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Le Québec a toujours eu des historiens médiatiques, publics, oscillant entre l’anecdotique et le roman national. Parfois ils trouvaient la mesure, parfois pas. Ce fut à une certaine époque Hector Grenon, et plus tard Marcel Tessier, Jacques Lacoursière et Denis Vaugeois, les deux derniers appartenant à cette école mauricienne, proche de feu l’abbé Albert Tessier. Si les formations respectives de ces historiens variaient beaucoup, certains étant autodidactes tandis que d’autres étaient passés par l’université, les historiens publics sont désormais bardés de diplômes. Ils sont même, très souvent, professeurs d’université. On pensera à ce titre à Laurent Turcot, professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières, et surtout à Éric Bédard. Ce dernier a fait paraître à l’automne 2017 un recueil d’essais : Survivance. Histoire et mémoire du xixe siècle canadien-français[1].

Je ne révèle pas de secret : le professeur de la TÉLUQ est un conservateur. Cela ne signifie pas que Bédard est pour la peine de mort, qu’il espère les femmes au Bas-Canada, qu’il mise beaucoup sur le charisme d’Andrew Scheer (good luck), ou que sais-je encore. Mais il veut conserver ce que le Canada français, qui a bien quelque chose de la construction mythologique, a fait de mieux. Si son ami Mathieu Bock-Côté en appelle à ces valeurs canadiennes-françaises qui sont bonnes parce que canadiennes-françaises, Bédard va plus loin. Dans son essai de 2011, Recours aux sources, l’historien considérait déjà qu’il fallait « retrouver les termes particuliers d’une “tradition de débats” et […] suivre ainsi la “trace” d’une discussion sur la “question du Québec”[2] ». Autrement dit, il fallait identifier dans le passé les traces de débats qui informent les questions d’aujourd’hui. Cela donnait lieu à des rapprochements étonnants : « Certains radicaux ultramontains rejetaient purement et simplement, un peu comme les leaders de Québec Solidaire, le matérialisme américain[3]. » J’imagine mal un repas entre Manon Massé et Mgr Laflèche.

La solution est pourtant là, semblait déjà dire Bédard : « En somme, le Canada français conservateur risque de nous intéresser à nouveau si nous savons renouveler notre lecture des questions qui continuent de nous hanter comme collectivité minoritaire aux prises avec certains défis particuliers[4]. » Mais que signifie exactement le « Canada français conservateur » ? Ce n’est plus l’attitude de celui qui regarde vers le passé qui est conservatrice ; c’est, par une hypallage qui a quelque chose du tour de passe-passe, l’époque elle-même. Celle-ci se limite-t-elle donc à la seule période 1840-1870, époque réformiste que d’aucuns considèrent comme « conservatrice » ?

Autre question : en quoi la mise au jour de cette tradition de débats éviterait-elle le piège téléologique que Bédard associe au soi-disant « métarécit » libéral, dont le versant historiographique serait incarné par des historiens tels que Jean-Paul Bernard, Philippe Sylvain et Yvan Lamonde ? Je rappelle les propos de Bédard : « Le grand récit libéral du xixe siècle est donc celui d’un antagonisme entre les forces de liberté et celles de la réaction, c’est-à-dire entre les forces du Bien et du Mal », et se « termine généralement par la victoire éclatante et définitive de la liberté sur les forces de la réaction et de l’Ancien Régime[5] ». Bref, un beau modèle dialectique. Mais en quoi la tradition de débats dont parle Bédard est-elle exempte de l’idée de résolution, qui pourrait être, dans ce cas-ci, la mise en pratique d’une saine gestion du conservatisme, définie par Bédard ? Oeil pour oeil, dent pour dent, et synthèse pour synthèse.

Tout ça était écrit dans Recours aux sources en 2011. Entre-temps, il s’est passé un printemps étudiant, un gouvernement péquiste qui a à peine dépassé le temps des cerises, une charte des valeurs qui a noyé le poisson et son parti, une austérité, etc. Et pourtant. Je me suis senti sur le même seuil en lisant Survivance. Histoire et mémoire du xixe siècle canadien-français. Les textes colligés ici, parus initialement entre 2002 et 2016, sans compter quelques inédits, en restent aux sujets habituels de Bédard, sans qu’on parle pour autant de redites. Mais ce sont bel et bien les mêmes terres, celles qui fument encore, après l’échec des rébellions de 1837 et 1838, et qui permettent de voir aller la génération réformiste, qui voguera vers un bleu rassurant, style sir George-Étienne Cartier.

On a tout de même quelques surprises en lisant Survivance. Déjà, l’épigraphe détonne. Bédard reprend les mots de Marc Bloch. Il cite Apologie pour l’histoire : « Robespierristes, anti-robespierristes, nous crions grâce : par pitié, dites-nous, simplement, quel fut Robespierre[6]. » Étrange formule, pas particulièrement représentative de l’historiographie de Bloch, donnant en tout cas l’impression que l’histoire peut retrouver le passé tel qu’il a été, lequel serait resté intact malgré la lourdeur des strates temporelles qui l’ont écrasé. Bédard évoque pourtant du même souffle Hayden White, que l’on invoque quand on veut dire que l’histoire est toujours une mise en récit.

Éric Bédard propose néanmoins de revêtir une sorte de voile d’ignorance : « [D]écouper l’histoire en moments plutôt que faire la genèse d’avènements. » (72) Qu’est-ce à dire ? Il précise : « Par “moment”, on pourrait voir un temps pris isolément, arraché à une continuité. Un temps donné que l’on observe en tentant d’oublier ce que serait devenue la société d’aujourd’hui. » (72) En outre, cette lecture segmentée de l’histoire devrait loger à l’enseigne de l’empathie. En effet, certains historiens professionnels au Québec n’y ont pas mis suffisamment de coeur, rappelle Bédard dans un autre texte du recueil :

Le vaste public des lecteurs et des passionnés du passé n’attend pas seulement des historiens professionnels qu’ils ouvrent de nouveaux « chantiers de recherche ». Il veut se reconnaître dans l’humanité de ses devanciers, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs. Ces lecteurs veulent sentir que les grands troubles de leur existence, personnelle et collective, furent le lot des générations antérieures. [...] Chez [Serge] Gagnon et [Gérard] Bouchard, on ne sent pas cette humanité.

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Histoire encapsulée et empathie : on s’étonnera de retrouver là des mots qui rappellent Walter Benjamin. Sa thèse VII sur le concept d’histoire, qui remonte à 1940, donne en tout cas à penser que la proposition d’Éric Bédard n’est pas nouvelle :

À l’historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d’oublier tout ce qu’il sait du cours ultérieur de l’histoire. On ne saurait mieux décrire la méthode avec laquelle le matérialisme historique a rompu. C’est la méthode de l’empathie. Elle naît de la paresse du coeur, de l’acedia, qui désespère de saisir la véritable image historique dans son surgissement fugitif.

L’interprétation du passage ne va pas de soi, comme cela arrive chez Benjamin par ailleurs, mais on peut imaginer qu’il y a une certaine facilité associée à cette idée d’isoler des pans du passé, qui fige les résultats de l’histoire, des luttes entre dominants et dominés, comme autant de points sur un tableau indicateur. L’empathie qui en résulte, selon Benjamin, se rattache naturellement aux gagnants de cette histoire.

Il ne s’agit nullement d’affirmer qu’il y a paresse du coeur chez Éric Bédard. Loin de là. Mais peut-on réellement isoler ces périodes de l’histoire en espérant en finir avec une soi-disant téléologie libérale, qui donne à Papineau et tutti quanti le beau rôle ? Force est de constater que l’empathie de Bédard est dirigée vers les hommes de 1840, les réformistes, qui sont les gagnants de l’histoire, même si leur mémoire a pâli. Quand bien même on voudrait atteindre une capsule temporelle enfouie dans la terre, on ne pourrait faire autrement que de creuser en sachant ce qu’on cherche. Et Bédard le dit lui-même : « Dans le cas de l’histoire du Québec, ces moments devraient tourner autour d’événements structurants de notre mémoire collective [...]. » (72) Et ces événements, ils ne vont pas de soi.

Cette historiographie de l’isolement (à moins qu’il s’agisse d’isolation), qui n’est pas sans implications idéologiques, mais qui ne me semble pourtant pas structurer le reste du recueil de Bédard, a peut-être des applications bien concrètes, bien contemporaines. La biographie que Charles-Philippe Courtois vient de consacrer à Lionel Groulx pourrait être vue sous cet angle.

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Lionel Groulx. Le penseur le plus influent de l’histoire du Québec[7] (le sous-titre est pour le moins présomptueux) ne propose certes pas de tout oublier avant et après le chanoine Groulx pour mieux l’isoler dans son coin. On y trouvera même plusieurs mérites — les années 1930 et le succès de Lionel Groulx superstar nationaliste me semblent, par exemple, bien racontés. Il n’empêche que le lecteur ne se décolle pas beaucoup de la soutane du chanoine et qu’il n’a guère d’espace pour remettre en question ce que Groulx dit et fait. Ça manque de jeu, peut-être même d’air. Et cela crée d’étranges effets narratifs, qu’un biographe peut à bon droit employer — pourvu qu’il soit constant. Dans sa biographie, Courtois devient ainsi narrateur omniscient (« En remontant la rue Saint-Denis, en cet automne 1915, il [Groulx] se demande bien si tout ce beau monde ne se soucie pas comme d’une guigne de l’histoire nationale… » [149]) ou utilise un discours indirect libre (« Améliorer la connaissance de l’histoire nationale est un des meilleurs moyens de fortifier la conscience nationale, d’où l’importance des commémorations. » [246]) qui rend difficile le discernement des voix. Qui parle ? Groulx ? Courtois ? Les deux ? Où se loge la charge critique de l’auteur dans ce contexte ?

Il n’y a pas davantage de véritables mises en relief des forces dialectiques à l’oeuvre dans le champ intellectuel et littéraire canadien-français d’alors. Bien sûr, Charles-Philippe Courtois montre que Groulx n’est pas l’ami de tous (il insiste tout particulièrement sur les tensions au coeur du clergé canadien-français) et que la jeunesse finit par le lâcher —  il place cet événement un peu tardivement, me semble-t-il, dans les années 1950 (497). Pourtant, ses ennemis idéologiques apparaissent faibles dès la parution de L’appel de la race en 1922. La publication de ce roman est considérée comme un événement extraordinaire, et Courtois écrit qu’elle « provoque une véritable tempête dans le petit univers tranquille des lettres canadiennes-françaises » (217), ce qui témoigne d’une connaissance plutôt relative dudit milieu, qui n’est justement pas des plus tranquilles à cette époque. Devant la grandeur de l’événement, les quelques voix discordantes critiquant L’appel de la race ne pourront être que mesquines, petites, « exotiques ». L’une d’elles, par exemple, « incarne malgré [elle], dit Courtois, les travers de l’élite snob et déconnectée satirisée dans L’appel de la race » (228). C’est naturellement tout le monde et son beau-frère qui défendront Groulx : « C’est à qui corrigera le premier ou de la manière la plus cinglante les deux snobs. Les coups pleuvent. » (228) Ce n’est pas l’unanimité, mais presque.

Dans cette biographie, les adversaires intellectuels du chanoine Groulx sont parfois catégorisés d’une étrange manière, ce qui contribue à les figer. Ainsi, ils prêtent plus facilement le flanc aux attaques. Courtois considère qu’au début des années 1950, en Europe mais aussi au Canada français (c’est du moins ce qu’on comprend à le lire), « [l]es idéologies en vogue parmi la jeunesse sont celles d’extrême-gauche » (503). S’ensuit une sorte de course à relais :

Esprit devient le passeport des idéologies progressistes radicales au Québec. La Relève, des Jeunes-Canada [sic] et plusieurs disciples de Groulx, comme André Laurendeau ou Guy Frégault, se sont revendiqués du personnalisme. Un groupe personnaliste, mais antinationaliste, émerge autour de la nouvelle revue Cité libre, lancée en 1950 par Pierre Trudeau, Gérard Pelletier et Jacques Hébert.

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Impression générale : Cité libre est d’extrême-gauche et radicale. Ou bien la bande à Baader a engendré trois colombes.

Ces associations étonnent et créent d’étranges télescopages, qui finissent par laisser croire, par exemple, que le début des années 1950 est une « époque où la contestation et la révolte sont en vogue » (529). Les années 1950 ? Est-ce une imprécision, une erreur ou un effet du télescopage de concepts plus ou moins à propos comme l’extrême-gauche pour parler de ce qui se déroule dans la Province de Québec à l’époque ? Étrange.

Étrange, mais aussi et surtout dommage, car la biographie de Lionel Groulx était à faire. Bien sûr, le travail de Charles-Philippe Courtois dépasse nettement celui de son prédécesseur, le père Georges-Émile Giguère, qui a proposé la « première » biographie de Groulx, Lionel Groulx, biographie. « Notre État français, nous l’aurons ! », publiée chez Bellarmin en 1978. Malheureusement, une certaine précipitation laisse des traces, çà et là, notamment dans une conclusion qu’on aurait aimée beaucoup plus substantielle (prospective ? synthétique ?) et qui s’arrête sur le pas de la porte. En outre, sans cette mise en relief des forces dialectiques à l’oeuvre dans le champ intellectuel et littéraire du Canada français au xxe siècle, le chanoine apparaît bien seul, isolé, en bout de piste.