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Plusieurs événements au Québec et ailleurs ont récemment donné lieu à l’expression d’un ras-le-bol des jeunes femmes et ont remis à l’ordre du jour d’importants enjeux féministes. La violence des échanges et de certains gestes, la radicalisation de la pensée et la multiplication des tribunes donnent à croire que le féminisme, dans l’ensemble, se fait plus virulent. S’il est plus audible, plus perceptible — et on ne va pas s’en plaindre —, il renoue en fait avec les revendications de trois pionnières (dont deux nous ont quittés) auxquelles les Éditions du remue-ménage consacrent autant d’ouvrages : De l’invisible au visible. L’imaginaire de Jovette Marchessault, de Roseanna Dufault et Celita Lamar ; Qui est Hélène Pedneault ? Fragments d’une femme entière, de Sylvie Dupont et ses soixante-huit témoins ; Nicole Brossard. L’inédit des sens, de Roseanna Dufault et Janine Ricouart[1].

Je l’ai déjà dit dans ces pages mêmes, mais je le répéterai puisque deux de ces collectifs confirment la tendance : les féministes (littéraires) québécoises de la première heure intéressent beaucoup plus les Canadiennes anglaises et les Américaines que les critiques de ce côté-ci des frontières pour des raisons qui restent à éclaicir (dont, peut-être, le défi que posent ces oeuvres à la langue, sur lequel je reviendrai). Il reste que ces trois ouvrages incitent à retourner aux sources de parcours féministes déterminants dans l’exercice de la prise de parole.

C’est ainsi que l’on renouera avec les textes fondateurs, telluriques, de Jovette Marchessault dans un amalgame de chapitres qui participent de l’analyse universitaire autant que du témoignage. C’est une spécialité de Dufault et de Ricouart que de convoquer ainsi une diversité des formes textuelles. L’exercice n’est pas sans risque — certains témoignages n’étant d’aucune utilité pour la recherche — mais prouve sa nécessité, justement parce qu’il permet d’élargir le prisme des lectures que l’on peut faire de Marchessault.

Il est difficile de faire le tour d’une oeuvre aussi complexe, mais Louise Forsyth, avec « Jovette Marchessault dramaturge : vers une théâtralité du féminin », parvient à brosser un tableau convaincant et à résumer efficacement le mandat que s’est donné l’auteure, du moins dans son travail scénique : « toute l’oeuvre de Marchessault véhicule un refus des normes du réalisme dans un grand projet artistique visant à changer les habitudes et les structures mentales » (187). À ce désir de bouleversement en profondeur se greffe le leitmotiv du déplacement, comme l’explique Claudine Potvin au sujet de la pièce Le voyage magnifique d’Emily Carr : « Le motif du voyage au centre de la pièce confère à l’écriture une forme de nomadisme au sens où l’entend Rosi Braidotti, une subjectivité féministe sur le mode nomadique, une forme de devenir créative, une conscience qui résiste aux normes socialement codées, un état de transformation. » (260)

On saluera la réserve exprimée par S. Pascale Vergereau-Dewey dans « Passé recomposé, matriarcat jouissif et “filiation” chez Jovette Marchessault », qui, dans un des textes les plus originaux de ce collectif, pose différemment la question « de la figure idéalisée de la grand-mère qui triomphe de la mère biologique masochiste » (127). « L’on se demande, poursuit-elle, avec Monique Dumont, si cette Grande Déesse Mère ne nous ramène pas à une nouvelle déification de la féminité qui revient à la Vierge Marie, le mythe se révélant réducteur. » (150) Non, semble-t-il, puisque « Marchessault rend aux femmes un corps érotique, parle d’une mère orgasmique et vise à déloger la femme du piédestal symbolique catholique si puissant au Québec qu’il a contaminé l’imaginaire national. » (150)

En outre, le collectif rapatrie des textes déjà publiés ou traduits et agit comme aide-mémoire en nous plongeant dans des univers qu’on ne lit ni ne joue plus guère. Pourtant, certaines thématiques trouveraient aujourd’hui un écho puissant. Ainsi, plusieurs collaboratrices mettent en relief une des composantes les plus marquantes de l’oeuvre, à savoir l’inscription des origines amérindiennes de l’auteure, composante qui, compte tenu du contexte social actuel, prend une dimension nouvelle, un peu comme si les racines de l’artiste/écrivaine/dramaturge trouvaient enfin un lieu pour s’ancrer dans un discours désormais inclusif. D’autres font état de l’audace de ces textes éminemment lesbiens à une époque où les relations homosexuelles n’allaient pas de soi. Il serait intéressant de les réentendre, ne serait-ce que pour mesurer le chemin parcouru. Mais les citations qui émaillent le collectif donnent un aperçu du défi que ces textes poseraient au public ; à la fois prose poétique, cri primal, jubilation, ils ont tout pour désarçonner le spectateur, revenu au lisible depuis un bon moment :

Je peux me lever, le sens règne à nouveau sur la terre et Petit-Corbeau et Tête-Nuageuse renferment en eux l’étincelle vitale et le pouvoir d’expression de ma vie. Aujourd’hui j’ai la quasi-certitude qu’on n’élèvera plus les enfants des armées futures dans les prairies ; qu’une grande perfection apparaîtra dans le ciel et que nous pourrons nous égarer dans les solitudes où le gibier abonde. Une grande plénitude se répandra à flots sur la terre.

Citation tirée de Comme une enfant de la terre ; 134

Bref, cet ouvrage est un bel hommage (on ne dit toujours pas femmage, dommage…), à l’écrivaine disparue ; il aurait cependant fallu un travail éditorial un peu plus serré de la part des auteures. Si l’on peut consulter avec profit la bibliographie et les références, l’ensemble aurait pu faire l’économie de nombreuses répétitions (la mention du fait que Marchessault était aussi artiste, des citations récurrentes donnant l’impression qu’on nage toujours dans les mêmes eaux, des données biographiques redondantes) ; on tique devant des formulations douteuses (« l’écrivaine ne possède plus la réaction pure qu’elle avait ressentie enfant » [120], « pour leur aide en fournissant les photos, nous remercions […] » [9], « je reconnais avec gratitude l’aide que j’ai reçue » [167]) susceptibles d’irriter un lectorat, attentif certes, mais néanmoins frileux devant la question de la qualité d’une langue de plus en plus contaminée par l’anglais.

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Dans Nicole Brossard. L’inédit des sens, de Roseanna Dufault et Janine Ricouart, nous retrouvons un amalgame semblable d’études et de témoignages auquel s’ajoutent ce que l’on pourrait nommer des expériences littéraires, ce qui confère à l’ensemble une qualité résolument postmoderne qui accompagne très bien l’oeuvre sur laquelle il se penche. Ainsi, les deux derniers textes (respectivement « Un livre peut changer la vie . Réflexions sur la réalisation de Mauve Desert : A CD-ROM Translation » d’Adriene Jenik et « Du roman au DVD en passant par le cédérom : Nicole Brossard et Adriene Jenik à la croisée des chemins du Désert mauve » d’Émilie Notard) sont basés, comme les titres le laissent entendre, sur un cédérom d’Adriene Jenik consacré au Désert mauve, désormais inaccessible, mais qui — la rareté créant le désir, apparemment — a suscité, dans les dernières années, un grand intérêt auprès des universitaires. Pour pallier le problème, explique Notard, Jenik a produit un DVD pour en actualiser le contenu. Les deux textes tourneront donc autour de cette expérience, sans se recouper puisque, si Jenik y explique sa démarche, Notard la récupérera pour créer son propre Désert mauve. L’expérience est concluante, à mon sens, et montre la richesse de l’oeuvre brossardienne, qui « déborde » maintenant vers d’autres médiums que le littéraire à strictement parler.

Cette impression se trouve confortée par un autre texte intrigant, « Les corps en première ligne » d’Elizabeth Constable et Lynette Hunter ; ici, les auteures racontent l’exercice peu banal auquel elles se sont livrées, qui consiste à proposer une traduction conjointe du texte La nuit verte du parc Labyrinthe en relation avec le mouvement Occupy, rien de moins. Influencées, disent-elles, par « les étudiantes et étudiants queer, trans et genderqueer qui ont participé au mouvement Occupy », les auteures ont cherché à explorer l’appel au respect de la différence omniprésent chez Brossard : « Traduire devient ainsi l’allégorie d’une textualité située qui se préoccupe des précipices produits par un travail qui reconnaît la différence qu’il crée. » (191) La démarche, qui participe de ce que l’on pourrait nommer une écotraduction, si le terme était envisageable, explique, en partie du moins, la fascination des anglophones pour l’oeuvre brossardienne. Il ne s’agit plus de lire, de comprendre, de s’approprier le texte : il faut le « réassembler » (192) dans une gymnastique que seul le texte authentiquement ouvert permet.

On trouvera aussi, dans ce collectif éclectique, une intéressante réflexion de synthèse de Susan Knuston sur le rôle qu’a assumé Brossard dans le paysage des mouvements féministes internationaux au cours des dernières décennies. Louise Forsyth (« La forme ardente. Entrée incendiaire de l’émotion et de la pensée lesbiennes dans l’oeuvre de Nicole Brossard ») y est égale à elle-même, c’est-à-dire rigoureuse et perspicace. On remarque aussi deux textes de facture plus conventionnelle, mais dont les propos intelligents vont certainement enrichir les études sur Brossard et servir de références : « Écriture d’un temps inquiet. Détournement et ritualisation de l’archive dans le roman Hier de Nicole Brossard », de Marie-Hélène Voyer et « Qu’est-ce qu’Un livre ? Dualité générique chez Nicole Brossard », de Catherine Chartrand-Laporte. Une incongruité : Mireille Calle-Gruber qui parle de Brossard, l’écrivain. Un conseil : prendre une grande respiration avant d’amorcer le texte de Ricouart, à cause des quatre-vingt-sept occurrences du mot « regard », sans compter les dérivés « regarde », « regarder ». Une déception : les questions d’Alice Parker à l’auteure (« D’où vous viennent les idées pour vos oeuvres ? » [38]).

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L’ouvrage consacré à Hélène Pedneault est d’une tout autre venue mais vaut la peine d’être commenté dans ces pages, car on oublie souvent que cette forte tête était aussi une littéraire. Le collectif dirigé par Sylvie Dupont ne fait pas nécessairement la part belle à la littérature, et pour causes (le pluriel est volontaire) : Pedneault a tant milité qu’elle est plus associée à l’oralité des coups de gueule et d’indignation qu’au travail patient de l’écriture. On en oublie la richesse stylistique, pourtant toujours là, de ses moindres textes. Ses proches, toutefois, y ont été sensibles.

Chacun des témoignages du recueil, à la façon de la pièce de Pedneault La déposition, agit comme une tentative de reconstruction et de compréhension du personnage, entreprise qui demeurera forcément incomplète — on ne connaît jamais bien que soi-même, et encore ! — mais qui permettra de saisir autant les éclats que les zones sombres de la militante. Suzanne Jacob, dans « Un karma », le plus beau texte de ce florilège, dira de celle qui fut pendant un moment son agente :

J’ai mis du temps à comprendre qu’Hélène avait et n’avait pas de corps. C’est-à-dire qu’elle avait deux corps. Un corps qu’elle négligeait autant que sa voiture, qu’elle n’écoutait ni n’entendait, et le corps amoureux, aérien, funambule, dansant, ému, rieur, transporté. […] La première fois que nous sommes allées ensemble à Québec, un peu avant Beloeil, j’ai dit à Hélène que sans vouloir me mêler de ses affaires, quand même, le voyant de la réserve d’huile clignotait sur le tableau de bord. Hélène a dit : « C’est le voyant qui a le problème ». […] Hélène était à la fois un enfant et une mère. Parfois elle était la mère cachée derrière l’arbre qui laisse croire à l’enfant qu’elle ne le voit pas, parfois elle était l’enfant caché derrière l’arbre qui croit que sa mère ne le voit pas. Mêlant.

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Se trouvent résumées ici plusieurs caractéristiques de la militante, que les textes reprendront en boucle : la passion que Pedneault mettra au service des gens en qui elle croit (elle sera aussi l’agente de Clémence, des Séguin, etc.), le mépris qu’elle aura toute sa vie pour son « maudit corps » — qui lui inspirera par ailleurs quelques-unes de ses meilleures chroniques, dont « Y a-t-il une patate frite dans la salle ? » —, ce mélange inouï de force et de vulnérabilité.

Pedneault la littéraire a toujours aimé jouer avec les mots ; elle avait le sens de la mélodie (elle a été parolière et on lui doit les mots de la chanson Du pain et des roses) et le sens du punch. On parle, dans les pages du collectif, de la MAFIA (Merveilleuse association de femmes intelligentes et aimables), mais surtout, à propos de son combat contre la privatisation de l’eau (Eau secours), du renversement stupéfiant qu’elle a imposé à l’expression « peuple de porteurs d’eau », pour en faire, rappelle Louise Vandelac, « un signe de reconnaissance des “citoyens et citoyennes qui ont accepté de mettre leur intelligence et leur notoriété au service de l’eau” » (139). Peu avant sa mort, elle avait commencé à former une association, « Les copines contre la capine », pour s’opposer au port du voile ; on n’ose imaginer les emportements qui auraient été les siens lors des discussions autour de la charte des valeurs québécoises…

À travers tous les fragments de l’ouvrage, qui trouvent leurs sources autant dans Pedneault que dans les textes qu’elle a signés, les « témoins » de cette enquête greffent leur expérience à celle de la disparue. Monique Simard évoque ainsi Pour en finir avec l’excellence :

On était en plein dans le néolibéralisme — l’individualisme, le « faut se dépasser », l’excellence dans tout — et je voyais ce discours insidieux pénétrer jusque dans les rangs de la CSN. L’un des premiers signes de cela pour moi (et pour Hélène que ça choquait autant que moi) a été l’abandon de l’école publique par les gens dits de gauche, les gens dits progressistes, mais qui n’ont qu’un enfant et ne veulent pas le « gaspiller ». Ils ont le bras gauche en l’air, mais se trouvent une fausse adresse pour envoyer leurs enfants dans les écoles privées d’Outremont ! Avec ce livre, Hélène exprimait tellement bien ce que je ressentais.

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Francine Pelletier touchera un point sensible, à savoir la solitude de Pedneault :

Même engagée jusqu’au cou dans trois vastes causes — le féminisme, l’indépendance et l’environnement — elle arrivait et repartait le plus souvent seule de ses multiples rendez-vous. Elle arrivait en trombe, en colère, en manque de nicotine, en urgence tout le temps… mais seule. […] Elle était une loner qui avait choisi de noyer sa peine dans l’action.

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Cette forte en gueule, que l’on doit écarter des répétitions de La déposition pour cause d’ingérence, n’enverra pourtant pas paître Gaston Miron, qui lui dit, le lendemain du premier référendum : « C’est votre faute à vous les femmes ». « Elle a allumé sa cigarette, raconte Suzanne Jacob, et elle a dit en exhalant la fumée : “Quessé-tu veux”. Elle avait décidé de ne pas tenir compte du référendum. Elle avait une force de dénégation ahurissante. Elle vivait dans son Québec libre. » (29) À l’instar de Jean-Martin Aussant, on pleurera le décès prématuré de ce paradoxe ambulant, dont un des nombreux faits d’arme aura été d’arracher une entrevue à Simone de Beauvoir : « Trop de politiciens de nos jours manquent cruellement de sauce HP, cette faculté de dire ce qu’on pense. » (127)

Si heureusement Brossard est toujours parmi nous pour faire entendre la dissidence, force est de remarquer que ces paroles jubilatoires, contestataires, dirigées vers le « dehors » se font rares, sur le plan littéraire. On entend plus et mieux les revendications des (jeunes) féministes sur la place publique, dans les médias sociaux, qu’en littérature, où l’on assiste au contraire, même chez la nouvelle génération, à une sorte de repli sur soi : l’introspection a son importance, certes, mais les textes de ces pionnières, à la portée plus collective, distillent, en comparaison, une sensation de force commune, une saine agressivité même, un côté revanchard qui fait du bien. Pas de nostalgie, ici : une simple constatation…