ChroniquesDramaturgie

L’art de la conversation[Record]

  • Lucie Robert

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  • Lucie Robert
    Université du Québec à Montréal

Le dialogue de théâtre est chose fine : il doit à la fois avoir l’air d’une conversation courante et fournir de précieux renseignements pour permettre au lecteur/spectateur de saisir l’enjeu de l’action. Dans le théâtre actuel, toutefois, la conversation est de plus en plus souvent érigée en genre littéraire et, de ce fait, libérée (du moins en apparence) de la nécessité d’informer. S’il se répand, ce type d’écriture n’est pas nouveau, et l’on peut remonter à La cantatrice chauve (1950) d’Eugène Ionesco, voire au théâtre d’Alfred de Musset — Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée (1848), par exemple —, pour trouver des traces de cette conversation devenue l’art de parler pour ne rien dire et d’exister pour le simple bonheur de maintenir la relation à l’autre. Roman Jakobson a baptisé fonction phatique cet usage d’« établir, [de] prolonger ou [d’]interrompre la communication » sans autre objectif précis. Une dramaturgie qui repose sur la conversation désigne alors un théâtre qui parle plutôt qu’il raconte, selon des modes variés de partage des voix. Dans certains cas, le contact verbal ne fait que masquer la gêne et le silence qui s’installent néanmoins ; dans d’autres cas, la conversation refoule le mensonge et les tragédies personnelles derrière l’apparence de la banalité ; parfois encore la conversation se présente comme un dispositif où la parole est toujours alternée, mais où l’alternance ne forme pas nécessairement un dialogue. Dans les pièces qui font l’objet de la présente chronique, nous ne sommes toutefois pas dans l’ordre de ce que Jean-Pierre Ryngaert appelle la parole errante. Il reste suffisamment de corps aux personnages pour en faire des sujets parlants autonomes et pour que le dispositif à plusieurs voix apparaisse comme un problème, problème de communication, problème du vide existentiel, problème de solitude somme toute. On peut ainsi prendre pour point de départ le cas de la pièce de Dany Boudreault et Maxime Carbonneau, Descendance, qui réactualise à sa manière le cri de Marie-Lou : « Une gang de tu-seuls ensemble, c’est ça qu’on est ! » Divisée en deux parties, la pièce, créée par La Messe Basse à la salle Jean-Claude-Germain du Théâtre d’Aujourd’hui le 11 mars 2014, dans une mise en scène de Maxime Carbonneau, présente trois générations de la famille Therrien, réunie à Shawinigan, à l’occasion des fêtes du Nouvel An. La première partie renvoie aux préparatifs de la soirée organisée par Luc et sa fille Geneviève. Elle permet l’entrée en scène de chacun des invités : la tante Suzanne, qui arrive deux heures trop tôt, la cousine Julie, la grand-mère Luce et Marc-André, le fils de Luc. Chacun apporte un plat de lasagne, réalisé selon la recette de feu Sylvie, la troisième des enfants de Luce, qui avait un jour renoncé au traditionnel pâté à la viande. Chacune de ces entrées en scène est filmée par Luc, qui conserve ainsi le souvenir de sa soirée de la même manière qu’il a conservé le souvenir de plusieurs soirées antérieures, dont il revoit les images en les commentant. Le dialogue est ainsi conçu que l’on n’en saisit que la discontinuité. C’est que, à la suite d’un événement ou d’une série d’événements dont la nature n’est guère précisée, cette famille n’a pas de présent autre que dans la banalité de cette lasagne et de ces débuts de conversation qui ne dépassent jamais le temps qu’il fait ou les récents résultats sportifs. Seuls subsistent les souvenirs que transmettent les images enregistrées au fil du temps et que l’on commente parfois avec nostalgie, mais aussi d’autres souvenirs plus douloureux que l’on tait et que laissent deviner …

Appendices