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Le poème se fait autant en prose qu’en vers. Et il n’y a jamais qu’un passage du poème : l’invention de soi dans un rythme. Vers ou prose[1].

Quand il écrit pour le peuple des morts, quand il veut animer le théâtre de la mort, se faire le ministre de ce théâtre d’ombres, il se situe délibérément de l’autre côté, dans l’envers de notre monde[2].

Les histoires me rentrent

par une oreille et

restent là[3].

Deux éléments reviennent sans cesse dans la critique de l’oeuvre de Patrice Desbiens : d’une part, que son écriture témoigne d’« une communauté en échec[4] » et, d’autre part, qu’elle conteste la poésie en tant que genre. Robert Yergeau note que Desbiens tord « le cou à la poésie et [fait] des pieds de nez à la littérature[5] », Elizabeth Lasserre parle du « caractère antilittéraire de cette écriture[6] », et Robert Dickson considère que l’auteur emploie « le langage de tout le monde[7] ». Dans la poésie de Desbiens, le sentiment d’exclusion et de marginalisation n’est pas vécu seulement par un groupe restreint d’individus, mais partagé par plusieurs. Si Myriam Lamoureux, à la suite de François Paré, signale à juste titre que, dans L’homme invisible[8], Desbiens décrit « la condition franco-ontarienne [comme résultant] d’une soustraction[9] », comme une « communauté qui n’existe que par la négative[10] », il semble légitime d’ajouter que cette affirmation pourrait s’appliquer à l’ensemble de son oeuvre. Car pour Desbiens, les affres du doute, la situation de précarité, l’état de vulnérabilité et l’expérience du tragique ne sont pas caractéristiques d’un groupe social déterminé, mais font partie de l’existence humaine et sont universels. En outre, même si son oeuvre fourmille de noms, de lieux, de références à des objets, il semble difficile de souscrire à la proposition d’Elizabeth Lasserre selon laquelle Desbiens « [ferait] de la poésie tout en refusant d’en faire[11] ». Certes, l’auteur raconte des histoires, fait fi de l’esprit de sérieux, et son écriture, parfois drôle, voire vulgaire, emprunte de temps à autre à l’oralité. Mais si son oeuvre est très narrative, elle s’avère néanmoins résolument poétique. Cet article repose sur l’hypothèse que rendre compte de l’existence pour Desbiens ne peut s’accomplir que par le biais d’une poésie narrative[12], une « prose choppée[13] », interrompue. Pour le poète, raconter toutes ces vies sans histoire, qui ne marqueront pas la mémoire de l’humanité, doit se faire en rendant explicite un certain échec de la narration. Chez lui, en effet, les fils tissant la trame du récit sont constamment rompus (« Il se réveille avec une envie/d’écrire de la fiction mais/il réalise qu’il est trop près/de tout pour écrire/de la fiction » [FF, 167[14]]). Afin de réfléchir à la narrativité de la poésie de Desbiens, nous emprunterons à la notion de montage développée par Georges Didi-Huberman dans les six livres rassemblés sous le titre L’oeil de l’histoire. Dans cette série, l’historien de l’art s’intéresse entre autres à Bertolt Brecht, Sergueï Eisenstein, Jean-Luc Godard, Pier Paolo Pasolini et Aby Warburg. Dans le quatrième essai, il renvoie notamment au Livre des passages, dans lequel Walter Benjamin se livre à un « “montage littéraire” qui ne dit ni ne démontre, mais montre et expose les mouvements de sa propre matière historique[15] ». Au coeur du projet de Didi-Huberman se trouve l’idée de réfléchir au « montage dynamique d’hétérogénéités[16]», à des formes esthétiques parvenant à faire dialoguer des « extrêmes éloignés[17] ». Didi-Huberman avance que, en marge de l’histoire, certains artistes et écrivains procèdent au « remontage des temps perdus[18] ». Dans les prochaines pages, nous nous intéresserons à la place qu’occupe la disparition dans la démarche poétique de Desbiens. Nous verrons d’abord que les portraits esquissés dans les poèmes servent, d’une certaine manière, à rendre leur dignité aux sujets qui y sont représentés. Ensuite, nous étudierons le rôle du montage chez le poète et constaterons que cette technique de composition permet d’exposer la fragilité. Après quoi, nous verrons que la description des sentiments d’insécurité, d’isolement, de malaise et de tristesse présente dans l’oeuvre de Desbiens sert moins à souligner qu’ils animent un groupe en particulier (les marginaux ou les Franco-Ontariens, par exemple) qu’à mettre en évidence le fait qu’ils unissent les hommes. Enfin, nous proposerons une lecture d’Un pépin de pomme sur un poêle à bois pour démontrer qu’il s’agit d’un recueil exemplaire de l’écriture de l’effacement, dans lequel les souvenirs d’enfance et la mort de la mère occupent une place prépondérante.

NARRATIVITÉS ROMPUES

La désignation générique de l’oeuvre de Desbiens semble poser problème à la critique. On évoque en effet souvent « l’ambiguïté générique de ses ouvrages[19] » et le fait qu’il s’agit d’une « poésie qui s’apparente à l’autobiographie et même au journal[20] ». Certains vont jusqu’à qualifier la démarche de l’auteur « d’acte de trahison générique[21] » et de « rejet violent de tout esthétisme littéraire[22] ». De telles lectures se fondent sur le caractère narratif des poèmes de Desbiens, la prétendue authenticité de son style, « la simplicité désarmante de ses textes[23] » ; elles utilisent l’argument selon lequel son « écriture est à l’avenant, très près de la vie, de sa vie[24] ». Pour de nombreux critiques, la qualité de l’oeuvre de Desbiens résiderait dans sa prise de distance d’avec la poésie telle qu’on se la représente habituellement :

Si, traditionnellement, la poésie se compose de pensées et sentiments élevés dans un langage élevé, chez lui elle est au départ le langage de tout le monde, un langage réduit, minimaliste, qui véhicule des pensées et sentiments « pas toujours catholiques », pour ainsi dire[25].

Dans ce passage, Robert Dickson renvoie — pour l’opposer à la démarche poursuivie par Desbiens — à une conception classique ou idéalisée de la poésie voulant que celle-ci soit d’une valeur morale et intellectuelle supérieure[26]. Dominique Combe a écrit sur cette attitude critique qui consiste à opposer la poésie, symbolisant la pureté, au récit, qui menace de la corrompre[27]. Il est vrai que Desbiens lui-même, à propos de son écriture, avance qu’il « n’y a pas de technique. Je pense, je vis et je parle comme ça. C’est naturel[28] ». Ce faisant, il semble encourager une lecture non poétique de son oeuvre et il donne l’impression d’y valoriser l’absence d’intermédiaire, de démarche intellectuelle ou d’élaboration complexe. Si l’auteur des Cascadeurs de l’amour n’adhère pas à une conception de la poésie comme « action transformante et unifiante d’une réalité mystérieuse que nous appelons poésie pure[29] », il affirme néanmoins dans un entretien que « [l]a poésie est la forme la plus pure de la littérature[30] ». La « pureté » à laquelle renvoie le poète évoque l’absence d’altération et l’expression la plus juste de son expérience personnelle, de sa « pensée poétique[31] » pour emprunter la formule d’Henri Meschonnic.

Dans ses poèmes narratifs et ses « “récits”[32] », le poète se fait le « chroniqueur du quotidien[33] » des laissés pour compte, mais aussi, plus largement, de tous ceux dont l’histoire ne retiendra pas le nom : « Elle [sa mère] ne sait rien./Elle ne veut rien savoir./Elle ne veut pas d’histoires et/l’histoire ne veut pas d’elle. » (P, 13) Dans Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Judith Butler s’intéresse à la précarité, à la vulnérabilité, et se demande s’il y a « des genres de vie qu’on considère déjà comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de destruction ou d’abandon[34] ». Desbiens se soucie des existences qui ne « comptent que de manière ambiguë comme des vies[35] », les considère avec bienveillance et les traite avec respect.

VIES INFINIES

La critique a relevé à quel point la télévision et plus encore le cinéma sont omniprésents chez Desbiens[36]. Il suffit en effet de penser à La fissure de la fiction (on y retrouve une « caméra qui le suit/partout comme un diable » [FF, 167]), à Poèmes anglais (« Je me sens comme/un vieux hippie qui/a trop bu et/déboule dans les marches/comme Buster Keaton » [PA, 72-73]), à L’espace qui reste (« accident par-dessus accident/c’est filmé au ralenti/on voit tout :/des morceaux de char/des morceaux de moi/des morceaux de toi/répandus à travers/l’espace carcasse » [E, 33]) ou encore à Sudbury :

Tous les chemins mènent à Coulson.

Dans le parking du centre d’achats les cowboys forment

un cercle de chars pour mieux se défendre contre

les Indiens qui insistent de mourir à la chaleur du

centre d’achats.

S, 8

L’idée du montage est décelable dans cet extrait faisant un clin d’oeil aux westerns américains puisque l’auteur rapproche des univers culturels et temporels éloignés l’un de l’autre : l’imaginaire de la conquête de l’Ouest — l’aventure, le danger — est mis en rapport, non sans ironie, avec le réel franco-ontarien dont le centre commercial et son parking — l’ennui, l’absence de sens, la consommation qu’ils symbolisent — sont en quelque sorte la métonymie.

Or, le montage dans son oeuvre ne se limite pas à la référence télévisuelle ou cinématographique, mais au fait que le poème résulte du côtoiement d’éléments divers. La fracture, l’addition, la liste, l’énumération et le rapprochement définissent la poésie de Desbiens, qui juxtapose des anecdotes, des récits de vie et des références culturelles. Consignant des réflexions et rapportant des paroles entendues, l’auteur écrit d’une certaine façon pour mémoire ; il transcrit sur un support matériel ce qui a été dit et dont on aurait autrement perdu tout souvenir.

L’oeuvre de Desbiens témoigne d’une interrogation sur les origines et exprime le sentiment qu’a l’auteur d’être surgi de nulle part, comme dans ce court poème tiré de Pour de vrai : « J’ai un trou de/mémoire où/j’avais une tache/de naissance./C’est de là que/je viens et/c’est par là que/je m’en vas./Je rentre et sors de/mon pas si propre/trou de mémoire. » (PV, 22) Le poème « Le pays de personne », publié en 1995, porte sur le sentiment d’exclusion et de non-appartenance. Il s’ouvre sur la mention d’un nom de commerce, mais sans que soit indiquée la ville dans laquelle il se trouve. Le renvoi à des lieux, comme le « dépanneur Dorval », permet souvent à Desbiens de créer une impression de familiarité, d’ancrer sa poésie dans le quotidien.

Dans « Le pays de personne », Desbiens présente un sujet malheureux, dysphorique, menant une de ces « vies ambiguës » décrites par Judith Butler :

Le pays de personne

Au dépanneur Dorval :

une bouteille de Cousins de

France

un paquet de cigarettes et

une couple de cannes de binnes.

Ça fait vingt piastres.

Je fouille dans mes poches et

je ne trouve que des roches.

Des roches de Sudbury.

Des roches de Timmins.

Monsieur Dorval reste un peu

bête.

Moi aussi.

Je lui dis :

c’est de l’argent franco-ontarien

c’est quoi le taux de change ?

[…]

Je suis à Québec :

je m’achète des fleurs en plastique

au Kresge.

Je les mets dans un vase.

Elles meurent.

Le mur de Berlin n’est plus

mais Pink Floyd en a construit

un autre pour un petit cachet et

Nelson Mandela est libre mais sa

femme est accusée de meurtre et

les Russes ont construit un

McDonald sur la tombe de

Maïakovski et

[…]

Est-ce que je suis content de

rencontrer une Québécoise à un

party à Sudbury qui me répond

en anglais à chaque fois que

je lui parle en français ?

[…]

et ma blonde pense que je la

trompe avec mon passé

mais je n’ai pas de passé.

Je suis le pays de personne

je suis un Canadien erreur

errant le long des rues de

Québec et

j’ai une chanson dans le coeur et

un chausson dans la gueule

a song in the heart and a

sock in the mouth et

demain c’est la fête de ma blonde

et

la fête du Canada.

PP, 123

Le mal-être prend différentes formes dans ce poème. Il est lié, notamment, à la pauvreté matérielle : « une couple de cannes de binnes/[…]/Je fouille dans mes poches et/je ne trouve que des roches ». La douleur et la malchance sont telles qu’elles semblent transmissibles, contagieuses : « je m’achète des fleurs en plastique/au Kresge/Je les mets dans un vase./Elles meurent. » De nombreux noms de villes (« Sudbury », « Timmins », « Berlin », « Québec ») ou de nationalités (« Russes », « Anglais », « Québécoise », « Canadien ») sont mentionnés dans le poème et plusieurs références renvoient à l’étranger (« Cousins de/France », « Nelson Mandela », « oreilles du prince Charles »). La culture savante (« Maïakovski », Pieds nus dans l’aube) côtoie la culture populaire (« Docteur Ballard », « Dominique Michel », « Pink Floyd », « McDonald », « Hart rouge ») et, comme pour l’ici et l’ailleurs, le narrateur oscille entre les deux (lieu de passage, le dépanneur a le même nom que celui porté autrefois par l’aéroport international situé dans l’agglomération de Montréal). Son sentiment d’inadéquation se révèle également dans la difficulté à créer un échange (« Des roches de Timmins./Je lui dis :/c’est de l’argent franco-ontarien/c’est quoi le taux de change ? ») et à poursuivre un dialogue : « Est-ce que je suis content de/rencontrer une Québécoise à un/party à Sudbury qui me répond/en anglais à chaque fois que/je lui parle en français ? » Dans ce poème, la juxtaposition ne permet pas d’établir des liens, d’unir ou de rapprocher. Au contraire, le montage met en évidence l’éloignement, la différence et l’incompréhension. C’est ainsi que, dans « Le pays de personne », les références à la vie personnelle et à l’actualité internationale font état de démantèlements, d’échecs ou de disparitions : il suffit de penser à la destruction du mur de Berlin, au concert de Pink Floyd à Venise, le 15 juillet 1989, qui endommagea la ville[37], ou à l’ensevelissement de la tombe du poète Maïakovski sous un restaurant McDonald’s[38]. Les cent sept vers qui forment l’entièreté de ce poème expriment la désolation, l’accablement et la solitude.

Dans « Le pays de personne », le montage d’éléments divers (liés au lieu dont est issu le poète, à l’époque dans laquelle il évolue, à l’endroit où il se trouve, à ses souvenirs) fait ressortir les angoisses qui l’assaillent dans toute son oeuvre. Les derniers vers révèlent l’ambivalence profonde de Desbiens par rapport à Sudbury qui, comme Timmins, constitue pour lui un lieu incontournable. L’évocation de ces villes minières renvoie non seulement à l’origine, mais aussi à la béance, au vide, à l’abîme (« Entre Sudbury et Timmins/il n’y a que le vide » [S, 14]). « Le pays de personne » dont il est question dans le poème n’est pas celui dont nul ne proviendrait, mais celui de la non-appartenance elle-même ; le lieu de quiconque ou de n’importe qui. Il s’agit du pays des hommes invisibles, de ceux qui, guettés par la folie, « se parlent/tout seuls ».

Chez Desbiens, l’énumération sert à définir son appartenance à une communauté. Toutefois, le recours fréquent à la liste renvoie aussi à l’absence de perspective totalisante et à l’impossibilité d’offrir une description exhaustive d’un événement ou de transmettre fidèlement une émotion. L’abondance extraordinaire de noms, de choses, de lieux, d’histoires dans l’oeuvre de Desbiens crée un effet de vertige[39]. Le poète procède ainsi souvent par accumulation. En effectuant des recoupements et des rapprochements, il met en scène le monde et les éléments qui le composent, prend en compte ses incohérences, reflète son « hétérogénéité ». Comme l’écrit Georges Didi-Huberman au sujet du montage, cette technique

fait surgir et ajointe ces formes hétérogènes en ignorant tout ordre de grandeur, toute hiérarchie, c’est-à-dire en les projetant sur le même plan de proximité, comme sur le devant de la scène[40].

Façon de montrer toute disposition comme un choc des hétérogénéités. C’est cela, le montage : on ne montre qu’à démembrer, on ne dispose qu’à « dysposer » d’abord. On ne monte qu’à montrer les béances qui agitent chaque sujet en face de tous les autres[41].

Si les poèmes de Desbiens relatent souvent des anecdotes personnelles, le montage permet de faire apparaître ce qui se rencontre couramment, ce qui appartient à tout le monde et est dépourvu de véritable originalité. Dans son oeuvre, l’histoire personnelle, ordinaire, se confond constamment avec celle du groupe. De ce point de vue, permettre à l’existence singulière d’atteindre un certain degré d’impersonnalité fait en sorte qu’un récit de vie particulier semble contenir l’expérience de la vie elle-même.

SINGULIÈRE HUMANITÉ

Exilé culturel, le poète erre entre les signes comme entre les villes qu’il fréquente. Le côtoiement de différentes formes d’art (« Je lis du René Char/en écoutant du ZZ Top » [RP, 8]) est partout présent dans son oeuvre et révèle un rapport d’étrangeté face à la culture. Le poète ne considère pas sa démarche créatrice comme étant pleinement légitime et s’attribue un rôle secondaire consistant à laver le char de Paul Eluard :

Je veux écrire maintenant.

Je veux écrire comme

Paul Eluard.

En attendant

on me laisse laver

son char.

PA, 63

Les poèmes de Desbiens exposent un univers en ruine, post-contre-culturel, où nulle revendication ne semble encore possible. Les signes culturels — même ceux de la contre-culture — semblent avoir perdu leur fonction émancipatrice ou leur potentiel identificatoire. L’appartenance, la filiation, l’héritage ne sont pas revendiqués et seule la folie peut être partagée (« Il devient fou./Mais/pas plus fou/qu’un autre[42]. » [TL, 20]). Le poème s’écrit dans un après, où le sentiment d’infériorité domine. Le fake, le cheap et le kitsch y occupent une place importante. Dans une telle perspective, le poème est voué à s’écrire « sur des factures[43] », ou à se transformer en « chanson de/Bruce Springsteen/sur une musique de/Lucien Hétu » (PA, 71), comme si la parole poétique devait être médiatisée, passer par un intermédiaire pour être entendue.

Si l’on a souvent fait de Desbiens le porte-parole de la condition des Franco-Ontariens[44], tous les individus — francophones, anglophones, Amérindiens, hommes, femmes, enfants — décrits dans ses poèmes font l’expérience de la misère culturelle. La poésie de Desbiens rend compte de nombreux déplacements, mais les villes visitées et les espaces évoqués — Timmins, Sudbury, Québec, Moncton, Hearst, Montréal — se ressemblent tous. Leurs habitants sont rongés par le même mal et éprouvent une sensation de vide. La marginalité paraît être, paradoxalement, l’état dans lequel se trouvent tous les hommes. Afin de recueillir la parole de ceux qui sont sans voix, Desbiens emploie notamment deux techniques : l’usage répété du nom propre (sujet connu ou non, réel ou fictif) — « Jean-Paul Sartre » (PA, 33) ; « Robert Paquette » (S, 48) ; « Woody Guthrie » (DAC, 15) — et, à l’opposé, le recours à des sujets indéterminés (« le voisin d’en face » [PP, 111] ; « Un homme se replie/sur lui-même » [V, 37]), des lieux non précisés (« Dans un restaurant » [PV, 56] ; « dans cette chambre/où j’entends soupirer » [S, 27]) ou des temporalités non définies (« Un jour au ministère des Affaires indiennes » [TL, 35] ; « Un soir de juin/sur la terrasse » [TL, 77]). Dans la communauté de ses poèmes, « John Doe » côtoie « Gaston Miron » (TL, 22 et 24). Desbiens parvient ainsi à donner une portée universelle à son expérience personnelle, conférant à ce qui est singulier « un sens premier, qui éveille aussitôt quelque chose dans la vie des autres[45] » comme l’écrit Frédéric Worms dans son ouvrage Penser. À quelqu’un. Michel Beaulieu avait d’ailleurs repéré chez Desbiens « une vision discontinue, heurtée, appuyée sur l’anecdote, sur l’événement banal, mais sachant s’extirper de cette gangue pour atteindre au pur objet poétique[46] ».

Dans le poème « Wawa », publié dans En temps et lieux, Desbiens ne raconte l’histoire de personne en particulier, mais celle de « quelqu’un », de « quelqu’une » ou d’un couple indéterminé (d’amis, d’amoureux, d’autostoppeurs montés par hasard dans le même véhicule ?), et parvient ainsi à nous faire ressentir le sentiment d’abandon :

Il y a

quelqu’un

et/ou

quelqu’une

qu’on dépose

sur le côté coupant

de la route 101 et

qu’on laisse

seul et sale et

le ventre vide

avec une valise de linge froid

sur la neige

sous le black eye

d’une lune poquée

dans le ciel cinglé

de

Wawa

Ontario.

TL, 15

D’emblée, la tournure impersonnelle « Il y a » confère au poème un caractère narratif. L’anecdote renvoie, plus largement, à une expérience partagée par plusieurs : celle de se heurter à l’indifférence d’autrui, de souffrir d’abandon ou de ressentir fortement la solitude. Il s’en dégage une impression de distance, d’indifférence, de froideur, non seulement à cause de la température décrite, mais parce que l’univers présenté semble dur, déshumanisé, impitoyable. Les hommes ne sont d’ailleurs plus les seuls susceptibles d’être atteints de folie ou victimes de violence : chez Desbiens, le ciel est fou (« cinglé ») et même la lune, amochée (« poquée »), a un oeil tuméfié (« black eye »).

Nous avons déjà mentionné que les noms propres abondent dans l’oeuvre de Desbiens. Or, dans le poème cité, l’auteur fait certes référence à des lieux précis (« route 101 », « Wawa », « Ontario »), mais renvoie aussi à des personnes non identifiées. Abandonnées sur le bord d’une route, au milieu de nulle part, en pleine nuit hivernale, elles sont d’autant plus vulnérables qu’elles sont totalement anonymes et menacées de disparaître sans laisser de traces. Les paronymes « seul et sale » ainsi que l’évocation du « ventre vide » renvoient à l’effacement, à l’abattement, à l’anéantissement. Enfin, la mention des toponymes renforce le sentiment de déshumanisation puisque seules des portions de l’espace (une route, une ville, une province) sont reconnaissables. Ce poème — comme tant d’autres de Desbiens — raconte le malheur d’un ou de deux individus rejetés, mais évoque surtout l’expérience de l’exclusion elle-même.

« UN PÉPIN DE POMME »

Nul recueil de Desbiens ne va aussi loin dans l’exploration du temps qui passe et de la mort à venir que le recueil Un pépin de pomme sur un poêle à bois, publié en 2011. Ce « pépin » n’est autre que le poète lui-même : la graine de la pomme, exposée lorsqu’elle a été croquée, symbolisant l’ovule fécondé et l’union de Fleur-Ange Scanlan avec un père qui demeure anonyme dans le livre. Or, ce pépin abandonné sur le poêle est vraisemblablement brûlé, sec, et incapable de semer la vie, de se transformer. Le poète considère qu’il appartient davantage au passé qu’au futur (« Je suis présent dans le passé » [P, 9]) et peint ici son propre portrait — sa jeunesse à Timmins. Il entend la voix de sa mère (« Elle dit mon nom./Elle répète mon nom, comme/une litanie. » [P, 5]) et ressent sa présence (« Je sens sa main/maternelle et glaciale. » [P, 5]). Il faut souligner que Desbiens pratique l’art du portrait dans toute son oeuvre. Avec ses poèmes, il réalise des croquis et donne un aperçu de la vie de ses sujets, comme l’indiquent notamment les titres suivants : « Julie (un aperçu) » (TL, 10) ; « Nicole » (S, 99) ; « Le poète de st-marc-des-carrières » (V, 10-11). La représentation de personnes se manifeste aussi dans l’intérêt de Desbiens pour la photographie. On retrouve une photo de sa mère (c’est, à tout le moins, ce que peut imaginer le lecteur) sur la couverture de Pépin, et de nombreux recueils comportent une image du poète lui-même qui se met en scène[47], poussant ainsi le lecteur à établir un parallèle entre sa vie et sa poésie.

Dans ce recueil, Desbiens relate son histoire personnelle ainsi que celle d’autrui, mais fait surtout ressentir l’urgence d’écrire avant de disparaître (« Les larves ont déjà commencé/la construction des condos dans/ ma chair encore chaude. » [P, 55]) :

J’écris ceci avec l’efface de mon

crayon, comme une cassette qui

se rembobine.

Je me sers un autre verre de

scotch.

P, 5

Écrire l’effacement (« J’écris rien/ou/j’écris/rien » [SC, 29]), remonter en amont, non pour raviver un passé évanoui, mais pour mourir, disparaître définitivement, dans le texte. Le poète partage avec le lecteur des souvenirs dont certains continuent de le faire souffrir, comme celui d’une visite au bureau de l’aide sociale qu’il fit avec sa mère, fragile, impuissante, humiliée :

J’écris ceci :

Mister McGee

Fleur-Ange Florence Maman

Mémére Mémoire Scanlan est

Au bureau du BS à

Timmins Ontario.

Elle attend son tour.

Sous son manteau d’hiver

beaucoup trop grand

elle est toute petite

toute petite.

[…]

Elle entend un bruit qui

ressemble à son nom.

MISSUS FLORIENT THE BEAN

[…]

Ma mère

la binne en question

se rend au comptoir

Il lui dit quelque chose

très vite à travers la vitre

Elle essaie de répondre mais

il ne sort qu’un mot qui

essaie de s’envoler mais

s’écrase comme un oiseau.

[…]

Il crie comme Foghorn Leghorn.

Elle rétrécit et disparaît dans

son manteau d’hiver.

Le manteau d’hiver devient

une maison chaude et

silencieuse.

Noiraud.

c’est le nom du chat mort.

le chat mort de son âme

qui dort et qui hurle

dans le poêle à bois.

P, 25-27

Si le souvenir de cet épisode reste pour lui pénible, douloureux, l’auteur fait aussi preuve d’humour à travers ses références aux personnages de dessins animés[48] et la prononciation ridicule de l’employé au comptoir qu’il reproduit et qui contribue à renforcer le pathétique de la scène narrée. Tout le livre gravite autour de la question du vrai et du faux (« Elle n’est pas morte/Elle fait semblant. » [P, 5]). Or feindre, affecter, simuler consiste à jouer avec la vérité, à faire passer pour vrai quelque chose qui ne l’est pas. Dans ce recueil, le montage — l’accumulation de détails — contribue à créer un effet de réel, à donner de la vraisemblance à la scène décrite. Cela ne manque pas de rappeler au lecteur de Desbiens le recueil Pour de vrai[49], vocable qui, dans un registre familier, signifie « réellement », « sans contredit », « sérieusement », « véritablement ». Consterné, foudroyé à la suite de la nouvelle d’un décès, on affirmera souvent que « cela ne peut pas être vrai ». Or la question de la fausseté dans le livre Un pépin n’est pas liée à la mort elle-même, mais au fait que les souvenirs sont des constructions mémorielles éloignées d’une vérité maintenant évanouie et impossible à rétablir. Ainsi, alors que sa mère « se retrouv[e]/nulle part » (P, 12), qu’elle « nage dans le néant » (P, 22) ou qu’elle « plane/comme un aéroplane » (P, 46), Desbiens lui offre, dans le poème, le seul espace qui reste — pour reprendre l’un de ses titres. Un pépin de pomme sur un poêle à bois est un livre-cimetière, un livre-testament dans lequel Desbiens recueille des morceaux d’existences et fait le récit de la disparition, de la défaillance de la mémoire (« Mémoire mémère vacille » [P, 24]). Seuls le signe, le mot et l’écriture sont porteurs de vérité, et c’est pourquoi les vers tels que le performatif « J’écris ceci : » ou « Comme le mot : » reviennent sans cesse dans le texte :

Comme le père que je n’ai

jamais connu.

Il n’y a que des photos.

Dans les photos il a l’allure

d’Alain Grandbois.

Le front haut et

le regard baissé

vers la terre

vers l’infini qui l’a

finalement repris.

Il est mort.

Il ne fait pas semblant.

Il est mort. Comme le mot :

mort.

P, 16

Contrairement à la mère qui « fait semblant » — puisque sa présence habite toujours le poète qui témoigne de leurs vies communes —, le père est mort, incontestablement. Desbiens ne l’ayant pas connu, il n’a pas de souvenirs ni de mots pour lui.

INTENSIFIER LA DISPARITION

Desbiens écrit « dans l’envers de notre monde » dont il explore les aspects cachés et il montre au grand jour ce qui n’est généralement pas destiné à être vu, ce qui est occulté, dissimulé. Chez lui, le poème sert souvent de sépulture et rend inlassablement compte de la disparition. Le poète s’érige contre la fausseté et le mensonge, mais l’échec demeure puisque nul ne peut leur échapper et se soustraire entièrement à leur domination. Desbiens raconte des histoires non pour tenter de redonner vie aux disparus, mais pour rendre compte du vécu de ceux qu’il a côtoyés, de l’empreinte indélébile qu’ils ont laissée dans sa mémoire. En ce sens, son écriture constitue une « dérive de l’après-mort et non pas le cheminement vers la source de vie[50] », pour emprunter les mots du philosophe Michel Foucault commentant son propre rapport à la littérature. Si la poésie de Desbiens se situe au plus près de la prose, la narration qui la compose est constamment interrompue, entrecoupée, inachevée. L’auteur ne confie au lecteur que des traces de vies, des indices d’existences précaires et brisées. L’oeuvre du poète repose sur le montage, l’assemblage d’éléments divers réunis dans un même texte, formant un ensemble hétéroclite mais cohérent, présentant des caractères partagés pour révéler, ultimement, une nature commune à tous les hommes.