Dossier

InéditÉléments de poésie [extraits][Record]

  • Michael Delisle

Dans la vie d’un homme, la répétition est à la fois le mystère et la clé du mystère. Je ne sais pas pour les femmes, mais pour les hommes, c’est comme pour la poésie, ça se fonde sur la répétition nécessaire au rythme et rien d’autre. On goûte le poème avec cette attention aux sons qui reviennent. On comprend le sens d’une vie en s’attardant aux répétitions. Ma première expérience de la répétition remonte à l’hiver de 1959. Je parle ici d’une répétition en regard du rythme. Dehors, la neige bien tassée tapissait la rue Fontainebleau à Ville Jacques-Cartier. La nuit était calme et le froid sec feutrait les bruits. Les voisins ont entendu le claquement d’une portière de taxi, le crissement d’escarpins dans la neige, des pas saccadés, l’éternuement flûté d’une jeune femme qui a fêté et qui rentre tard. Son pouffement avant d’ouvrir la porte. Il n’était pas minuit, il était presque onze heures et quart. À l’intérieur l’attendait mon père. Au son du taxi, dans une de ses rages noires qui le rendaient sourd, il a lancé l’escabeau sous la trappe du grenier et l’a grimpé pour chercher une arme. Il y en avait remisé plusieurs, le jour où il avait décidé de ne plus faire de hold-ups. Il est descendu avec une carabine qu’il a chargée de deux cartouches devant ma mère qui, dans ses escarpins vacillants, se tenait à l’autre bout du corridor. Sans hésiter, elle est allée me chercher dans mon lit et elle est revenue devant lui, en me tenant à bout de bras. Papa la visait pendant qu’elle me tenait par le tronc dans les airs en suivant le mouvement du canon de façon à ce que je fasse écran. J’avais quelques mois. J’étais tout nu, les pattes dans le vide et, mu par une pulsion bien archaïque, j’ai imité ses hurlements. Elle hurlait « Tire ! Enwouèye, tire ! » et moi je criais des voyelles. Notre chant a eu l’effet d’une douche froide sur la furie de mon père, qui a toujours réagi fortement à la musique. Ma mère, avec un sens de la saga qui lui venait de ses ancêtres celtiques, m’a souvent raconté comment elle était juste sortie prendre un verre avec ma tante Flo et comment, par la suite, pendant toute une année, la nuit, à onze heures et quart pile, je me mettais à pleurer. Pas onze heures. Pas minuit. Onze heures et quart pile. Réglé comme l’heure des nouvelles. Et au bout d’un an, je me suis tu. C’est l’épisode le plus ancien de mon histoire. Je ne sais rien d’avant ces chants de onze heures et quart qui ont duré un an. Cette nuit est la nuit de mon histoire. Au fil des ans, il y a eu diverses versions : Au fil des ans, j’ai fini par me fabriquer une version zéro : ma mère, dont la grande beauté à l’adolescence lui avait permis d’espérer mieux que mon frère et moi comme avenir, a appelé une gardienne pour aller montrer au monde son allure de star dans un bar-motel du boulevard Taschereau. Mon père est rentré plus tôt que prévu, étonné de trouver une gardienne. Quand ma mère est rentrée pompette, mon père l’a visée avec une arme de chasse en la sommant de lui dire avec qui elle avait couché. Devant le fusil armé, elle est allée me chercher pour servir de bouclier. J’ai pleuré un an et quand j’ai cessé de pleurer, tout est rentré dans l’ordre. C’est comme ça que l’ordre a commencé. Avec mon silence. L’ordre a duré …