ChroniquesPoésie

Les noms entiers de l’amour[Record]

  • Denise Brassard

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  • Denise Brassard
    Université du Québec à Montréal

Les circonstances de la vie m’ont entraînée récemment dans une méditation sur l’amour, dont j’ai voulu faire l’objet de cette chronique. S’il a inspiré, depuis des siècles, écrivains et penseurs, le sentiment amoureux, étonnamment, n’est pas si souvent abordé dans la poésie québécoise actuelle. À part, peut-être, le livre de René Lapierre cité en épigraphe (mais qui emprunte un tout autre registre), on ne trouve guère aujourd’hui d’oeuvres comparables aux poèmes d’amour d’un Gaston Miron ou d’une Marie Uguay, ni aux poèmes érotiques d’un Fernand Ouellette. Il n’est pas rare qu’on remarque la présence d’un sujet de l’adresse pouvant être associé à l’amoureux ou à l’amoureuse, mais le plus souvent son identité demeure floue, diffuse, si bien que l’amour plane sur les poèmes à la manière d’une instance spéculative, une visée utopique, sans jamais être abordé de manière frontale. Est-ce à dire que l’amour n’aurait plus la cote ? Ou bien la rhétorique amoureuse est-elle en voie de transformation, vouée à de nouvelles orientations, mise à l’épreuve d’exigences liées, par exemple, à un souci de revenir à des valeurs collectives après s’être longtemps adonnée à l’intimisme ? Ou encore s’agit-il plutôt de cette « extrême solitude » du discours amoureux que Roland Barthes remarquait en 1977 et qui perdurerait aujourd’hui ? Quoi qu’il en soit, il existe des exceptions — même si, pour en rendre compte, il m’a fallu remonter un peu en amont de 2014. C’est le cas du beau recueil de Carole Forget, Et le désastre, mon amour, qui avait retenu mon attention au moment de sa parution. C’est le cas également des livres d’Hélène Dorion, Coeurs, comme livres d’amour, et de Martine Audet, Des voix stridentes ou rompues. « Nous en sommes arrivés là. Cerclés de toutes parts. Tu ne cries pas. Je ne parle pas. Sur une enclave calculée, prévue, nous tenons ferme. » (7) Ainsi commence Et le désastre, mon amour, qui se déploie sur le mode de l’étonnement, du questionnement. De l’amour naissant, on retient et on explore la part de mystère. Qui sommes-nous, qui est ce « nous » à qui l’amour advient ? Qu’est-ce qui nous arrive ? Qu’advient-il de nous en cette ère de désastres où « [l]e commencement de [l’]amour et la fin de la terre s’entremêlent » (48) ? Et qu’est-ce qui tombe ainsi en décrépitude ? Est-ce le monde autour ou la société sur laquelle l’intimité du couple — résistante — se découpe ? Et qu’en est-il lorsqu’on cesse d’être focalisé sur le seul désir (son désir propre) pour observer attentivement ce qu’institue la relation amoureuse ? Voilà autant de questions que soulève le recueil. Ce constant questionnement, cette inquiétude, ces minutieuses observations, s’ils ne freinent pas le sentiment amoureux, contribuent à complexifier et à densifier l’expérience relationnelle, un peu comme si deux miroirs se faisaient face, décuplant à l’infini les surfaces et les points de fuite. Quel âge ont ces amoureux dont l’histoire s’écrit sur des ruines ? Ils ne sont apparemment pas jeunes : « Je te rejoins là où ma chair vieillit plus rapidement. Cette matière fatiguée des joies circonscrites » (39). Or les amours matures sont généralement empreintes de gravité, comme si elles entretenaient un rapport privilégié avec la mort — qui les intensifie — aussi bien qu’avec l’enfance : « En pleine alerte, nous nous immergeons dans une seconde enfance. La beauté nous habite, reposant aux côtés de l’inquiétude. » (43) En même temps, il y a dans cet amour une soif délibérée de se perdre, un renoncement à la compréhension, une aspiration au repos : Mais l’amour peut-il …

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