, une ouverture inédite au monde et à l’Autre. Lucie Robert propose de son côté une réflexion sur la vie théâtrale, où l’on voit alors émerger la mise en scène et, par conséquent, la modernité sur la scène québécoise. Elle montre que le renouvellement du personnel théâtral qui s’effectue dans les années 1940, avec Émile Legault, Pierre Dagenais, Les Compagnons de Saint-Laurent et L’Équipe, entraîne une rupture avec le passé mais aussi avec le présent ; cette transformation du rapport au temps (temps de la répétition, de la représentation, de la fiction, de l’histoire, de la rentabilité économique et de la réalisation de la valeur sur le marché) — aspect peu étudié au théâtre — révèle une métamorphose profonde du travail artistique dans son ensemble. Dans la décennie 1940, le développement des revues intellectuelles joue, en parallèle avec la croissance des médias de masse, un rôle déterminant dans l’évolution du champ littéraire. C’est dans cette optique que Michel Lacroix et Élyse Guay étudient l’apparition, à l’intérieur d’Amérique française, d’une nouvelle figure d’écrivain combinant les traits du bouffon et du moraliste, et de nouveaux discours marqués par l’ironie et la brièveté, une « poétique de la saillie et du paradoxe[12] ». Karine Cellard analyse, quant à elle, le personnalisme dans la critique d’art d’Amérique française, de La Nouvelle Relève et de Gants du ciel. L’auteure éclaire ainsi la modernité d’avant Refus global, ce qui nous permet de mieux comprendre en quoi ce dernier effectue une rupture non seulement avec la critique dogmatique des décennies antérieures, mais aussi avec celle de ses proches prédécesseurs. Le dossier s’achève avec un article de Sophie Dubois montrant que, loin de marquer le début de la rupture littéraire et culturelle des années 1940, Refus global en représenterait plutôt le moment culminant. L’auteure propose une étude de la première réception critique du recueil, qui l’a réduit au texte « Refus global » pour en faire un pamphlet moderniste, et affirme qu’il faut, comme on le fait pour le reste de la production des années 1940, le réévaluer.

La réorganisation radicale des marchés tant restreint qu’élargi, la mutation rapide des rapports à l’espace et au temps, l’apparition d’une pensée ouverte à la modernité plastique et à l’autocritique sarcastique aboutissant en fin de parcours à un Refus global si diversifié qu’on en a vite oublié la complexité objective suffisent à désigner la révolution culturelle que nous voulons mettre en lumière ici. En somme, ce dossier souhaite faire voir la complexité du choc qui provoque l’exceptionnelle ébullition des années 1940 et qui offre, à notre avis, l’occasion de saisir la façon dont le littéraire fait sens dans l’ensemble de la société de l’époque, où à la fois le pôle littéraire, le pôle médiatique, le marché, la critique savante et les institutions acquièrent d’un coup une maturité sans précédent.