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Depuis sa parution en 2001, Le livre d’Emma[1] de Marie-Célie Agnant, l’une des rarissimes écrivaines d’origine haïtienne publiant au Québec[2], attire de plus en plus l’attention critique. Ce récit relatant la vie d’une femme internée dans un hôpital psychiatrique à Montréal, accusée du meurtre de sa fille de quatre ans, remonte les générations pour déterrer l’histoire traumatique des siècles d’esclavage dans le Nouveau Monde et en nommer les retombées contemporaines. Son traitement lucide de la mémoire, de la transmission d’une contre-histoire, de l’énonciation d’une parole féminine, aussi bien que sa thématique de l’infanticide comptent parmi les aspects du roman les plus finement analysés et commentés[3]. Pourtant, une dimension importante de l’oeuvre demeure inexplorée, à savoir son engagement au travers de plusieurs figures historico-culturelles particulières de la Caraïbe : les lwa (esprits) Ezili et Lasyrenn, figures féminines importantes du panthéon vodou[4], et Solitude, femme rebelle de l’histoire guadeloupéenne.

Une étude récente analyse Le livre d’Emma sous une optique qui fait appel à la mythologie grecque à travers la mère infanticide, Médée[5]. Tout en reconnaissant l’apport de telles lectures mythologiques d’ordre classique, cet article cherche à orienter le regard critique également vers l’histoire et les mythologies des Amériques. À Médée viennent ainsi s’ajouter Ezili, Lasyrenn et Solitude, références très parlantes dans le contexte de la femme noire caribéenne vivant en exil. Par le biais de ces figures et de leur interaction symbolique avec Médée se dévoilent des paliers de signification dont les implications sont significatives à deux égards : le statut d’oeuvre transculturelle des Amériques du roman dans un premier temps, et son discours sur le sujet féminin haïtien en diaspora dans un deuxième temps. Mettre en dialogue des figures historico-culturelles féminines de diverses origines telles que Médée, Ezili, Lasyrenn et Solitude permet d’arriver à une lecture plus robuste du Livre d’Emma. Qui sont ces figures ? Quelles sont les modalités de leur déploiement dans le roman ? Que révèlent leur présence et les discours qu’elles suscitent ? Telles sont les questions auxquelles le présent essai se propose de répondre. Mais d’abord, situons le roman et sa place dans le paysage critique.

LE ROMAN

Accusée du meurtre de sa jeune fille, Emma Bratte attend son procès criminel dans un hôpital psychiatrique montréalais. Les médecins, un certain docteur MacLeod en particulier, cherchent à comprendre ce qui l’a poussée à commettre son crime. Mais la patiente refuse de fournir les réponses attendues aux questions, n’offrant à la place, dans les mots du docteur MacLeod, que des monologues incohérents sans queue ni tête, bourrés de « détours, […] métaphores et autres pièges » (LE, 38). Les soliloques d’Emma tournent et détournent, puisant dans le passé et retraçant la lignée de femmes dont elle est issue[6]. Ce que raconte Emma reste inaccessible au médecin, et par son contenu et par sa forme. D’autant plus qu’Emma refuse de parler français : bien qu’elle soit parfaitement bilingue, elle insiste pour s’exprimer uniquement en créole. Pour le médecin, l’opacité du discours de sa patiente est donc absolue. Il fait alors appel à Flore, interprète et compatriote d’Emma. Son travail consiste à traduire et à transcrire les monologues d’Emma pour que le docteur MacLeod puisse découvrir ce qui aurait incité cette femme énigmatique à tuer sa fille. Emma raconte à Flore l’histoire de ses aïeules, son enfance douloureuse, ses études à Bordeaux, le refus de sa thèse de doctorat à deux reprises pour cause d’incohérence, et enfin son arrivée et son intégration difficile au Québec. Emma étant déjà étrangère dans les deux espaces géographiques — l’un étant le territoire de l’ex-colonisateur et centre important de la traite négrière pendant des siècles et l’autre, pays d’adoption qui s’avère lui aussi fermé —, son altérité se révèle totale lorsqu’elle est accusée d’infanticide. Au fur et à mesure que leurs sessions se déroulent, Flore devient la vraie destinataire du récit d’Emma et celle-ci lègue, comme elle le dit, son histoire et celles de ses ancêtres à l’interprète. La réception de ce récit s’avère douloureuse, voire dangereuse :

Avec Emma, je traduis non pas des mots, mais des vies, des histoires. La sienne, d’abord. Celle d’un être humain dont la souffrance et la folie s’exhibent devant moi sans retenue, tendent les bras vers moi, pénètrent de force mon esprit et mon être tout entier. Chacune de ses phrases emplit ma poitrine d’une douleur sourde, celle-là même qui imprègne son corps.

LE, 16

Le supplice d’Emma épouse ainsi une forme concrète pour agir sur l’être tout entier de Flore, la bouleversant physiquement et mentalement. Très vite, Flore se rend compte qu’elle a perdu son objectivité et elle devient profondément impliquée dans la vie et dans l’histoire d’Emma. Pour la première fois, on écoute Emma selon ses propres conditions, ce que ni le système éducatif français ni le système médical québécois n’ont su faire. Au départ, Flore est aussi perdue que les médecins face aux monologues d’Emma, mais petit à petit, elle commence à être capable de lire la douleur de l’accusée, découvrant « d’autres codes » (LE, 65) et beaucoup de non-dits révélateurs. La communication entre Emma et Flore se fait entre les lignes du récit de cette première, aussi bien que dans les lignes qu’écrit Flore et qui composent ostensiblement le roman. Flore occupe alors une triple fonction, étant à la fois destinataire, interprète et scribe de l’histoire d’Emma. Il est à noter que le verbe « traduire » n’apparaît que rarement dans le texte, l’accent étant plutôt mis sur l’aspect interprétatif du travail de Flore. Celle-ci déchiffre les mots d’Emma, bien sûr, mais il y a une autre interprétation qui s’opère en même temps : celle de ce qui se communique sans vocables. Dans les gestes, le regard et le ton de la voix d’Emma, Flore apprend un autre code — féminin, celui-là — qui arrive à transmettre ce que les codes des médecins, des universitaires, des représentants du système juridique, même de son amant, s’avèrent incapables de saisir. Les silences et les regards se sémiotisent dans Le livre d’Emma : dans l’espace entre les mots, dans le langage du corps, Flore trouve les repères qui permettent la communication. Elle finit par comprendre que c’est justement dans les « détours, métaphores et autres pièges » qu’il est possible de voir la logique autre de l’histoire d’Emma. Mais hélas, le docteur MacLeod décide qu’Emma n’est pas apte à subir un procès, la privant ainsi de sa voix. Devant ce nouvel obstacle à l’expression (elle avait préparé sa défense), Emma « reprend la route des grands bateaux » en se noyant dans le fleuve Saint-Laurent après s’être échappée de l’hôpital. L’histoire se répète en ce qu’Emma reproduit non seulement le geste infanticide de son aïeule, Kilima, mais aussi celui de s’enlever la vie. Flore finit par devenir héritière et gardienne de l’histoire d’Emma. Grâce aux connaissances acquises au cours de son apprentissage auprès d’Emma, Flore est prête à poursuivre la lutte contre les injustices et à donner voix à celles qui sont vouées au silence par la culture dominante.

LEVER LES VOILES

Nombreux sont les critiques ayant souligné l’important travail de mémoire réalisé par Le livre d’Emma. Lever le voile sur « les silences du passé[7] » en retraçant sa généalogie personnelle et en racontant les souffrances infligées par l’esclavage constitue bel et bien un travail de mémoire. Mais le roman expose un autre voile : celui qui obscurcit et qui étouffe la voix du sujet subalterne féminin. Ce voile est de nature double : d’une part, il cache la réalité historique vécue par des générations de peuples mis en esclavage, en particulier les femmes, et d’autre part, il élide des principes de l’être et du savoir proprement haïtiens. Autrement dit, le voile culturel escamotant l’histoire d’Emma exige le déploiement d’autres outils interprétatifs d’ordres culturel et historique, dont Ezili, Lasyrenn et Solitude. Les manchettes des journaux montréalais sonnent l’alarme et témoignent de la peur suscitée par un système de croyances profondément méconnu en posant la question : « Une Noire sacrifie son enfant… Une affaire de vaudou ? » (LE, 16). L’étrangeté de l’accusée se résume en cette question, exposant les préjugés et les stéréotypes dominants au sujet d’Haïti qui, il faut le dire, ne se limitent pas au seul Québec. Les clichés abondent, ainsi que l’attitude paternaliste d’une presse mal informée qui ne se soucie pas d’apprendre les moindres informations sur le pays d’origine d’Emma. La formule devenue préface de rigueur à toute évocation d’Haïti, pays-le-plus-pauvre-de-l’hémisphère-occidental, définit cette partie du monde dans l’imaginaire nord-américain :

Emma a été photographiée sous tous les angles. Les scribouillards de toutes les feuilles de chou se sont repus de sa chair bleue. Un certain journaliste, qui ne connaît ni l’histoire ni l’emplacement géographique de l’île d’où vient Emma, a décrit le patelin où elle a vu le jour, un lieu nommé Grand-Lagon, dans les Caraïbes. Cet endroit, titre-t-il, n’a rien à envier aux quartiers des lépreux de Calcutta.

LE, 15

Faire appel aux référents historico-culturels propres à Haïti est, également, un travail de mémoire au sens où la vision du monde méprisée qu’est le vodou retrouve une place dans l’appareil critique. En situant sa protagoniste au Québec, Agnant articule la réalité de la diaspora haïtienne, en particulier celle des femmes. Non seulement une ligne se dessine entre ces espaces géographiques et culturels, mais un système symbolique s’installe dans le paysage sociopolitique québécois et participe à la définition (redéfinition) de la littérature québécoise. Écouter Ezili, Lasyrenn et Solitude à travers le personnage d’Emma et son rapport avec l’interprète, c’est bien lever le voile sur les silences du passé, mais c’est aussi lever le voile sur les silences du présent, marqué par la migration et la rencontre de cultures.

EMMA, « SOEUR DE SOLITUDE »

À la différence de son engagement oblique avec Ezili (Lasyrenn), qui sera examiné plus loin, le roman fait appel à l’héroïne guadeloupéenne Solitude par le biais des références intertextuelles : certains aspects d’Emma et de son histoire rappellent Solitude telle que celle-ci est imaginée par André Schwarz-Bart dans La mulâtresse Solitude[8]. Symbole puissant de résistance féminine contre l’oppression, Solitude occupe une place importante dans l’histoire des femmes de la Caraïbe et s’élève au rang des autres femmes légendaires de la région comme Maroon Nanny et Anacaona. En 1802, Solitude, femme enceinte aux yeux vairons, participe à la révolte contre le rétablissement de l’esclavage par Napoléon, se joignant à l’armée d’esclaves marrons menée par Louis Delgrès. L’insurrection culmine en une explosion à Matouba, tuant Delgrès et des centaines de ses soldats. Solitude survit à l’assaut mais n’échappe pas aux autorités : elle est arrêtée et condamnée à mort. Joan Dayan fait le lien entre Ezili et Solitude en déclarant que « if Erzulie is a “Mother of Sorrows”, she is also “Une soeur de Solitude”[9] ». Les contours quasi mythiques qui s’érigent autour d’Emma[10] et la rapprochent de Solitude s’esquissent le plus clairement dans la description de sa venue au monde. Légendaire dans son village de Grand-Lagon, Emma est quintuplée, mais l’unique enfant à survivre. Non seulement est-elle née coiffée, mais elle porte les coiffes de ses soeurs mort-nées. Ces soeurs mortes représentent toutes les consoeurs dont Emma porte la douleur : elle « comprend pour cinq » (LE, 55). Paradoxalement, le fait même de survivre la condamne à subir le mépris de sa mère, qui la juge responsable de la mort de ses soeurs du fait de sa peau noire. De teint clair, la mère d’Emma s’efforce d’oublier le passé douloureux de l’esclavage, mais l’arrivée de cette enfant au teint foncé déjà considérée comme meurtrière rappelle trop les origines africaines et suscite le dédain maternel. Non seulement Emma et Solitude sont-elles toutes les deux marquées par la différence (Solitude pour ses yeux de couleurs différentes, Emma pour sa peau noire et pour avoir « consommé » les âmes de ses soeurs in utero), mais elles vivent toutes les deux le rejet maternel. Elles sont marginalisées du fait de leur « folie » et elles choisissent la mort plutôt que la soumission. De plus, Solitude et Emma ont toutes les deux sacrifié leur enfant, chacune à sa manière : Solitude n’a pas tué son enfant de sa propre main, mais il périt avec elle à la suite des événements de Matouba, et Emma met fin à la vie de sa fille, croyant que cette dernière était condamnée d’avance et devait mourir.

EZILI (LASYRENN)

Tout comme le vodou en général, Ezili (et son aspect aquatique, Lasyrenn) problématise la pensée binaire, déstabilisant et subvertissant les dichotomies des religions occidentales[11]. Les oppositions — folie et lucidité, bien et mal, culpabilité et innocence — ne tiennent pas dans le contexte du vodou. Dans le cas d’Ezili, au lieu d’être identifiée d’une seule manière, elle est tripartite : Ezili Freda, Ezili Dantò, et Ezili-je-wouj. Ezili, « as a medium for apprehending the particulars of a society that was not African [and was] not French, […] dramatizes the cult of mystification: the splitting of women into objects to be desired or feared[12] ». Emma se fait l’écho de cette dialectique lorsqu’elle déclare que le corps de la femme noire est « objet de désir et de haine réunis » (LE, 108). Ezili Freda, lwa du rite Rada dans le vodou, personnifie l’amour tendre et sensuel, mais elle est aussi capricieuse, jalouse et mélancolique, cédant à de violents accès de colère. Elle se lamente souvent de la trahison amoureuse qu’elle subit : on ne l’aime jamais assez et, chez elle, tout amour est reporté ou suspendu[13]. Emma rappelle ces qualités d’Ezili Freda en demeurant impassible face à l’amour que lui voue son amant Nickolas Zankoffi. Elle refuse de se laisser aimer. Ezili Freda est souvent représentée en Vierge Marie, et plus précisément en Mater Dolorosa. Dans l’iconographie chrétienne, la Vierge Marie est, en règle générale, vêtue de bleu. Par la synthèse Vierge Marie-Ezili qu’opère le vodou, le bleu devient la couleur d’Ezili Freda et de Lasyrenn. Emma, quant à elle, est obsédée par le bleu, « tout ce bleu », qui hante sa mémoire et rappelle l’insularité de sa terre natale et la traversée des eaux des bateaux négriers[14]. Ezili Dantò, que l’on rapproche de la Mater Salvatoris[15], est férocement indépendante et fière. C’est la mère qui protège son enfant jusqu’à la mort. La passion de cet aspect d’Ezili s’avère aussi destructrice que créatrice. Quant à Ezili-je-wouj, lwa du rite Petwo, elle est femme de colère et de vengeance, de rage et de désespoir.

De cette manière, plusieurs facettes souvent contradictoires se réunissent dans cette seule et même figure. En racontant à Flore la lignée des femmes dont elle est issue, depuis l’ancêtre africain Malaiyka, à qui on a arraché sa fille Kilima pour la vendre en esclavage, Emma construit une histoire multiple, multiplicité qui rappelle celle d’Ezili. La généalogie individuelle d’Emma prend l’ampleur d’une généalogie féminine collective. Carmen Mata Barreiro évoque la mise en scène d’une mémoire collective[16] dans Le livre d’Emma, mais nous tenons à aller plus loin en postulant qu’une autre sorte de généalogie se met en place également : une généalogie spirituelle. Une constellation de références mythiques, historiques et religieuses prend forme, donnant lieu à une interaction symbolique complexe et parlante.

Lasyrenn, en tant que manifestation aquatique d’Ezili, est maîtresse du royaume des eaux. La manière dont Emma intrigue Flore en dit long sur le pouvoir attirant de Lasyrenn :

À la manière des coquillages qui s’emparent des bruits de la mer et reprennent avec entêtement son obsédante musique, la voix d’Emma s’est incrustée en moi, elle a pris possession de moi, comme la mousse s’empare de la rocaille et des troncs des arbres.

LE, 34

Dans un contexte vodou, le rôle prépondérant joué par l’eau dans le récit d’Emma ne peut qu’évoquer Lasyrenn.

EZILI, HISTOIRE FÉMININE ET LITTÉRATURE

Proposer une lecture erzulienne d’un personnage littéraire ne constitue pas en soi une approche nouvelle. Joan Dayan et Janis A. Mayes[17], notamment, ont adopté cette méthode, mais ce, afin d’aborder des textes caribéens[18]. En revanche, la symbolique et la portée significatrice d’Ezili (et par extension de Lasyrenn) n’ont pas encore été examinées dans le contexte de la littérature d’expression française de la diaspora haïtienne. En mettant en scène une femme d’origine haïtienne qui vit dans une société — en l’occurrence, québécoise — où elle est radicalement Autre, Le livre d’Emma fraie un nouveau chemin. Son évocation tacite d’Ezili ouvre la voie non seulement à une lecture mythopoétique qui ancre le roman fermement dans une mythologie proprement haïtienne, mais à une articulation nuancée de l’expérience féminine également. En tant que société d’accueil pour diverses populations (italienne, vietnamienne, libanaise, haïtienne), le Québec a subi des transformations importantes au cours du dernier demi-siècle, et son paysage littéraire a évolué en conséquence. Si l’écriture transculturelle est à appréhender comme une écriture « créée par un auteur qui vit, écrit et publie dans un autre pays que sa terre natale, […] teintée par les cadres de référence culturels des deux endroits à la fois[19] », alors il faut convenir que d’autres référents culturels s’inscrivent désormais dans la littérature québécoise. Depuis les années 1980, les théoriciens de l’écriture migrante au Québec font valoir les implications d’ordres thématique, formel et éthique de l’émergence des voix littéraires originaires d’horizons lointains. Dans ce contexte, la déterritorialisation et la transplantation littéraire des référents culturels ne font qu’élargir la définition de la littérature québécoise. À travers son déploiement de figures aussi éloquentes qu’Ezili, Lasyrenn et Solitude, Marie-Célie Agnant présente dans Le livre d’Emma un nouvel angle sous lequel articuler la réalité vécue d’une partie de la population québécoise dont on n’entend guère la voix. Médée, Ezili et Solitude sont des points de repère historico-culturels qui s’imbriquent et dialoguent afin d’articuler la réalité complexe vécue par la femme noire caribéenne au Québec.

Pour Myriam J. A. Chancy, Ezili se présente comme l’une des seules figures à travers lesquelles lire et interpréter l’histoire des femmes en Haïti[20]. Néanmoins, dans Searching for Safe Spaces : Afro-Caribbean Women Writers in Exile, elle nous met en garde, à juste titre, contre une lecture facile du personnage littéraire selon les caractéristiques de ce lwa. En s’appuyant sur une étude qui met en relation Ezili et les personnages féminins de Marie Chauvet dans Amour[21], Chancy maintient que

although such analyses are useful, they also demonstrate the extent to which women’s lives in Haiti remain invisible. Chauvet, who voices the concerns of mixed-race, middle- to upper-class women, appeals to readers’ sense of historicity; her stories are contextualized in terms of inner Haitian politics post-occupation up until the Duvalier régime[22].

Loin d’être de simples incarnations d’Ezili, soutient Chancy, les personnages de Chauvet entrent en dialogue avec elle et problématisent certains de ses traits pour articuler un discours sociopolitique. Il n’en va pas autrement pour les personnages d’Agnant, mais dans son cas, le discours social vise le vécu de la femme noire en exil. Quelques traits d’Emma rappellent Ezili, Lasyrenn et Solitude, mais la présence d’Ezili se manifeste le plus clairement dans le rapport entre Emma et Flore.

À bien des égards, Ezili est une figure transculturelle par excellence : née en terre caribéenne à partir de racines africaines[23], Ezili fait partie d’un système de croyances qui s’est élaboré dans le contexte violent de l’esclavage et du colonialisme. La portée symbolique d’Ezili et de Solitude s’étend au-delà des frontières caribéennes pour se manifester dans le rapport entre deux femmes qui partagent des origines culturelles, mais qui habitent un espace géographique et culturel autre que leur terre natale. De cette manière, Emma et Flore se trouvent à la croisée des référents culturels et donnent lieu à une dynamique d’interrelation révélatrice.

Ezili, sous tous ses aspects, incarne pour Joan Dayan l’histoire des femmes en Haïti, une histoire passée sous silence. Elle est le lieu d’articulation des mémoires de l’esclavage, du colonialisme et de l’exploitation d’Haïti. À travers ses mots et ses gestes, Ezili opère un glissement entre des pulsions perçues dans la tradition judéo-chrétienne comme étant contradictoires, donc mutuellement exclusives, amour et tendresse coexistant avec haine et cruauté. Ezili représente tout ce que la femme haïtienne (noire, blanche, mulâtre) aurait vécu sous les systèmes esclavagiste et colonial : « Erzulie bears witness to a far more complicated lineage[24] » qu’une simple dichotomie entre le bien et le mal. Les systèmes hégémoniques d’esclavage et de colonialisme dépendaient d’une hiérarchie sociale rigide basée sur la couleur de la peau et le statut ; mais dans la vie quotidienne, dans la Grande Maison comme ailleurs sur l’habitation, il y avait un brouillement de ces divisions sociales : la femme esclave des champs devenait objet de désir de l’homme blanc ; l’esclave domestique de la Grande Maison devenait confidente de sa maîtresse — mais elle risquait la punition brutale à tout moment. Telles étaient les contradictions de la société dans laquelle Ezili a évolué. Celle-ci nous aide à reconstruire et à parcourir une histoire des femmes qui est à la fois un examen du langage de conquête et une révélation de la prise de possession de soi-même : Ezili « continues to articulate and embody a memory of slavery, intimacy, and revenge. She survives as the record of and habitation for women’s experiences in the New World[25] ». Si cette figure du panthéon vodou « recalls and replays all the uses, pleasures and violations of women in Haiti, from colonial St. Domingue to post-Duvalier Haiti, whether they be slaves, free coloreds, or white Creoles[26] », qu’en est-il pour le sujet féminin haïtien du xxie siècle en diaspora ?

UNE « EZILI POSTCOLONIALE »

En tuant sa fille, Emma rappelle le geste meurtrier de la femme esclave qui a enlevé la vie à ses enfants afin de leur épargner une vie de soumission, évoqué dans le texte même : « Ces gestes qu’elles faisaient pour mettre leurs enfants à l’abri des garrots qui les étouffaient dans les cales des négriers et dans les champs de canne. » (LE, 136-137)

Le trope de la mère qui tue sa progéniture connaît une longue histoire qui remonte à l’Antiquité. La tragédie de Médée, telle qu’elle est racontée par Euripide, est celle d’une femme trompée et abandonnée qui se venge de son époux en tuant leurs enfants pour ensuite partir commencer une nouvelle vie. Dans Médée protéiforme, Marie Carrière postule que, par le biais d’une reprise transculturelle du mythe de Médée, l’infanticide qu’aurait commis Emma fait de celle-ci une « Médée postcoloniale ». Carrière remarque qu’« un tel recours à l’hégémonie d’un grand récit occidental […] peut paraître contre-productif[27] », mais souligne bien les aspects du mythe de Médée qui résonnent dans un contexte postcolonial, notamment sa différence en tant que femme étrangère (Colchide, elle vivait parmi les Grecs). Emma n’en représente pas moins une « Ezili postcoloniale », dans la mesure où la reprise d’un mythe ou d’une légende pour l’investir de nouvelles significations est une stratégie postcoloniale marquante. Jean-Marc Moura a souligné la nature fondamentalement contestataire et transgressive d’une écriture qui cherche à remettre en question, voire à déconstruire, les codes européens. Si l’apparence physique d’Ezili en cérémonie « repeats, perpetuates, and subverts the colonial relation[28] », le déploiement tacite de cette figure qui incarne une longue histoire de domination et de résistance peut être vu comme une reconduction de sa signification dans le contexte contemporain du mouvement entre espaces géographiques et culturels. Par rapport au mythe de Médée, Carrière pose d’ailleurs les questions suivantes :

Les Médées actuelles revêtent-elles cette autonomie et cette indépendance nécessaires à toute agentivité féministe ou ne font-elles que répéter les mêmes gestes violents et les mêmes structures de pouvoir qui les oppriment et menacent leurs enfants ? S’inscrivent-elles plutôt dans l’entre-deux de telles polarités qui constituent ce sujet mythique depuis des lustres [29] ?

De telles polarités — ainsi que toutes les contradictions qui en découlent — définissent Ezili, et la notion d’« entre-deux » crée un espace où s’articulent les multiples significations de ce lwa féminin.

La « peau à l’envers » de Flore et celle « presque bleue » d’Emma soulignent le fait que les deux femmes, malgré leur héritage culturel partagé, ont vécu deux réalités bien distinctes l’une de l’autre, rappelant la « lignée compliquée » d’Ezili. L’évolution du rapport entre Flore et Emma en dit long sur les implications de cette histoire dans le contexte contemporain de la migration : peur et répugnance deviennent fascination qui, à son tour, se transforme en affection et en désir de protéger. Le rapport au départ tendu entre les deux femmes est révélateur en ce qu’il rappelle un trait marquant d’Ezili : celle-ci se méfie des autres femmes, ne daignant les saluer qu’avec le petit doigt[30]. Ce geste témoigne des obstacles historiques à toute solidarité féminine, tels qu’évoqués ci-haut. Dans un contexte pareil, offrir le minimum de soi-même est un mécanisme d’autoprotection. Au début, Emma est ouvertement hostile envers Flore, comme si elle pouvait voir, de son regard perçant, un manque dont Flore n’est même pas consciente. Avec le surnom « Poupette » qu’elle lui confère, Emma souligne à la fois la ressemblance entre Flore et les « poupées France » (« On te confondrait aisément avec une poupée de porcelaine » [LE, 22]) et l’état d’innocence et d’ignorance de son interlocutrice en matière d’histoire : « Ignorante, va ! […] Tu ne sais rien de la vraie histoire. » (LE, 22) Pour la première fois, Flore est poussée à réfléchir à son rapport avec sa propre chair :

Je me sens prise au piège et je dois m’avouer que je ne connais pas les vraies réponses, puisque je ne me suis jamais posé les vraies questions. Croyant sans doute que les questions non formulées n’existent pas, je me contente de m’entendre dire assez souvent, je dois en convenir, que j’ai la couleur de peau rêvée, juste à point, ni trop pâle ni trop foncée. C’est comme cela qu’on nous aime. Comme le miel, clament certains, comme un rayon de soleil, pareilles au beau pain belge, juste à point […]. J’accueillais ces paroles avec, quelquefois, une moue de coquetterie ou un brin d’agacement […].

LE, 36

Flore a tout de même une intuition de la manière subtile dont ceux autour d’elle la font Autre :

[D]epuis que j’exerce cette profession, combien de fois ne m’a-t-on ainsi placée face à mes responsabilités en tant que membre du groupe « dont on ne comprend ni le langage ni les codes ». À vrai dire, on prend toujours soin de me rassurer : « Mais vous êtes quand même différente, Flore. » Emma avait sans doute raison lorsqu’elle déclarait que je me trompais en croyant qu’ils me considéraient autrement.

LE, 38

Une connaissance en germe se développe et pousse sous la tutelle d’Emma, qui arrose et nourrit la conscience de son interlocutrice.

Emma fait voir à Flore que le pouvoir que celle-ci croit posséder n’est qu’illusoire (« Tu crois peut-être qu’ils te verront autrement. […] Qu’ils t’estimeront un peu plus ? » [LE, 22]). Les structures de pouvoir françaises et québécoises auxquelles Emma se heurte — l’institution académique qui refuse à deux reprises sa thèse de doctorat et le système juridico-médical qui juge Emma inapte à subir son procès — la privent de sa voix. La dynamique du pouvoir qui fait d’Ezili « a locus of recall for what was, and still is not possessed[31] », est bien à l’oeuvre dans la situation d’Emma. Son interaction avec Flore donne forme au dialogue entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui en sont privés[32].

Ezili incarne pour Maya Deren une douleur éternelle : « she is the cosmic tantrum… not of a spoiled child, but of some cosmic innocence[33] ». Ezili est le lwa « of things as they could be[34] » et symbolise par là un mouvement dynamique, un devenir en évolution perpétuelle. Le rapport profond qui s’établit entre Emma et Flore est signe des choses « telles qu’elles pourraient être » dans le sens où une solidarité féminine se met en place, et les gestes et les mots de l’une font renaître l’autre. Il est important de ne pas perdre de vue le fait que le roman nous offre cette lueur d’espoir qui vient baliser l’histoire violente et douloureuse qu’il retrace.

Il faut souligner que l’engagement du roman à travers les figures d’Ezili et de Lasyrenn n’est pas du même ordre que celui qui s’établit avec Médée, étant donné qu’il n’est pas question d’une réécriture ou d’une révision de ce récit mythique. Dans le vodou, système de croyances qui s’est élaboré dans le contexte violent de l’esclavage, il n’y a ni livre sacré ni récits fixes. Chacun des lwa du panthéon possède des caractéristiques, des tendances et des goûts particuliers, et le vodouisant sait interpréter l’ensemble de signes que constituent les objets, les traits, les couleurs et les mouvements associés avec chaque lwa.

Tout comme Ezili suscite admiration et peur, Emma est à la fois effrayante et fascinante pour Flore. Profondément bouleversée par cette femme et son histoire, Flore songe à plusieurs reprises à abandonner son rôle d’interprète :

Je ne suis plus celle dont le savoir et la sensibilité constituent les clefs permettant de trouver la solution à un problème, mais bien celle qui ne sait pas, qui ne sait plus quelle est sa position dans le monde […] les mots proviennent non pas de mon cerveau pour aboutir à mes lèvres, mais de mon ventre. Je ne suis plus une simple interprète. Petit à petit, j’abandonne mon rôle, je deviens une partie d’Emma, j’épouse le destin d’Emma.

LE, 18

Le vocabulaire de Flore rappelle l’union qui se produit lorsque le lwa habite son serviteur. Remarquons également le déplacement qui s’opère chez elle quant à l’origine des mots : du cerveau au ventre. L’expression se fait à partir du ventre pour ne plus relever tout simplement du cerveau ; le moi profond s’implique dans l’articulation, et les mots acquièrent une dimension qui va au-delà de l’intellectuel. Dans la pensée populaire de la région caribéenne, le ventre est le siège de la mémoire[35]. Grâce à cette union, Flore devient plus forte, soulignant l’aspect positif de son association avec Emma et, par extension symbolique, Ezili, Lasyrenn et la rebelle Solitude.

Le pouvoir créateur d’Ezili se manifeste dans l’effet transformateur exercé par Emma sur l’existence de Flore : « Oui, me disais-je, Emma me met au monde, elle réinvente ma naissance. » (LE, 167) Mais cette renaissance n’est pas sans prix : le retour à la vie de Flore se paie des vies d’Emma et de sa fille. Emma, tout comme Ezili, est source de mort, tout en étant source de vie. Emma, Ezili et Solitude finissent par jouer le rôle de guides dans la reconquête de soi de Flore. L’image projetée par les journaux d’une femme qui incarne le mal est renversée : dans sa chambre de l’hôpital psychiatrique — l’espace où ont lieu tous les entretiens et tout contact entre Emma et Flore —, c’est Emma qui détient la connaissance dont Flore a besoin. Cette connaissance permet le retour à la vie de l’interprète. Flore prend conscience de la nature tronquée de l’existence qu’elle menait avant de rencontrer Emma :

[Son récit] tiss[e] pour moi la toile d’un univers sur lequel je n’avais jamais ouvert les yeux auparavant. Un monde où la brutalité a toujours fait loi. Emma me projette dans cet océan opaque d’une identité niée. Avec elle, j’ai entrepris un long et pénible voyage dans la cale d’un navire, dans l’enfer des plantations, je suffoque ; esclave marronne, j’ai à mes trousses des meutes de chiens affamés… Je parcours les rives du Mississippi, découvre des nègres pendus aux branches des sycomores […]. Ne sommes-nous pas ces fruits étranges […] ?

LE, 63-64 ; nous soulignons

L’emploi de la première personne du pluriel est révélateur en ce qu’il marque la prise de conscience de Flore de son appartenance au groupe dont Emma retrace l’histoire dans le Nouveau Monde. Mattie inculque à Emma des stratégies de survi, et cette dernière fait de même pour Flore : « [J]’explorais avec elle les contours sinueux des êtres. Elle m’apprenait à découvrir les refuges où abriter l’âme, pour ne laisser paraître que ce corps de femme, corps d’ébène, objet de convoitise et de répulsion, de désir et de haine réunis. » (LE, 108) Derrière les mots d’Emma transmettant sa généalogie personnelle se dessinent les contours d’une lignée culturelle partagée. Emma fait comprendre à Flore qu’elles ne sont pas si différentes l’une de l’autre. Elle finit par jouer le rôle d’improbable guide spirituel : cette « folle », cette criminelle qui se tue donne à sa principale interlocutrice une « seconde vie » (LE, 106). Pour nous, lecteurs, le texte souligne qu’Emma et Flore sont toutes les deux soeurs d’Ezili et de Solitude.

LE CODE DU CORPS : LE REGARD

Le corps féminin est au centre du récit du Livre d’Emma, constituant une structure triumvirale : le petit corps de l’enfant assassinée, le corps enfermé d’Emma, le corps renaissant de Flore. Autour de cette structure première gravitent d’autres corps de femmes : de celles qui ont élevé Emma (mère Fifie, tante Grazie, Mattie), de son aïeule Kilima et de ses descendantes, de l’entourage de Flore (amies et soeur), d’autres femmes hospitalisées telles que Xiomara, de la République dominicaine, qui hurlait qu’elle « en avait assez d’être invisible » (LE, 49). Le corps de la femme s’impose et affirme son existence, mais sa construction progressive dans le récit n’aboutit pas à une vision purement matérielle de la corporalité. La femme-sujet l’emporte sur la femme-objet. Deux lieux d’expression en particulier se trouvent privilégiés dans le roman : le regard et la voix. Dans les premières pages du roman, Flore se demande « [c]omment traduire le regard et la voix d’Emma » (LE, 12), question qui souligne à la fois la primauté du corps et l’importance de ces deux caractéristiques du personnage éponyme. Il ne s’agit pas d’un corps passif : le texte insiste sur le faire de ce corps-femme qui regarde et se fait entendre. Le langage du corps qui s’inscrit dans le texte ne peut être séparé de la subjectivité de celle qui « parle ». Le corps de la femme porte la mémoire collective en ce qu’il devient dépositaire des traces du passé :

Les yeux fermés, comme pour amortir les mots qu’elle prononçait, Emma parlait, et sa voix se déroulait, son corps se vidait de ces images surgies du fond d’une mémoire ancienne, paroles extraites d’archives enfouies dans ses entrailles.

LE, 118

Le regard d’Emma est chargé, c’est un regard qui sonde, qui pénètre et qui semble aller au-delà du visible. La première fois qu’elle la rencontre, Flore raconte :

Tout à coup, elle darde sur moi le feu de ses prunelles, me dévisage, me soupèse, m’observe des pieds à la tête, tandis qu’une chaleur intense monte de mon ventre à mon visage […]. J’ouvre la bouche et je ne dis rien. Du regard, elle m’interroge […].

LE, 11

Les allusions au regard d’Emma, qualifié tour à tour d’« errance », de « refus », se multiplient, privilégiant cette capacité du corps humain qui constitue, avec les autres sens, un lieu de rencontre avec le monde. C’est le souvenir du regard « parlant » d’Emma qui clora le roman, donnant de la force à Flore. À sa mort, le corps d’Emma s’est libéré de la robe qu’elle portait. Elle était

[…] vêtue de sa robe blanche. Elle avait mis son turban mauve qui lui donnait cet air de madone. On avait retrouvé la robe, elle flottait sur l’eau, et la jupe gonflait comme une méduse

LE, 163

La métaphore de la méduse, rappelant le monstre féminin de la mythologie grecque, souligne la primauté du regard : regarder la Méduse dans les yeux, c’est être transformé en pierre, condamné à l’immobilité. Dans la reprise célèbre du mythe de la Méduse d’Hélène Cixous[36] incitant la femme à pratiquer une écriture du corps, voix et regard féminins s’alignent pour déstabiliser l’ordre social. Le fameux rire de cette Méduse menace le statu quo. Le personnage d’Emma, avec son regard dangereux et sa voix qui dérange par son rire fou, épouse subtilement les traits de la Méduse. Pour celle qui écoute ce que sous-tend l’expression de cette Méduse, par contre, ce n’est pas l’immobilité qui l’attend, mais son contraire.

LE DOUBLE CRI DE LA FEMME NOIRE, PAROLEUSE

Deuxième lieu d’expression qui occupe une place centrale dans le roman, le cri, à travers ses multiples manifestations, contribue à l’élaboration d’un discours nuancé sur l’expression féminine en situation d’exil. Il est, au fond, un cri double : celui de la femme noire et celui qui se fait entendre uniquement si l’on est à son écoute. Le cri de la femme noire est écarté comme étant l’expression vide d’une « folle » : les hurlements entendus dans les couloirs de l’hôpital témoignent de la détresse de ces femmes qui n’ont pas de voix dans la société. Emma « se dirige vers la porte, qu’elle ouvre, et pousse un hurlement strident qui résonne dans le long couloir et me glace le sang » (LE, 62), raconte Flore. Emma explique : « Nous sommes plusieurs vraies négresses dans cette aile. […] Nous hurlons pour toutes celles à qui on refuse le droit de se faire entendre. » (LE, 62-63) Toute petite, Emma est consciente du silence imposé et elle rêve de pouvoir créer un cri puissant qui saurait déraciner les arbres (LE, 59). Tels sont le poids et la force de ce qu’elle a à exprimer.

Loin du cri qui détient la force de déraciner les arbres, le deuxième cri en question est beaucoup plus subtil et peut facilement passer inaperçu si on n’y est pas initié. C’est l’existence de ce deuxième cri qui explique le hurlement qu’entend Flore dans la voix d’Emma, bien que celle-ci « ne hurle point ». La voix d’Emma est « comme un cri, même si le ton est bas. Sa voix, un hurlement, alors qu’elle ne hurle point » (LE, 12). Ce cri rappelle « le silence du cri » de l’esclave marron évoqué par Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant dans Lettres créoles[37]. D’autant plus que, nous disent ces derniers,

[l]’héritier du cri sera le Nègre marron […], mais l’artiste du cri, le réceptacle de sa poétique, le Papa de la tracée littéraire […] sera le Paroleur […]. C’est lui qui […] reprendra à son compte la contestation de l’ordre colonial, utilisant son art comme masque et didactique[38].

Masque et didactique, en effet. Emma, « la nouère du 122 » (LE, 23), devient Paroleuse et artiste du cri qui manie ce que Maximilien Laroche dénomme « le non-dit du discours haïtien[39] ». Les cris d’Emma, qu’ils soient silencieux ou prononcés, la rapprochent d’autres protagonistes féminines[40] pour qui le cri occupe une place centrale comme modalité d’expression. Le cri silencieux d’Emma prend forme et s’exprime à travers le hurlement de Flore à la fin du roman, un cri de catharsis pour « expulser cette horreur » (LE, 165), un cri laissé en héritage par plusieurs générations de femmes.

DÉTOUR AU FÉMININ

Le hurlement « silencieux » d’Emma est une stratégie pour masquer les informations que cette dernière tâche de transmettre à l’interprète, stratégie qui est étroitement liée au phénomène du Détour, tel qu’il est articulé par Édouard Glissant : le Détour englobe toute stratégie de camouflage, de résistance, de ruse qui permet de « contourne[r] l’impossible[41] ». Le Détour, nous dit Glissant, « mène donc quelque part, quand l’impossible qu’il contourne tend à se résoudre en “positivités” concrètes[42] ». Le livre d’Emma met en scène un Détour glissantien au féminin. En racontant les pratiques déshumanisantes de la traite et de la vie servile, Emma fait comprendre à Flore que « [s]es rêves seuls [lui] appartiennent » et que « pour devenir une vraie négresse, une négresse debout […], il [lui] faudra ruser » (LE, 58). Ce n’est donc pas le hasard qui explique que les médecins emploient le terme « détour » pour décrire le discours d’Emma. Les détours abondent, et Flore finit par comprendre et par développer ses propres Détours. Elle subvertit son travail d’interprète pour que puisse se transmettre un savoir entre Emma et elle sous le nez du docteur MacLeod. Tout comme le Maître d’antan dont les soupçons ne s’éveillent pas lors de la circulation des informations à travers des expressions créoles ou des rites du vodou, MacLeod demeure inconscient du vrai travail que réalisent Emma et Flore. Il dit explicitement à Flore avant sa première rencontre avec Emma : « L’assistance que je réclame de vous dans ce dossier va […] au-delà de la simple traduction des phrases. Deux mois bientôt que je tente d’esquisser un diagnostic, ou plutôt, de percer son mystère. » (LE, 8 ; nous soulignons.) L’interprète fait bien son travail, mais pas de la manière dont l’entend le médecin, et elle finit par protéger l’intégrité d’Emma. Cette dernière, pour sa part, refuse d’être « percée » par l’établissement juridico-médical. Tout comme elle arrive à contourner le système de sécurité de l’hôpital pour atteindre le fleuve et s’y donner la mort, Emma parvient à transmettre son histoire malgré les embûches institutionnelles qui se sont présentées tout au long de son existence.

En se noyant dans le fleuve Saint-Laurent, Emma arrive à résister contre le système juridico-médical qui la condamne au silence. Grâce au travail réalisé sous le signe du Détour, Emma est libérée puisque Flore détient maintenant l’histoire qu’elle luttait pour faire vivre. En se suicidant, Emma prive les médecins et, par extension, le système juridico-médical, de son objet d’étude. Tout comme les esclaves d’antan qui choisissaient la mort plutôt que la soumission, Emma refuse le statut d’étrangère folle que lui assigne le discours public, affirmant son agentivité à travers sa narration et, en fin de compte, à travers son suicide. Auprès des autorités, son mystère reste intact. Emma réclame son opacité et, tout comme Ezili, elle refuse tout effort pour la catégoriser. Une simple réponse à la question « pourquoi ? » s’avère impossible. Ainsi, réorientant la discussion, le roman subvertit toute recherche d’une réponse facile à la question de la culpabilité ou de l’innocence du personnage principal.

Même si la décision ultime de l’établissement médical québécois est qu’Emma n’aura pas le droit de se faire entendre dans une salle de cour, son histoire, aussi bien que ses stratégies de Détour, voit le jour. Lorsque Flore se rend à l’hôpital après avoir appris le suicide d’Emma, elle voit clair :

Le policier se tourna vers le docteur MacLeod en levant les sourcils. Malheureusement pour lui, je comprenais ses mimiques et son langage. « Une autre qui perd la boule », voulait-il signifier. Moi, ils ne m’auront pas. Je leur demande poliment s’ils avaient terminé.

LE, 164 ; nous soulignons

En déclarant qu’ils ne l’« auront pas », Flore met en oeuvre tout ce qu’elle a appris d’Emma. Elle survivra grâce à cette dernière. Pourtant, l’étendue de l’influence d’Emma ne s’arrête pas là : Flore prend conscience qu’Emma « est là pour mener à travers [elle] sa dernière lutte et se jouer du destin » (LE, 167). Par ses multiples aspects, Ezili reflète dans un premier temps les contradictions d’un passé esclavagiste et colonial. Dans un deuxième temps, l’association Emma-Ezili souligne les complexités et les contradictions de l’existence humaine où s’entremêlent pulsions créatrices et destructrices. Le pouvoir créateur d’Ezili se manifeste dans l’effet transformateur exercé par Emma sur l’existence de Flore : « Oui, me disais-je, Emma me met au monde, elle réinvente ma naissance. » (LE, 167) Ce vocabulaire de l’accouchement et de la maternité n’est pas anodin, établissant un lien explicite entre la vie renouvelée de Flore et la vie courte et tragique de la fille d’Emma.

Le fait de se noyer dans le Saint-Laurent mérite une analyse plus profonde, étant donné que ce lieu est fortement symbolique dans le contexte du Québec actuel, et que l’eau est l’élément le plus étroitement associé avec Lasyrenn (qui est, nous le rappelons, l’une des manifestations d’Ezili). Emma s’unit avec le paysage physique du Québec et avec son histoire. Le fleuve débouche sur la route du commerce triangulaire et les eaux à l’origine de la blessure ancienne, l’Atlantique. Le Saint-Laurent est aussi la voie par laquelle explorateurs et colons ont accédé au territoire nord-américain. Lucienne J. Serrano propose qu’Emma « ne meurt pas, elle habite les profondeurs du Saint-Laurent[43] ». Est-ce resituer en territoire nord-américain la croyance haïtienne en « zilet en bas de l’eau », royaume des lwas et lieu auquel retourne l’âme après la mort ? La conceptualisation de la mort dans le vodou fait que la ligne qui la sépare de la vie résiste à tout rapport binaire, et les distinctions entre les deux états s’estompent. C’est ce qui permet à Colette Boucher de proposer que la mort d’Emma « pourrait ne pas en être une[44] ». Bref, un autre Détour.

Une enfant morte, une mère internée dans un hôpital psychiatrique, les horreurs de l’esclavage et ses legs vécus par une lignée de femmes. En même temps, une femme apprend à vivre grâce à cette histoire douloureuse et elle prête voix à celle qui n’en a pas. Emma incarne un double mouvement de destruction et de création, vers la mort et vers la vie, tout comme le lwa Ezili.

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Par le biais d’Emma et de son rapport avec Flore, Ezili, Solitude et Lasyrenn traversent les frontières nationales et ouvrent sur la réalité contemporaine de la migration. Dans Le livre d’Emma s’opère une mise en rapport de ces figures avec le mythe de Médée, ne faisant qu’amplifier les critiques féministes et postcoloniales avancées par le roman. Si Ezili incarne l’histoire féminine en Haïti, comme le propose Joan Dayan, la relecture qu’en fait Agnant à travers le personnage d’Emma — en tant que femme noire d’origine caribéenne vivant au Québec — élargit encore davantage son potentiel sémantique. Dépaysées, Ezili, Lasyrenn et Solitude ne perdent ni leur valeur ni leur portée en tant que référents culturels et se voient même investies de nouvelles significations. La mobilité et le déploiement littéraire en situation transculturelle font de ces figures féminines des forces qui participent au processus de transformation des paysages littéraire et social du pays d’accueil. À quel effet ? Une question posée par Joan Dayan suggère une réponse : est-ce qu’Ezili peut représenter le lieu de rapprochement entre femmes — de l’époque coloniale à nos jours — par le biais duquel celles-ci peuvent se trouver dans un espace qui ne connaît pas de couleur [45] ? La notion d’un espace « sans couleur » prend toute son importance dans la dernière ligne du roman : « […] les yeux d’Emma me disaient […] apprends ton nom de femme, avant celui de négresse » (LE, 167). Par l’intermédiaire de cette phrase, Le livre d’Emma parvient à dépasser la dialectique identitaire qui privilégie la thèse selon laquelle l’aspect racial serait à l’origine de tant de souffrance.

Dans sa préface à From Sugar to Revolution, Myriam J. A. Chancy décrit les femmes artistes haïtiennes comme des archéologues[46] : en déterrant des histoires occultées et en osant aborder des sujets tabous, les écrivaines haïtiennes subvertissent les discours dominants et ouvrent de nouvelles voies à l’expression. Sous la plume de Marie-Célie Agnant, l’archéologie évoquée par Chancy prend la forme d’une mise en rapport finement tissée de deux visions du monde : l’une de l’ère classique gréco-romaine, l’autre de la rencontre violente entre Européens et Africains dans le Nouveau Monde, et ce, par le biais d’un déploiement subtil de figures propres aux Amériques. Les enjeux particulièrement parlants en situation transculturelle soulignés dans la présente étude nous ont permis de voir comment Ezili, Lasyrenn et Solitude ajoutent leurs voix à celle de Médée dans l’économie symbolique du Livre d’Emma pour en faire un texte culturellement polyphonique. En situant au premier plan du Livre d’Emma l’inscription de la réalité vécue de la femme noire en situation diasporique et minoritaire, Marie-Célie Agnant articule et interroge le présent néocolonial que vit la femme noire au Québec.