ChroniquesRoman

Variation, fragmentation, répétition[Record]

  • Pascal Riendeau

…more information

  • Pascal Riendeau
    Université de Toronto

La première nouvelle, « La victime », donne le ton en racontant une histoire sombre où il est question de prostitution juvénile. Mais la victime n’est peut-être pas celle que l’on pense, ou alors celle que le récit semble désigner d’emblée comme victime ne s’avère assurément pas la seule. Bien que la compassion ou la honte restent totalement absentes, une légère tendance moralisatrice n’échappe pas à la conclusion. « L’incitation », la nouvelle suivante, illustre bien la capacité de l’auteure à reprendre une variation sur un thème éculé dans la nouvelle — le suicide comme conclusion inéluctable au récit —, afin de lui donner une pertinence supplémentaire. Réécrire la scène de suicide poignante n’est pas une sinécure, mais Karoline Georges y parvient avec beaucoup d’efficacité et de précision. Encore une fois, l’absence totale de sentimentalité et de larmoiement rend la finale plus juste. L’incursion du côté des formes les plus surprenantes de la sexualité se trouve sans doute dans la nouvelle « L’amour ». Le narrateur, un homme immensément riche qui écrit une lettre testamentaire à Laura, relate la relation fusionnelle et parfaite qu’il a avec elle. Cette longue déclaration d’amour laisse difficilement entrevoir que Laura n’était pas réellement une femme, mais une poupée de taille humaine qui ressemble de manière presque stupéfiante à une vraie personne. Contrairement à celui de la majorité des autres textes, le style impose une certaine grandiloquence. Le détachement ne se trouve pas dans le texte lui-même, mais entre la nouvelliste et le personnage principal. On entre ici dans le registre dont parle Jean-Marie Schaeffer à propos des romans du romanesque, c’est-à-dire des oeuvres qui préconisent une « distanciation (souvent ironique), donc une dissonance entre l’auteur et le personnage ». Il semble difficile de ne pas considérer les élans de lyrisme du protagoniste comme dérisoires : Cette recherche d’un style élevé se précise quand le narrateur, dans ses dernières volontés, demande « qu’un poète réécrive » la lettre que nous venons de lire « pour lui insuffler toute la noblesse nécessaire » (31). Peut-on vraiment être amoureux d’un objet manufacturé qui ressemble tellement à une personne et qui peut procurer à celui qui la côtoie un plaisir sexuel inouï ? Les nouvelles qui ne portent pas de manière spécifique sur la sexualité exploitent néanmoins les bizarreries ou les obsessions des relations intimes et familiales. À l’instar de la nouvelle « L’amour », « L’autoportrait » consiste en un long discours de la protagoniste sans que l’on puisse avoir accès aux paroles ou aux pensées de son interlocuteur. La variation endogène prend un sens plus littéral dans ce texte. Après les suicides successifs de sa mère et de son père, la narratrice, qui vivait dans un musée-mausolée conçu par celui-ci en hommage à celle-là, choisit d’aller encore plus loin dans son désir de fusion avec ses parents : « J’ai patienté huit ans. À me remémorer nos longues périodes d’attente, qui ravivaient notre passion familiale. […] Puis mon père a respecté sa promesse. Ils sont enfin revenus. Enfin presque. Nous partageons maintenant mon corps. » (113) Jusqu’où peut-on aller afin de ressembler à celle que l’on admire ? Le livre de Sylvie Nicolas s’ouvre sur l’image d’une boîte de livres « trouvée aux ordures » (9) offerte à la narratrice par le frère à qui elle s’adresse dans le roman. La métaphore du contenant rempli d’un trésor ou de souvenirs familiaux se prolonge par la valise qui l’accompagnera toute sa vie dans ses multiples déplacements. Ces livres qu’elle a reçus assez jeune lui ouvrent la porte vers un monde inconnu, presque insoupçonnable. La narratrice affirme avoir …

Appendices